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Potok III : La  résistance spirituelle des érudits des Ecritures, les rabbins

Que fait un peuple normal lorsque  le sort des armes lui a été défavorable ? Que fait un peuple ordinaire lorsqu’il est vaincu par plus fort que lui, que son pays est alors occupé par le vainqueur et qu’il se trouve réduit à l’esclavage ? la plupart du temps, il se soumet et attend des jours meilleurs. Tel ne fut pas le cas du peuple d’Israël, un peuple qui se considère comme l’élu de Dieu et se sent investi d’une mission qui le dépasse, tant il doit aller au bout de ses forces et de son pouvoir. Ce n’est pas un peuple comme les autres, ce n’est pas du tout un peuple ordinaire, de même que l’histoire juive ne ressemble à aucune autre histoire sur cette terre.

Je ne crois pas trahir la pensée profonde de Chaïm en écrivant ces quelques remarques préliminaires. Lors que le temple de Jérusalem fut détruit et la ville mise à sac par les légions romaines qui cernaient la ville depuis bien longtemps, un sage, véritable figure semi légendaire, nommé Rabban Johanan ben Zakkaï, entreprit de sauver ce qui pouvait encore l’être, à savoir l’âme d’Israël, son trésor le plus précieux, son unique raison d’être, à savoir la Torah de Dieu et son étude approfondie, contre vents et marées !. Le terme hébraïque rabban dépasse en dignité rabbinique le simple titre de rabbi : Rabban est au-dessus de tous les autres érudits des Ecritures et fort rares sont les érudits qui eurent droit à ce titre dans le Talmud.

  Il y a quelques versions de sa rocambolesque fuite de Jérusalem assiégée par les légionnaires, mais la trame principale est partout la même. En cette période de grands troubles et alors que l’ennemi était aux portes de la ville, la secte fanatique des zélotes et des sicaires maintenait l’ordre à sa façon dans une ville où les vivres commençaient à manquer et où certains dirigeants parlaient de céder devant l’armée romaine, voire de se rendre tout simplement.

  Bien que les passages talmudiques ne s’y étendent guère, tant cela paraît évident, rabban Yohanan avait fait une analyse très lucide de la situation : les assiégés étaient pris au piège, les vivres allaient manquer, les autorités étaient divisées sur la conduite des opérations, et, le pire du pire, les zélotes qui terrorisaient la population et menaçaient même de brûler les silos à grains pour galvaniser les combattants et mourir jusqu’au dernier… Le vieil érudit voyait plus loin que le bout de son nez, il avait compris que Dieu, excédé par les manquements de son peuple, avait décidé de livrer au bon vouloir de ses ennemis. Chaïm qui synthétise parfaitement tous ces matériaux aggadiques et midrashiques aboutit à la même conclusion que Yohanan : Jérusalem était perdue et son sort dépendait désormais du bon vouloir de l’agresseur.

  Mais comment franchir sans difficulté les lignes des défenseurs de la ville d’où personne ne pouvait sortir. Or, Yohanan avait un projet que les zélotes auraient jugé défaitiste et passible de la peine de mort. Eux, entendaient vendre chèrement leur peau et causer le plus de dégâts aux Romains. Que fit Yohanan ? Il conçut un bon stratagème : les disciples le mirent dans un cercueil et se dirigèrent au-delà des remparts, vers le cimetière… On pense que certains gardiens de ce poste-frontière, fanatisés ou ne faisant confiance à personne, décidèrent de donner des coups de sabre ou de lance pour vérifier que le mort était bien mort et qu’on n’avait pas affaire à une tentative d’exfiltration . Les disciples qui accompagnaient le corbillard de leur maître hurlèrent d’indignation en ces termes : vous, les zélotes, vous n’avez pas respecté notre maître de son vivant, vous pouvez au moins traiter dignement s dépouille mortelle. L’argument fit mouche et le cortège funéraire franchit les lignes ; il  mit immédiatement le cap sur le quartier général des légionnaires romains.

  Yohanan qui avait compris que la nation d’Israël allait être exclue des puissances politiques régionales durant une très longue période, alla négocier avec le général romain. Il avait une idée claire de l’avenir du peuple d’Israël :Il fut reçu par ce dernier mais les zélotes auraient taxé cette attitude de défaitiste. Que dit le sage au général romain ? Il avait pris conscience  que la ville tomberait tôt ou tard et demandait l’autorisation de se replier lui et ses rares disciples dans une petite bourgade voisine de Jérusalem, Yavné, où toute cette petite troupe se livrerait exclusivement à l’étude de la Torah. En termes clairs, le vieux maître avalisait l’expulsion de le Judée du jeu politique régional et mondial. Le talmud ajoute un autre détail concernant l’avenir personnel de Vespasien : Yohanan lui annonça qu’il serait bientôt choisi comme empereur et que la nouvelle allait lui parvenir incessamment sous peu… Yohanan n’était pas qu’un simple érudit, c’était aussi un fin diplomate doublé d’un fin psychologue. Moqueur, le talmud décoche des flèches contre l’orgueil du général qui ne sentit plus ses chevilles enfler de plaisir Il se déchaussa mais ne parvint pas remettre sa sandale. Le vieux maître qui avait pensé à tout demanda au général de convoquer l’officier en lequel il avait le moins confiance. Dès que cet homme  fit son apparition, le pied du général se contracta et il put relacer sa sandale.

