C’est avec une profonde peine que j’apprends la disparition de mon maître en philosophie médiévale, le professeur Jean JOLIVET. Je lui dois tant. Dans les moments difficiles, il m’a soutenu sans faille. Il m’a conseillé, a relu mes articles scientifiques, m’a donné d’innombrables conseils dont j’ai toujours grandement profité. C’est un homme qui avait d’incontestables qualités humaines, accompagnées d’éminentes qualités intellectuelles.
Le professeur Jean JOLIVET dont l’une des filles évoque infra la mémoire fut une personnalité reconnue par tous ses pairs tant à la Sorbonne (EPHE, Ve section) qu’au CNRS. Grand médiéviste, éminent arabisant, spécialiste de la falsafa (legs gréco-arabe du Moyen Age), cet homme a marqué de son empreinte les études médiévistes.
Hommage au professeur Jean Jolivet
Sans entrer dans les détails, je rappelerai simplement un fait : il a été le président du jury de soutenance de ma thèse de doctorat d’Etat sur Moïse de Narbonne, commentateur de Maimonide et d’Averroès. Et c’est lui qui a permis la publication de ma longue étude sur le Hayy ibn Yaqzan d’Ibn Tufayl dans AHDLMA (Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Age…)
J’espère que nous aurons, dans un avenir proche, l’occasion de consacrer à ce grand homme l’hommage solennel qui lui revient, de la part de ses collègues et de ses disciples dont je suis. Ma dette envers ce grand homme est immense.
A ses filles et à ses petits enfants j’exprime ma profonde sympathie et mon affection. Le souvenir du Professeur Jean JOLIVET perdurera et son œuvre immense lui survivra.
J’associe à ce bref mais vibrant homme le souvenir de sa chère épouse qui nous a quittés il y a déjà quelques années.
Maurice-Ruben HAYOUN, le 15 mars 2018
A LA MEMOIRE DE JEAN JOLIVET
Jean Jolivet est issu de deux familles berrichonnes. Ses grands-parents maternels étant venus en région parisienne dans les années 1900 pour y travailler, c’est à Saint-Cloud qu’il est né, en 1925, à deux pas de l’église : son grand-père était sacristain et logé sur place. Ses parents, qui vivaient alors à Paris, ont rapidement déménagé pour Saint-Cloud où sa mère a vécu jusqu’en 1990.
Il est arrivé dans une famille très marquée par la guerre de 1914, comme beaucoup d’autres. L’un de ses oncles maternels a été porté disparu à Verdun. Jusqu’à sa propre mort, la grand-mère de Jean Jolivet a attendu ce fils. Son père, Louis Jolivet, a été blessé et trépanné. Sa santé est restée fragile et il est mort relativement jeune, en 1960. Il y a quelques années, notre père nous a révélé une conséquence plus positive de la Grande Guerre : son père, qui se destinait à la prêtrise, a dû sortir du séminaire pour rejoindre les tranchées. Il n’y est plus revenu. « Sans la guerre, nous ne serions pas là », a-t-il conclu.
Les parents de Jean Jolivet étaient tous deux employés de bureau. Aussi a-t-il a été élevé par sa grand-mère maternelle à laquelle il était bien sûr très attaché. Fils et petit-fils unique, Jean Jolivet a été très présent auprès de sa mère et de sa grand-mère qui étaient très pratiquantes.
Peut-être était-ce ce qui l’a prédisposé à devenir un spécialiste internationalement reconnu de la philosophie médiévale des religions chrétiennes et musulmanes.
Après de brillantes études au lycée de Saint-Cloud, Jean Jolivet a été admis en hypokhâgne au lycée parisien Louis Le Grand. Puis à l’Ecole normale supérieure, rue d’Ulm, d’où il est sorti agrégé de philosophie. Alors qu’il se destinait à la littérature, la philosophie l’a, au cours de ses études, attrapé par la manche pour ne plus jamais le lâcher.
D’abord professeur au lycée de Dijon, il est rapidement nommé à Evreux. C’est là qu’il rencontre celle qui allait devenir son épouse, Annie Lacroix, qui, élève brillante, était l’une des rares filles admises à suivre les cours de ce lycée de garçons.
