Le rocher de Tanios d’Amin Maalouf…
Le hasard, a-t-on coutume de dire, fait bien les choses. Cela faisait longtemps que je me proposais de lire ce beau roman de Monsieur Amin Maalouf, sans avoir eu le loisir de réaliser ce vœu. Et à présent, c’est fait… Mais ce retard m’a permis de lire et de recenser d’autres ouvrages, de et sur Louis Massignon qui, comme chacun sait, joignait une haute érudition en matière arabo-musulmane à une activité politico-diplomatique des plus remarquables, puisque, selon d’authentiques spécialistes dont je ne suis pas, ce grand savant (si controversé, politiquement) a contribué à façonner dans ses rapports à différents ministères la politique de la France à l’égard du monde arabo-musulman et de l’islam, en général. Parallèlement, j’ai étudié de près le beau livre de Madame Djalila Sbaï sur La politique musulmane de la France et tout récemment un autre ouvrage dont l’avant-propos m’a bien ému, de Gérard D. Khoury sur Louis Massignon au Levant…
Le rocher de Tanios d’Amin Maalouf…
Et c’est surtout dans ce dernier ouvrage d’une grande richesse documentaire sur ce qui passe aujourd’hui encore dans ce Croissant fertile mais apparemment maudit des dieux, que j’ai trouvé la formulation historique de ce que développe M. Amin Maalouf sur un plan romanesque, bien que, à la fin de son ouvrage, ce dernier rappelle dans une note, mine de rien, que le noyau de sa fiction est un fait historique… Et le principal mis en cause dans cette note, (il s’agit tout de même du meurtre d’un patriarche !!) porte le même patronyme que notre cher académicien !
Je parlerai de l’ouvrage posthume de Gérard D. Khoury une autre fois et j’entends me concentrer ici sur Tanios et son rocher. Un philosophe n’est pas nécessairement un bon critique littéraire car je souhaite relater en l’analysant la trame narrative du roman, là, où, en principe, il ne faut pas raconter l’histoire ! Mais peu importe si l’on bouscule les codes bien établis…
Dans ce roman qui fut promu grand livre du mois dès sa parution, l’auteur décrit la vie dans la montagne libanaise. Pourquoi la montagne ? Eh bien, quand on est une minorité non musulmane dans un pays comme le Liban (justement conçu comme foyer d’asile pour des chrétiens en quête de puissance tutélaire), il vaut mieux prendre des précautions et ne pas choisir la plaine qui vous rend vulnérables, mais plutôt les sentiers tortueux de la montagne, au cas où… Et l’histoire même actuelle des chrétiens d’Orient prouve que ces précautions ne sont pas superflues.
Dans son avant-propos au livre Louis Massignon au Levant (Albin Michel) de Khoury, on lit une citation des propos de son père, faisant allusion aux massacres perpétrés par des Druzes : le père, conseille à son fils, de ne jamais rien oublier sans toutefois le faire voir… C’est vraiment curieux de lire cela ; mais quand on feuillette le Rocher de Tanios, on ressent cette même inquiétude, même si elle ne s’exprime jamais ouvertement. Comme dans ses autres romans, Les désorientés, notamment, l’auteur met en scène les acteurs de l’entente ou de l’illusion libanaise. N’oublions pas que, plus près de nous, de 1975 à 1990, je crois, ce pays a traversé une guerre civile qui l’a rendu exsangue. Beaucoup de Libanais, en majorité des Chrétiens, ont fui leur pays. Pourtant, ce pays et sa population ont prouvé leur résilience. La plupart n’ont jamais rompu les lien les unissant à leur patrie d’origine.
Le cardinal Jean-Louis Taurant, ancien membre de la curie romaine avait dit cette phrase, fort belle, et que je résume en substance : Plus qu’un pays, le Liban est un message… Malheureusement, ce vœux est resté un vœu pieux et on sent les ravages causés par la féodalité régnant dans les localités de la montagne libanaise où les gens relèvent d’un seigneur, un cheikh, véritable potentat local, ici même qui séduit, de gré ou de force, les plus belles femmes du village, dont la propre mère de notre fameux Tanios. Là est toute l’intrigue du roman, c’est ce qui lui confère sa dimension dramatique : un jeune homme finit pas comprendre que son père n’est pas son vrai père et qu’il doit sa naissance à une étreinte immorale qui fait de lui un bâtard. Quand cela se passe dans l’anonymat des grandes villes, on peut espérer une certaine indulgence car les gens ont d’autres chats à fouetter, mais dans un village de quelques centaines d’habitants, tout se sait, depuis le fou du village jusqu’au curé de la paroisse…
Ce qui m’a frappé, c’est qu’on ne recourt jamais aux autorités civiles, aux juges, à la police, aux tribunaux. Aucune légalité républicaine n’est visible ici. Pire, bien pire encore : M. Maalouf fait intervenir dans ce roman les rivalités franco-anglaises qui se contentent de diviser pour régner, asseoir leur influence et surtout veiller (dans d’autres régions plus lointaines) sur leurs approvisionnements en pétrole. On nous parle d’un Emir (qui finira très mal), d’officiers turcs ou égyptiens qui brutalisent la population, exproprient qui bon leur semble, procèdent même à des exécutions extra judiciaires, etc…
Les contestations religieuses ne sont pas oubliées puisqu’on peut lire de savoureux passages sur l’installation mouvementée d’un pasteur anglican, ce qui fit sortir de ses gonds le curé de la paroisse. L’épouse de ce dernier, la khouriyé, ne veut pas franchir le porche de ce lieu de perdition, même quand il s’agit de rendre visite à son neveu gravement malade qui y est alité…
En somme, un pays livré à la loi du plus fort et une histoire villageoise qui se termine assez mal. Ce qui, une nouvelle fois, dément les messages d’optimisme. L’auteur du Rocher de Tanios prétend ( et il en a le droit puisqu’il s’agit d’une fiction) s’inspirer d’une source fictive, la Chronique montagnarde du moine Elias dont il cite quelques extraits.
Au fond, derrière une banale histoire villageoise, on sent se profiler tous les ingrédients du drame libanais.. On est un peu choqué de lire toutes ces lettres de protection attribuées arbitrairement à tel ou tel seigneur féodal, mais jamais d’autorité libanaise, digne de ce nom, une autorité qui serait à la tête d’une administration, d’une armée et d’une police.
N’oublions pas la peinture des mœurs , de mentalités, des postures orientales et de tout ce qui forme une société d’allégeances de toutes sortes.
Au fond, le général de Gaulle avait raison : l’Orient est trop compliqué pour un cartésien…