Une faillite morale menace-t-elle l’Etat d’Israël ?
Je commencerai par démentir quiconque verrait dans cette analyse une mise en cause de l’Etat d’Israël, de son existence pérenne, de sa sécurité et de sa prospérité. Bref, quiconque voudrait déformer le message premier de cette mise en garde, en vue d’éviter une catastrophe au plan éthique : trahir les idéaux sionistes fondateurs qui sont la traduction politique des valeurs juives intrinsèques et qui justifient, à elles seules, l’édification de cet état juif, rené de ses cendres, tel un phénix, au terme de deux millénaires d’un terrible exil.
En réalité, c’est l’observation attentive et sans préjugé de la réalité israélienne, aux plans social et politique, notamment de ces derniers mois, qui incite à prendre la plume afin d’y voir plus clair. La situation intérieure de cet Etat a toujours été conditionnée par la situation à ses frontières, au motif qu’il est entouré d’implacables ennemis l’accusant d’occuper un territoire qui n’est pas le sien. Ceci est une situation des plus anormales et qui devient de plus en plus insupportable puisqu’elle perdure depuis la renaissance de cet Etat.
Une faillite morale menace-t-elle l’Etat d’Israël ?
Les derniers développements, notamment l’échec du Premier ministre sortant Benjamin Netanyahou à construire une majorité parlementaire stable, jette une lumière crue sur la situation. A cela sont venus s’ajouter des troubles et des fractures au sein même de la société israélienne, sans qu’aucun élément extérieur n’en soit responsable. D’où la gravité de l’alerte.
Je pense notamment au drame de ce jeune israélo-éthiopien touché par le projectile d’un policier qui n’avait pas prémédité son geste. Les premiers résultats de l’enquête éloignent l’idée de préméditation mais la communauté d’appartenance de la victime ne veut rien entendre et énonce une liste impressionnante de bavures policières plus ou moins graves dont ses membres ont été victimes… C’est une blessure béante qui vient d’être rouverte et qui renvoie à un grave échec dans l’intégration sociale et humaine au sein d’Israël.
Même si ce drame est horrible et aurait pu être évité, même si le défaut d’intégration est incontestable en ce cas d’espèce, on doit à la vérité de dire qu’Israël s’est distingué de manière unique et magistrale dans le domaine multiple de l’intégration : aucune autre nation au monde ne peut se prévaloir d’une «loi du retour» (hoq ha-shiva) qui promet de remédier à deux millénaires de malheurs et de dysfonctionnements en tous genres. Aux prises avec des voisins qui menacent son existence, chaque jour que Dieu fait, l’Etat hébreu a, contre vents et marées, investi des sommes astronomiques dans cette œuvre d’intégration d’hommes et de femmes, venus de près de cent-vingt pays et nationalités. Ces immigrants parlaient une autre langue, avaient reçu une autre formation scolaire ou universitaire, et vécu dans des pays au climat radicalement différent de celui qui prévaut en Terre sainte. Et pourtant, l’Etat d’Israël a réussi à former de cet amas de disparités une nation unique, animée d’une même vision et porteuse d’un projet unique. Il faut souligner le caractère unificateur de l’armée d’Israël, véritable creuset de la nation et son épine dorsale. Ey pourtant, aucun danger bonapartiste n’a jamais existé dans ce pays où les généraux sont considérés, à juste titre, comme des héros. Mais les circonstances ont fait que certains sont restés au bord de la route… Il suffit de se souvenir de la mauvaise réputation faite aux séfarades et principalement aux Juifs du Maroc jusqu’au milieu des années soixante-dix, pour comprendre que ce mal est ancien. Mais les choses ont changé depuis ce temps là.
Mais cette situation n’est pas ce qu’il y a de plus grave ; ce qui est éminemment inquiétant, c’est la navigation à vue des membres de la classe politique. Les décisions politiques qui ont accompagné les derniers développements en Israël sont préoccupantes. Nous avons assisté à une campagne électorale des plus rudes, vu une société civile profondément divisée, entendu proférer des excommunications sans retenue aucune, bref un paysage politique qui ne présage rien de bon puisque, une les suffrages exprimés, il faudra bien reprendre la vie commune entre adversaires d’hier. C’est le vivre ensemble qui émet des signaux qu’il faut prendre au sérieux.
