Comment Vladimir Ilitch Oulianov est devenu Lénine… (Perrin)
Quand le lecteur, la tête encore bourdonnant de tant de détails et de faits précis sur la révolution bolchevik, pose ce beau livre sur Lénine, inventeur du totalitarisme de Stéphane Courtois, il ne peut s’empêcher de s’interroger : comment tout cela a-t-il pu se produire ? Comment en sommes nous arrivés là ? Comment une poignée d’hommes, prêts à tout, s’autoproclamant les défenseurs de la classe ouvrière et des paysans (moujiks), ont ils pu organiser avec succès la prise du pouvoir dans un pays aussi immense que la Russie tsariste et instaurer un régime de terreur, privant leurs compatriotes des libertés fondamentales ? Tout en prétendant œuvrer au nom des idéaux de liberté et de solidarité ?
Ce livre de Stéphane Courtois qui se lit comme un roman, tant son style est clair et son érudition parfaitement maîtrisée, est d’actualité. Je l’avais sur mon bureau, il attendait son tour sous une pile de tant d’autres ouvrages, lorsque la lecture d’un article de Jacques Julliard dans le Figaro de la semaine dernière, stimula ma curiosité et me força à le lire en priorité : je n’ai pas regretté cette entorse au tour de passage dévolu aux ouvrages, suivant leur ordre d’arrivée.
Comment Vladimir Ilitch Oulianov est devenu Lénine… (Perrin)
Le livre est un peu long, mais aucun de ses différents chapitres ne dépasse de beaucoup les vingt pages, ce qui permet au lecteur attentif de ne pas perdre le fil et de voir émerger sous ses yeux cette personnalité si complexe que fut Lénine et qui a, par sa persévérance, voire son entêtement ou son fanatisme, changé le cours de l’histoire non seulement de notre continent mais du monde.
La naissance de la vocation révolutionnaire de cet homme, issu d’un milieu petit-bourgeois de province, une sorte de produit des classes moyennes, peut s’expliquer par différents événements fondateurs qui eurent dans sa vie personnelle un profond retentissement. L’auteur sélectionne trois événements qui pesèrent d’un certain poids sur le développement ou l’évolution de ce caractère originellement secret : la mort prématurée du père, qui occupait des fonctions assez proches de celles d’inspecteur général de l’enseignement, qui était croyant, allait à l’église (comme toutes sa progéniture, sans exception) et ne semblait pas en conflit avec le milieu producteur. Certes, à partir de l’âge de seize ans, il reconnaît qu’il ne croit plus en Dieu mais cela ne suffit pas pour subodorer dans cette attitude la moindre annonce d’un révolutionnaire en herbe. Il est clair que la disparition d’un tel père qui faisait partie des notables locaux a provoqué le désarroi d’un pré-adolescent. Le second événement, bien plus dramatique, tient à la pendaison de son frère Alexandre par le pouvoir tsariste en raison de graves menées subversives ; on lit sous le plume de S. Courtois que les proches du condamné tentèrent de le convaincre d’implorer la grâce des autorités, ce qu’il refusa avec constance, plaèant sa fidélité aux idéaux révolutionnaires au-dessus de son propre maintien en vie,. L’exemple d’un tel frère et son exécution produisirent sur Vladimir Ilitch un effet qui ne disparaitra jamais. C’est aussi peut-être ce qui lui permit de tenir au cours d’une vie mouvementée, où les luttes partisans battaient sans cesse leur plein. Enfin, le troisième événement, réellement fondateur et qui détermina le configuration de cette vie militante, fut l’impossibilité de poursuivre des études supérieures, en raison de ce dangereux précédent familial, suivie d’un sentiment de déclassement. Le refus de lui accorder un passeport privait le jeune homme de toute possibilité d’aller fréquenter une université à l’étranger. Mais le jeune homme ne se laissa pas décourager : il fréquenta les bibliothèques du voisinage, consulta tous les livres à sa portée et fut une sorte de self made man.
Jacques Julliard avait pointé dans son article les frustrations de cette intelligentsia désargentée de la Russie tsariste qui vivait très mal ce déclassement. Mais pour le jeune homme qui ne s’appelait pas encore Lénine, cette brimade était double. Ce n’est que progressivement qu’il découvrit sa voie, se plongeant dans d’innombrables lectures d’auteurs qui n’étaient pas tous des révolutionnaires. Il y a au moins deux autres russes dont le jeune homme fit son profit et qui, de son propre aveu, l’ont marqué pour le restant de ses jours enracinant en lui la poursuite des idéaux révolutionnaires : Tchernichevski et Nechaïev. Plus tard, au cours de ces incessantes pérégrinations (Genève, Zurich, Londres, Paris, Helsinki, Berlin, etc…), il découvrira le fameux traité De la guerre de Carl von Clausevitz (1832) dont il prendra d’abondantes notes au point d’en recopier au moins un chapitre entier. Il saura se souvenir des judicieux conseils de cet auteur lorsqu’il aura réussi son putsch du 7 novembre 1917 : il appliquera les méthodes préconisées par l’idéologue-stratège, ne laissant aucune chance à ses adversaires et bannissant tout sentimentalisme.
