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La rébellion de Joseph Roth

 

 

Joseph Roth, La rébellion

     Cet écrivain autrichien, né en Galicie autrichienne, dans une famille juive traditionaliste, s’est acquis la réputation, amplement justifiée et méritée, d’un auteur célébrant le puissant empire austro-hongrois. Il a scruté les replis les plus secrets de cette société qui brassait bien des nationalités en son sein. L’ensemble fonctionnait plutôt bien. Mais, un peu comme la propre vie privée de Joseph Roth, cet empire a disparu au lendemain de la Première Guerre mondiale. Il a sombré dans un gouffre ouvert sous ses pieds par la grande guerre, qui, on l’oublie un peu, a rogné les ailes de l’Europe et transféré à d’autres puissances, les USA et l’URSS, notamment, le leadership mondial. Roth est donc l’auteur qui assure à ce défunt empire un enterrement décent.

 

 

Joseph Roth, La rébellion

    

     Le livre tourne entièrement autour d’un axe central, les lendemains d’une guerre désastreuse pour le Reich allemand et l’empire austro-hongrois, et d’un personnage presque unique, puisqu’il s’agit d’un mutilé de guerre, amputé d’une jambe suite à des combats ; il doit affronter cette situation nouvelle qui fait de lui un infirme. Mais le gouvernement lui a octroyé, en guise de dédommagement une licence qui l’autorise à faire de la musique avec son orgue de barbarie, dans les rues et les cours intérieures de Vienne. Ainsi, on permet à l’Etat de faire des économies, et en même temps on procure un gagne-pain aux soldats blessés qui reprennent une vie civile.. Mais dans le cas précis qui nous occupe, notre unijambiste, nommé Andréas Pum, reçoit aussi une belle médaille qu’il astique de son mieux au point qu’elle brille comme un sou neuf. Et, fait bien plus important, elle le valorise dans la vie quotidienne puisqu’on se lève dans le tramway pour lui céder une place assise ; il arrive aussi qu’on le traite aussi avec respect et considération, un peu comme un héros de la nation.

     Mais notre homme ne se sent pas heureux, il est seul et rêve de partager sa vie et sa couche avec une femme aux hanches larges et à la poitrine abondante. Roth se lance dans des descriptions très précises de l’anatomie des femmes sensuelles dont Andréas rêve. Finalement, la Providence, ou simplement un heureux hasard lui permet de rencontrer une veuve, encore jeune et très désirable, qu’il finit par conquérir. A cet instant, on doit dire que Roth ne donne pas de la femme en général une appréciation très élogieuse ; pour lui, la gent féminine dispose de capacités intellectuelles plutôt limitées, tout en faisant preuve, le cas échéant, d’un esprit très calculateur. Il dénonce aussi l’absence d’une force de caractère, la versatilité des femmes. Il est vrai qu’il y a aussi une projection autobiographique ; Roth s’est séparé de son épouse, gravement malade et qui a fini ses jours dans un sanatorium. On peut donc penser que notre auteur parlait d’expérience. Mais on sent sous sa plume de gros désirs sensuels demeurés inassouvis… Il est subjugué par la vitalité, la vigueur, l’abondance de la chair et de la graisse des femmes. Mais la caractéristique qui revient le plus souvent sous sa plume, ce sont des hanches larges et généreuses. Alors que cette femme faisait mine de pleurer sincèrement son défunt époux, elle n’attend pas plus d’un mois (délai de viduité ?) pour accueillir chez elle son nouvel amant.

     Mais il faut aussi dire un mot de la mentalité de cette population de l’empire austro-hongrois dont Andréas est un spécimen représentatif ; amoureux de l’ordre, respectueux de la loi, adepte de toutes les conventions (on ne se déclare publiquement, on vit caché, on redoute les préjugés et les cancans), idolâtrie de l’empereur et du clergé catholique, adhésion aux instituions que sont l’armée, le gouvernement, bref respect de toute autorité reconnue comme telle… Andréas déteste les grognards qui se plaignent de leur sort, lequel n’est pourtant pas si désagréable. Pour les qualifier, il a trouvé un terme assez inattendu, il les traite de païens !