  Ici, il ne faut retenir que l’idée de base : sauver du judaïsme ce qui pouvait encore l’être ; le reste, les détails servent de cadre général. Et par ce geste, Yohanan venait de fonder un nouveau judaïsme différent de celui du Temple, le judaïsme des érudits de la Torah, le judaïsme rabbinique. Rendez vous compte, nous dit Chaïm, il a fallu deux mille ans pour remédier à cet état de fait, pour que la nation juive retrouve un ordre politique comparable aux autres nations du globe.

  Mais nous pouvons nous poser des questions qui seraient dérangeantes : Johanan a t il trahi son pays ? Etait il  défaitiste ? Annoncer la défaite de son pays avant qu’elle n’ait eu lieu, n’est ce pas là un acte de haute trahison ? Un tel acte est punissable de mort… Johanan a pris ses responsabilités, comme un homme d’Etat qui évalue les risques, les chances de succès ou de défaite. Toujours est il que c’est lui qui a mis l’étude de la Torah au centre du judaïsme, donc il a créé un nouveau judaïsme, qui n’était plus centré autour du temple puisqu’il n’y avait plus de culte sacrificiel.

  Ce synode de Yavné réunissait quelques disciples des sgaes et des érudits des Ecritures qui jetèrent les bases du judaïsme que nous connaissons. Ceci se produisit entre 90 et 100 de notre ère. Ce fut un véritable atelier de l’exégèse juive de la Torah. Est ce que ce fut vraiment le bon choix ? Est ce que Yohanan ne porte pas la responsabilité de la paralysie de la Judée, de l’Etat juif, enfoui dans les sables du Proche Orient durant deux mille ans ? Nous sommes en droit de nous poser la question. Aujourd’hui, nul ne conteste plus la justesse de la décision prise par rabban Yohanan.

  L’Etat juif disparu, on vit apparaître une sorte de séminaire de théologie juive qui prescrivit à ses adeptes les règles d’un mode de vie. S’ensuivit une ritualisation stricte de la vie quotidienne. La judée, le juif, apparaissait désormais comme un créature de Dieu, dépendant exclusivement de Lui et de personne d’autre. Et la meilleure manière de servir ce Dieu était d’approfondir sa Torah.

  L’issue de la guerre contre les Romains eut de nombreuses conséquences : le roi, les aristocrates, l’armée, les prêtres du Temple, toute l’ossature, toute l’armature du pays, tout cela avait disparu. Ne restaient plus que la classe des sages et leurs disciples : ce sont eux qui prirent les rênes du pouvoir pour ne plus jamais les lâcher. C’est pour cette raison que Flavius Josèphe  a parlé d’une théocratie, le régime divin qui a cours chez ce peuple qui ne reconnaît pas d’autre roi. L’activité principale des docteurs des Ecritures n’est pas de faire la guerre ni de se livrer à une diplomatie aventureuse, la vocation de la nation était d’étudier la Tora et d’adapter ses règles aux évolutions du temps présent.

  Ce vaste mouvement exégétique a constitué le corpus de la religion juive, débarrassée de culte sacrificiel qui avait été son axe central jusqu’au jour où le temple fut détruit. Des savants juifs d’Allemagne, proches du mouvement du libéralisme et de la réforme avaient  prétendu que cette loi orale, ces interprétations rabbiniques, n’avaient pas force de loi. L’un d’entre eux Samuel Holdheim, mort en 186 ; affirmait que cette littérature talmudique n’était pas contraignante et qu’elle ne faisait que refléter la conscience de ces temps anciens. Nous, nous avons conscience d’un autre temps, le nôtre. Partant, ce talmud n’avait qu’une valeur indicative. Pour le judaïsme orthodoxe ou conservative, les décisions talmudiques avaient et ont encore force de loi. La tradition orale est indissociable la tradition écrite, c’est-à-dire de la Torah écrite.

  Le corpus talmudique, fort volumineux, est constitué de deux ordres : la mishna, le lemme à commenter et la guemara qui signifie en araméen étudier, approfondir. Lorsque l’ancêtre du judaïsme rabbinique, Hillel, répondit à un païen qu’elle est, selon lui, l’essence de la doctrine juive, il lui dit : zil gmor : Va, étudie. Sous entendu : l’essence du judaïsme c’est d’aimer son prochain, mais il y a tout le reste qu’il convient d’étudier.

  Selon Chaïm Yohanan a su faire d’une épreuve une force car c’est tout de même son système qui contribua à transmettre la doctrine juive de génération en génération. Le judaïsme a changé mais son noyau insécable est resté le même. Il existe un continuum entre rabbi Akiba (135 de notre ère) et Léo Baeck, mort à Londres en 1056…

 (A suivre)

 

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