Comme le note l’auteur (page 92) : en réalité, la révolution sera la seule grande passion de sa vie… Cette déclaration est à rapprocher des remarques portant sur les relations entre le futur Lénine et celle dont il fera sa compagne. Peu d’effusions, peu d’esprit extraverti, un simple univers mental replié sur lui-même. L’auteur parle même d’une surévaluation pathologique de soi-même, ce qui fausse nécessairement le jugement sur soi-même et sur les autres. Etant obnubilé par lui-même, prisonnier de ses propres conceptions, et convaincu d’avoir toujours raison contre tout le monde, Lénine ne supportait plus la moindre contradiction et s’assurait systématiquement de la loyauté absolue (et quelquefois démentie par les faits) de ses amis ou affidés, pour reprendre un terme souvent utilisé par l’auteur. On note aussi cette volonté destructrice dévorante qui l’obsède dans sa lutte contre la bourgeoisie et contre le système socio-économique existante. Il voulait d’abord tout détruire et ne répondait jamais à la question du remplacement : quel ordre social nouveau devait prendre la relève ? Il répondait que la dictature du prolétariat procéderait à un changement radical en s’emparant des moyens de production…
Le 21 décembre 1895 fut un jour néfaste pour ce jeune homme d’à peine vingt-cinq ans car il fut arrêté ce jour-là par la police tsariste et envoyé en relégation. La détention, véritable régime de semi liberté, dura pas moins de cinq ans au cours desquels l’exilé put lire, écrire, faire de longues promenades et être bientôt rejoint par une autre révolutionnaire, celle-là même qui avait consenti à devenir sa femme.
En 1902, alors qu’il n’a que trente-deux ans, il publie un véritable brûlot : Que faire ? Les questions brûlantes de notre mouvement. Lénine est né, en référence au grand fleuve sibérien, la Léna. Dans cet écrit, le jeune auteur théorise en quelque sorte tout ce qu’il a glané au cours de ses lectures ; il reprend la fameuse remarque de Marx sur les philosophes qui ont passé leur temps à décrire ou à interpréter le monde au lieu de tenter de le changer… Il note aussi l’adage du social-démocrate allemand, Ferdinand Lasalle : le parti se renforce en s’épurant… De cela aussi le Lénine d’après la révolution de 1917 saura se souvenir. Une certaine déshumanisation a pris place dans la conception du monde de Lénine : si l’un de ses proches avait une hésitation, était hanté par des scrupules et assailli par des doutes, Lénine en faisait aussitôt la cible de ses attauques.
On a fait allusion plus haut aux multiples voyages et séjours de Lénine à l’étranger, notamment au cours de la Grande Guerre : comment a-t-il pu, malgré toutes ces absences, maintenir le lien avec son pays et les courants révolutionnaires souterrains qui s’y manifestaient ? Ici se révèle l’un des aspects les plus intéressants d’une telle personnalité que S. Courtois dévoile avec beaucoup de finesse : l’historiographie soviétique qui se veut surtout une hagiographie, a voulu nous donner (depuis, notamment le XXe congrès du PCUS, organisé par Kroutchev) l’image d’un Lénine moderé, gentil et bon, contrairement à un Staline méchant et sanguinaire, alors que le petit père des peuples n’a fait que marcher dans les brisées de son prédécesseur en poussant cette même dictature du prolétariat le plus loin possible : en somme, Lénine serait l’inventeur et Staline le continuateur. Les passages concernant les exactions de la Tcheka sont assez éloquents sur ce point.
Je laisse ce jugement aux authentiques spécialistes dont je ne suis pas, mais il est vrai que lorsque le jeune pouvoir soviétique a voulu supprimer certaines lois d’exception pour rétablir uns sorte d’état de droit, Lénine a demandé le rapport de ce décret, arguant qu’il ne fallait désarmer la révolution face à ses implacables ennemis… Finalement, grâce à une ruse et à la complicité active de Staline qui changea opportunément de camp, Lénine parvint à ses fins…
On pourrait en dire encore plus tant ce livre est riche et bien écrit. Il faut le lire pour comprendre cette partie de l’histoire du continent. J’ai aussi remarqué la surreprésentation des juifs dans l’appareil communiste, mais tous ou presque avaient dû changé de nom : Trotski, Litvinov, Zinoviev… Soljenitsyne avait évoqué cet aspect dans l’un de ses derniers livres.