Mariés en décembre 1951, ils partiront quelques mois plus tard à Alger où il enseignera au lycée Bugeaud pendant trois années scolaires. Ce court séjour sera déterminant pour le reste de sa vie, tant professionnelle que militante.
C’est à Alger qu’il apprendra l’arabe, suivant le conseil de Paul Vignaux, Directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, qu’il avait rencontré avant son départ et dont il fut très proche jusqu’à la disparition de celui-ci.
C’est l’ambiance coloniale algérienne qui l’amènera à ne jamais baisser la garde dans le combat contre l’injustice. Dans les dernières années de sa vie, il était toujours fier de montrer sa carte de membre européen d’une association d’étudiants proche du Front de libération nationale prise en 1955. Deux ans plus tard, il sera, à Paris, l’un des membres fondateurs de comité Maurice Audin, mathématicien disparu après son arrestation par les forces de l’ordre à Alger. Cet engagement vaudra à Jean Jolivet un « contrat » de l’OAS sur sa tête. Contrat heureusement jamais exécuté.
De retour à Paris, en 1955, Jean Jolivet entre au CNRS puis devient maître assistant à la Faculté des lettres de Paris (1961-1964), à celle de Nanterre (1964-1965), puis à l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses (1965-1970). Il soutient sa thèse de doctorat en 1969 : sa thèse principale porte sur Arts du langage et théologie chez Abélard ; sa thèse complémentaire, sur L'Intellect selon al-Kindi.
En 1970, il est élu Directeur d'études à la cinquième section de l'EPHE où il occupe, jusqu'en 1993, la chaire intitulée Religions et philosophies dans le christianisme et l'islam au Moyen Age. De sa création, en 1976, jusqu'en 1992, il dirige le Centre d'histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales (CNRS/EPHE).
Ces dernières années encore, il recevait tous ceux qui voulaient le rencontrer pour partager tel ou tel point d’un savoir qu’il avait à cœur de transmettre.
Pendant plusieurs décennies, il a mené de front cette carrière universitaire et une vie de militant syndical et politique contre les guerres d’Algérie et du Viet Nam ; pour la libération de prisonniers politiques, etc. Il ne se contentait pas de signer des pétitions : il donnait de son temps pour rédiger et distribuer des tracts, faire la quête pour les ouvriers grévistes des usines en lutte... Mai 1968 et les années qui ont suivi ont été des moments très actifs de sa vie mlitante à l’extrême gauche. A partir de ces expériences, il rédigea, en 1970, un petit ouvrage intitulé Philosophie, conduite politique. Lorsqu’il était plus jeune, il avait été un membre actif du SGEN-CFDT (aux côtés de son maître Paul Vignaux) et du PSU.
Son dernier combat militant fut mené au début des années 2000 contre le projet d’installation d’une carrière à quelques kilomètres de la maison qu’avec son épouse, Annie, il possédait à La Pruneyre, dans la commune de Saint-Jean-Saint-Gervais (Puy-de-Dôme). Maison achetée en 1963 dont ils avaient fait, en quelque décennies, la maison de famille qu'aucune de leurs familles ne leur avait léguée. Ils y sont venus chaque été avec leurs filles. Leurs parents venaient les y rejoindre. Puis ce fut le tour de leur nièce, de leurs petits-enfants d'y être accueillis. Nombreux sont leurs amis qui ont séjourné à La Pruneyre.
Jean et Annie Jolivet étaient très attachés à ce petit coin d'Auvergne. En témoignent les nombreuses photos de ce village disposées dans leur appartement de Rueil.
Plusieurs qualificatifs reviennent dans les témoignages de ceux de tous les horizons qui ont cotoyé Jean Jolivet au long de sa vie : juste, érudit, simple, désintéressé, plein d’humour.
Parmi ses mots d’esprit, citons celui-ci qui est de circonstance : « Pourquoi irais-je à l’enterrement de celui qui n’ira pas au mien ? » Toutefois, soyez assurés qu’il vous remercierait d’être là aujourd’hui.
Catherine Venault-Jolivet