     Il faut rappeler que la défaite militaire a entraîné la déliquescence de toutes les institutions. Un empire qui comptait plusieurs dizaines de millions d’habitants se trouvait ramené à un territoire infiniment plus petit. Le régime impérial avait disparu, ainsi que les titres nobiliaires… Je rappelle que Roth avait écrit ce roman au début des années vingt, donc immédiatement après la fin des hostilités.

     Cette adhésion aveugle à des institutions vermoulues fait l’objet d’une critique implicite de Roth. Andréas divinise un peu l’Etat et ceux qui le dirigent. Ils jouissent à ses yeux d’une sorte d’infaillibilité quasi-religieuse. Ceux qui gouvernent ne peuvent pas se tromper et ceux qui osent les critiquer ne sont que des … païens !

     Si l’on pousse plus profondément l’analyse philosophique ou psychologique, on découvre une inquiétude due à l’incertitude de l’existence. Les aléas de l’existence humaine sont maintes fois évoqués. L’auteur qui n’a pas eu une vie heureuse ni amoureusement ni économiquement (il vivait chichement comme journaliste indépendant à Paris, exilé depuis la prise du pouvoir par les Nazis) se demande pourquoi le bonheur est si instable, volatile et jamais garanti. Pourquoi un simple incident, peut prendre des proportions absolument imprévisibles : ici, c’est notre unijambiste qui provoque un désordre sur la voie publique, ce qui va le conduire à perdre la pulpeuse veuve qu’il a fini par épouser et qui va l’abandonner à la suite de ce fâcheux incident, simple esclandre sur la voie publique mais à cette époque-là une dispute sur la voie publique ou le refus d’obtempérer à un policier vous conduisait à comparaitre devant un tribunal… On sent ici l’omniprésence de la fugacité du bonheur, un simple grain de sable peut tout compromettre : et c’est exactement ce qui va arriver à Andréas qui faisait pourtant confiance à l’autorité, d’où qu’elle vienne… Pour lui, l’ordre est une réalité vivante incontournable. Ordnung schaffen, mettre de l’ordre est un impératif catégorique qui ne souffre aucune exception, sinon où en serions nous ?

     A côté de ces critiques teintées d’ironie au sujet du corps social et de sa mentalité, il y a aussi des interrogations d’ordre éthique, voire métaphysique. C’est plus qu’une simple remarque, c’est une interrogation lancinante qui sous tend l’ensemble du livre : qui détermine notre vie, notre destin, notre avenir ? Mieux que mes commentaires, voici une citation qui rappelle presque les complaintes de Job sur son fumier :

     Dieu habite t il derrière les étoiles ? Se pouvait il qu’il voie la détresse de l’homme  et qu’il n’intervienne pas ? Pourquoi restait il sans rien faire ? Que se passait il derrière ce bleu de glace ? Est ce un tyran qui trônait sur ce monde ? Son injustice était elle aussi incommensurable que son ciel ?

     Pourquoi d’un jour à l’autre tombons nous en disgrâce ? Pourquoi nous punit-il ? Nous n’avons rien fait de mal, pas même péché en pensée ? Bien au contraire, toujours nous avons été pieux, toujours nous nous sommes soumis à ses volontés … (pp 84-85)

Quand on connaît la triste existence de Joseph Roth, (jy ai fait allusion plus haut), quand on prend en considération la grave maladie de sa femme qui finira ses jours, seule, abandonnée de tous, dans un sanatorium, et aussi ses difficultés en exil, ballotté d’une ville à l’autre, on mesure le côté poignant de cette révolte.

Révolte ou rébellion ? L’auteur a choisi le second terme comme titre de son ouvrage. Andréas Pum a fini par comprendre que l’ordre établi était inique. Il entendait désormais secouer ce joug qu’il avait accepté sa vie durant. Et là, peu avant l’issue fatale, il ne veut plus subir. Voici ce qu’il dit :

    Longtemps, j’ai sommeillé dans une pieuse humilité. Mais maintenant je m’éveille à la rébellion, au défi et je brandis l’étendard rouge. Toi Dieu, je te renierais si j’étais encore en vie et si je ne me trouvais pas devant Toi…

 

 

 

 

 

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