C’est en entendant les commentaires avisés de quelques journalistes d’I24NEWS que j’ai vraiment pris conscience de ce qui se passait et qu’on vivait en fait, mais de manière négative, un moment axial (Achsenzeit de Karl Jaspers), qu’on changeait d’époque… Ces journalistes ont reconnu que plus rien ne pouvait les étonner de la vie politique en Israël et qu’on pouvait y voir ou y vivre des choses qui n’existaient nulle part ailleurs. Je trouve que l’autodissolution rocambolesque de la Knését leur donne raison. Ce qui est encore plus tragi-comique, c’est que certains hommes politiques, et non des moindres, ont tenté de ressusciter cette même assemblée défunte sans tenir compte, un seul instant, de l’impossibilité juridique d’une telle mesure de passe-passe. On n’est pas dans la guerre des boutons et un parlement est une institution fondamentale incontournable dans n’importe quel pays. Ou alors sauf en Israël ?
Songez que certains ont pensé que cette même assemblée pouvait ressusciter, siéger de nouveau et promulguer des lois comme si de rien n’était : une véritable medinat had gadya, une sorte de république bananière.
Qu’il y ait parfois des difficultés à gouverner, à trouver une majorité après des élections législatives difficiles ou à faire régner l’ordre public, voilà une situation qui n’est pas l’apanage exclusif de l’Etat juif ; mais que l’on paraisse s’installer durablement dans une telle cascade de bouleversements politiques, voilà un phénomène qui ne présage rien de bon. C’est la première fois dans l’histoire politique de ce pays où tous les gouvernements ont été le fruit de coalitions, qu’une Knését est aussi éphémère. L’état des blocs politiques en présence signe une profonde division du corps électoral, apparemment sans espoir de conciliation possible. Après tout, l’état juif a été maintes fois dirigé par un gouvernement d’union nationale. C’est ainsi que feu Menahem Béguin avait fait son entrée au gouvernement…
Mais le problème aujourd’hui tient au discrédit total du personnel politique. Et je ne parle même pas d’Avigdor Lieberman qui n’a que faire du fossé inextricable dans lequel il plonge l’exécutif israélien, ni de ces quelques femmes politiques qui font monter les enchères pour décrocher un ministère. La classe politique peut continuer à se livrer à ses jeux délicieux et empoisonnés, elle s’est totalement décrédibilisée aux yeux de l’opinion publique. Il ne s’agit plus seulement d’une crise mais bien d’une faillite morale. Je ne me prononce pas sur la probité des actions judicaires dont l’actuel Premier ministre fait l’objet, ni même de la droitisation indéniable du peuple d’Israël, je note simplement que le spectacle offert aujourd’hui frise la faillite morale du système. Bien qu’Israël n’ai pas de constitution écrite, en tout cas pas de médiation théologique, son gouvernement, ses élites, son armée et tous ses dirigeants devraient mieux se conduire. Et je pèche par un excès d’idéalisation.
Cela commence à faire beaucoup : un renoncement politique évident et cynique, un échec de l’intégration en la personnalité morale de toute une communauté ethnique et religieuse, en l’occurrence les israélo-éthiopiens, des déclarations douteuses du nouveau ministre de l’éducation sur l’orientation intime des hommes et des femmes, un individualisme forcené, autant de sujets qui n’ont pas été traités de manière adéquate.
Or, un Etat comme l’Etat d’Israël doit son existence à la volonté de ses fondateurs de donner une chance, un renouveau aux valeurs juives devenues des valeurs universelles, le respect de la vie et de la dignité humaines, la solidarité des générations, le traitement égal de tous les citoyens et la promotion d’une société plus juste, plus égalitaire.
Que sont devenus tous ces idéaux dans la société israélienne d’aujourd’hui ? Ils sont foulés aux pieds chaque jour de l’année. Je commence à me demander ce qui distingue les mœurs politiques d’Israël de celles des autres Etats. Et je crains vraiment que le pays soit en train de perdre son âme. Surtout si les élections de septembre ne réussissent pas à dénouer une fois pour toute la situation en donnant aux uns ou aux autres une majorité claire.
Et ce n’est pas gagné d’avance.
Maurice-Ruben HAYOUN, Professeur des Universités (Genève). Dernier ouvrage paru ; Emmanuel Levinas ; une introduction (Paris, Univers poche, Agora, 2018.)