La louve et l’agneau de Lucien Gerphagnon (Albin Michel)
Rome et le christianisme ou comment la rusticité a viancu l’éloquence
En effet, comment la louve (Rome) a-t-elle fini par s’incliner devant l’inoffensif agneau (en apparence) et, même plus tard, à inventer cette donatio Constantini où l’empire, symbole de la violence militaire et du polythéisme barbare, remettait les clés de sa puissance entre les mains de l’église chrétienne dont il reconnaissait la supériorité spirituelle et morale…Depuis, le christianisme campe sur les ruines de l’empire qui a dominé le monde durant tant de siècles avant de tomber sous les coups de boutoirs des hordes vandales…
La louve et l’agneau de Lucien Gerphagnon (Albin Michel)
Rome et le christianisme ou comment la rusticité a viancu l’éloquence
Dans ce récit largement romancé mais très poignant, l’auteur décrit les états d’âme du légat Caïus qui s’interroge longuement sur sa mission et sur sa vocation : que faire de cette secte chrétienne naissante (nous sommes au IIIe siècle en Afrique romaine, en Numidie, dans la ville de Lambèse (aujourd’hui en Algérie). Le légat, en bon héritier de la grande aristocratie romaine –son père fut lui aussi un important personnage de l’empire- doit exécuter les ordres de Rome sans s’interroger sur leur bien-fondé ou leur moralité. Tout au long de ce roman on voit les hésitations du légat lors de la comparution de petits groupes de chrétiens, une secte interdite par les autorités qui veulent les contraindre à sacrifier à leurs divinités, ce qui représente une abomination pour ces adeptes de Jésus… Le légat ne comprend pas, mais absolument pas, que des êtres humains optent pour le sacrifice suprême au lieu de choisir de vivre sous l’égide du panthéon romain.
On peut dire qu’il y a une incompréhension totale entre cette nouvelle religion qui évoque des notions absolument incompréhensibles et la puissance de l’empire pour lequel la vie dans l’au-delà ne mérite pas qu’on lui sacrifice sa propre vie. Il y a là une incompatibilité absolue entre les idéaux du christianisme, héritier de la religion-mère, le judaïsme, et une cité conquérante qui divise l’univers et l’humanité en deux camps : Rome et le reste du monde… L’idéal étant évidemment incarné par le citoyen romain, fier de lui-même et conscient de l’éminence de l’empire où il est né.
Ce qui frappe le légat qui les juge conformément aux lois de l’empire, c’est le rejet par ces futurs martyrs de toute mondanité. Leur vie physique leur importe peu, ils ne veulent en aucun cas trahir leur foi en leur Sauveur, tout au contraire ils souhaitent même suivre son exemple. Le légat romain ne parvient pas, en dépit de sa belle formation philosophique et juridique dans les meilleures académies de Rome, à comprendre ces êtres qui ne veulent vivre qu’en conformité avec leurs idéaux, même si cela leur coûte la vie.
Les premières vacillations du juge apparaissent dès le début de ce roman. En compagnie d’un assesseur, Rufus, qui demeure, lui, parfaitement insensible au moindre doute et se contente d’exécuter les procédures dans leurs moindres détails, Caïus est taraudé par le remord. En voici un aperçu (pp 88-89) ;
J’ai passé le reste de la journée à réfléchir sur tout ce que je venais d’apprendre. C’était bien pour satisfaire à ma conscience, puisque le sort des chrétiens était déjà fixé en haut lieu. Ce que je pensais n’avait pas à entrer en ligne de compte. J’avais des ordres un point, c’est tout. On ne me demandait pas d’apprécier si Rome avait tort ou raison de supprimer les chrétiens. On me requérait simplement de juger si ces gens étaient ou non des chrétiens, et de les traiter en conséquence. Ils étaient membres d’une secte illicite et devaient en payer les prix, tout le reste était philosophie. Seulement, la malchance voulait que je fusse resté philosophe. Trop lu, trop pensé, on en restait toujours là, et sans doute ne s’en remettant jamais. A s’en tenir au bien-être de l’âme, ce n’est pas de savoir qui rend heureux ; c’est de savoir tout juste ce qu’il faut…
Tout est dit, et bien dit en quelques mots : le fort est il aussi juste ? La puissance se marie t elle avec l’équité ? La vertu réside t elle dans la pensée ou dans l’action ? L’homme, investi d’un pouvoir, doit-il écouter la voix de sa conscience ou la déléguer à l’autorité supérieure et exécuter les ordres sans que sa main ne tremble ?
