Le pouvoir incontrôlé et incontrôlable de l’image…
De Jean D’Ormesson à François de Rugy et Ehoud Barak
Je prendrai, pour commencer, trois exemples de nature très différente les uns des autres, pour illustrer mon propos. Trois exemples pour étayer un principe ravageur qui risque de nous détruire, de fausser nos jugements et de saper les fondements mêmes de l’équité : il s’agit du pouvoir grandissant de l’image, de la photographie, érigées comme preuves indiscutables, irréfragables. Ce n’est plus du journalisme d’investigation, ce n’est plus un contre-pouvoir mais un pouvoir en soi. Parfois, ce mode de fonctionnement contraint la justice à se saisir d’elle-même.
Le premier exemple nous est livré par le regretté Jean d’Ormesson. Il avait, en fin observateur de son temps qu’il était, découvert un glissement absolument imperceptible de nos mœurs et qui annonçait un changement total de nos sociétés : depuis un certain temps, disait-il, lorsque je prends part à des salons du livre on ne me demande plus de dédicace, mais bien des selfies… Curieuse évolution de l’image qui prend définitivement ( ?) le pas sur l’écrit. Une évolution riche en conséquences incalculables puisque notre civilisation, depuis la découverte de l’écriture à Sumer, était basée sur l’écriture, devenue une véritable mémoire de l’humanité. Certes, même les hommes préhistoriques peignaient parfois des scènes de leur vie quotidienne sur les parois des grottes où ils vivaient, mais c’est l’écriture, avec son sens intelligible qui a servi de véhicule au savoir et assuré sa transmission d’une génération à l’autre.
Le pouvoir incontrôlé et incontrôlable de l’image…
De Jean D’Ormesson à François de Rugy et Ehoud Barak
Le second exemple est encore plus récent et nettement plus douloureux et plus inquiétant que le premier ; c’est le cas de l’ancien ministre de l’écologie François de Rugy dont quelques images ont provoqué la chute et empoisonné la vie. Quelques images de homard et de vins fins, véhiculées par un journal qui s’est fait une spécialité de ce genre d’affaires (scandales, dénonciations, publications de documents privés ou administratifs, etc…) ont dominé notre vie politique française durant plusieurs semaines. Il était impossible de leur échapper sur tous les médias, alors que les risques de confrontation dans le golfe arabo-persique deviennent de plus en plus menaçants. Même la paix mondiale a été reléguée au second plan pour évoquer ce qu’i n’était, de vrai, qu’un simple fait divers.
Et cela en dit long sur l’état de nos sociétés et l’humeur de nos concitoyens.
Même à l’étranger, en Serbie où il se trouvait en visite officielle, le chef de l’Etat n’y a pas échappé. Je ne m’étendrai pas sur la nature du délit ou de la faute ou de la négligence, je trouve qu’on n’en a que trop parlé. Ce qui me frappe, et je ne suis pas le seul dans ce cas, c’est que l’affaire (si c’en était une) a pu prendre une telle épaisseur, une telle densité, sur la foi de quelques images (visiblement volées). Et provoqué même le départ immédiat d’un ministre d’Etat, donc du numéro deux du gouvernement. Nous en tirerons les enseignements principaux plus bas.
Passons au troisième exemple où la simple publication d’une photographie par un journal britannique a placé un homme politique de premier plan, Ehoud Barak, ancien Premier ministre, ancien ministre de la défense de son pays, dans une situation des plus compliquées. Si plus haut, on a parlé d’images de bouteilles de vin fin et de homard, ici la présence d’un homme politique connu devant le domicile d’un milliardaire soupçonné d’aimer des jeunes filles mineures, a déclenché une véritable tempête car le visiteur avait enroulé une écharpe sur le bas de son visage… Etait-ce pour ne pas être reconnu et accusé de participer à des réunions galantes ou était-ce simplement, comme il l’affirme lui-même, pour se protéger du froid glacial d’un mois de janvier new-yorkais ? Eh bien, peu importe, l’homme en question, quel que soi son degré d’innocence ou de culpabilité a dû s’expliquer longuement à Tel Aviv devant ses partisans. Et il n’y est pas allé avec le dos de la cuiller… Et conséquence plus lourde, quoique prévisible, ses partenaires potentiels ne se bousculent plus au portillon pour nouer une alliance électorale avec lui… Voilà donc une ou plusieurs images susceptibles de fausser les résultats d’une élection législative en Israël au cours du mois de septembre.
Me revient en mémoire une vieille formule d’un célèbre magazine français qui existe toujours, le poids des mots, le choc des photos. Et, en effet, c’est un choc, même si, à cette époque là, cela paraissait innocent.
Revenons en arrière : alors qu’aucune instance disciplinaire ou ordinale n’a formulé le moindre acte d’accusation ou de mise en cause officielle, la seule pression exercée par les images de crustacés et de bouteilles de vin est venue à bout d’un ministre de la République dont on ne sait toujours pas s’il a enfreint une loi, un règlement ou un usage. Nous avons changé d’époque : qui serait aller vérifier la qualité des dîners d’Etat donnés à l’Elysée ou au château de Versailles ? Il eût suffi de la malveillance ou de la jalousie d’un seul convive prenant des photos de ce dîner d’apparat pour faire tout capoter .
Dans le cas de François de Rugy, tout est allé très vite, trop vite. Certes, les journalistes à l’origine de ce coup médiatique, sont revenus à la charge et ont signalé un comportement un peu excentrique mais c’est l’image qui a été la plus dévastatrice, surtout dans un pays comme la France où l’égalitarisme est le principe constitutionnel le plus fondamental. On a aussi tenté de faire croire que ces quelques dîners rassemblaient aussi des amis du coupe … Mais ce n’est pas là une médiation juridique décisive : qui peut tracer une ligne-frontière stricte entre les relations d’affaire d’un ministre ou d’un président d’assemblée, et l’amitié qui peut naître de telles rencontres ? S’agit-il, à la table de ces hauts personnages de l’Etat, d’amis ou de partenaires commerciaux ou politiques ? Bref, on se trouve dans une zone grise où il est très facile d’exciter le sentiment de frustration des gens. On parle beaucoup de populisme cet an-ci mais c’est une arme à double tranchant. Aujourd’hui, on sent une exaspération des citoyens qui s’estiment mal gouvernés par une classe politique égoïste et intéressée… C’est peut-être vrai mais il faut prendre garde à ne pas faire de chaque citoyen en colère un procureur en puissance.
Maurice-Ruben HAYOUN, Professeur à l’Uni de Genève. Dernier livre paru, Emmanuel Levinas : une introduction (Paris, Agora, 2018)