Le légat se souvient de la leçon de son père qui lui avait confié un principe définitif : nous sommes appelés à être des chefs de peuple et non des maîtres d’école… Principe absolument incompatible avec toute moralité digne de ce nom. Le père, formé lui aussi dans le même moule de la haute fonction publique romaine, ajoutait à l’intention de son rejeton, ceci : Nous devons être présents partout… En d’autres termes, l’expansionnisme, l’impérialisme de Rome trouvaient leur justification en eux-mêmes. Le christianisme, suivant en droite ligne l’enseignement du judaïsme, enseigne tout le contraire : tous les hommes sont faits à l’image de Dieu et aucune race humaine ne peut se dire supérieure…
Caïus, légat vieillissant, ne peut se confier qu’à son médecin personnel que son art rend un peu perméable aux spéculations philosophiques de son maître, et aussi à l’un de ses vieux compagnons d’études. C’est à ce dernier qu’il demande de l’éclairer sur les religions, et tout particulièrement sur cette spiritualité religieuse naissante :
Serotinus… toi qui sais tout des religions, me diras tu où ces chrétiens vont chercher leur espèce de fanatisme tranquille ? je ne parle pas des enragés mais des autres. Pourquoi aller mourir plutôt que de sacrifier aux dieux, ce qui est tout naturel et entre nous, n’engage pas à grand-chose ? Cela signifie tout au plus qu’on se reconnaît romain. Or, ces gens veulent bien de Rome, du moins, ils le disent, mais ils ne veulent pas de ses dieux. Pourquoi cette impolitesse, l’une ne va pas sans les autres (p 112)
Mais le vieux Caïus que ses scrupules honorent, ne parvient pas à grimper sur ses propres épaules pour voir au-delà de son horizon spirituel. Il ne réussit pas à saisir qu’un agneau si fragile, si vulnérable, va finir par bouffer la louve (Rome). D’où mon sous titre : mais comment la rusticité a-t-elle pu vaincre l’éloquence ? Comment les premiers chrétiens qui ne maîtrisaient guère le latin comme Cicéron ont-ils pu remporter une si éclatante victoire ? Cette supériorité de l’esprit et de la foi en l’au-delà échappent entièrement à ce dignitaire romain dont les pensées ne laissent pas de nous émouvoir .
Lorsqu’il libère un petit groupe de cinq chrétiens dont la foi n’était guère enracinée et qui s’en vont fêter leur élargissement et leur maintien en vie en de grandes libations, Caïus sent bien que ces hommes de peu ne sont pas représentatifs de cette nouvelle foi qui recommande de trépasser au lieu de transgresser… Mais lors d’une comparution suivante, il est sérieusement ébranlé. Il veut savoir, il veut comprendre. Et fait exceptionnel, il se rend, sans prévenir, accompagné de son seul centurion fidèle, dans les redoutables cachots où sont détenus un évêque et une jeune chrétienne. Caïs doit rendre son verdict dès le lendemain et il serait si heureux de ne pas avoir à les faire condamner car il ressent, à son corps défendant, de l’admiration et de l’empathie pour ces idéalistes. Il veut les convaincre d’abjurer et de rentrer dans le rang. Ainsi au moins, il n’aura pas leur exécution sur la conscience. On devine la fin : l’évêque demande qu’on procède à son exécution sur le champ et la jeune femme en fait tout autant. Mais avant sa mise à mort, elle annonce au centurion du légat que sa fille ne mourra pas, bien qu’elle fût l’avant veille, dans un état désespéré. Cette annonce sera suivie d’effet ; la jeune fille se remettra.
Ce romain est l’œuvre d’un homme qui fut spécialiste des philosophes de l’Antiquité et qui passa quelques années comme prêtre avant d’être réduit à l’état laïque. Mort 2011, il était déjà professeur honoraire des universités. Il fut même le disciple et l’assistant de Vladimir Jankélévitch.
L’ouvrage est bien écrit et se lit aisément.