Goethe, Les années de voyage de Wilhelm Meister (Gallimard)
Si au moins deux hautes personnalités peuvent prétendre résumer à elles seules toute la spiritualité et la littérature germaniques, ce sont sans l’ombre d’un doute, Martin Luther et Goethe. Le Ces deux géants dominent tous les siècles, suivants même si d’autres penseurs et d’autres écrivains, se sont, à leur tour, illustrés.
Le premier a traduit la Bible en allemand et toute l’histoire de la littérature allemande est tissée d’emprunts plus ou moins avoués à cette œuvre que même des philosophes juifs comme Franz Rosenzweig nommaient sans complexe, notre benne Bible de Luther (unsere gute Lutherbibel). Ce n’est pas peu dire, venant de la part d’un penseur qui consacra sa vie à l’étude des textes juifs. Quant à Goethe (1749-1833), ses œuvres sont entourées d’une sorte de halo canonique qui en fait des textes classiques. Je n’en citerai que quelques uns parmi les plus connues :. Les souffrances du jeune Werther, œuvre de jeunesse marquant une crise spirituelle, ses deux volumes consacrés aux Années d’apprentissage de Wilhelm Meister et à ses Années de voyage, sans oublier son Faust, œuvre de toute une vie.
Goethe, Les années de voyage de Wilhelm Meister (Gallimard)
Pour bien marquer l’importance des deux parties de Wilhelm Meister (en français Maître Guillaume ), no maîtres en Sorbonne nous disaient que les Allemands avaient deux Bibles, celle de Luther et les deux volumes de Goethe consacrés à Wilhelm Meister. C’est presque un processus de canonisation d’une œuvre. Il est temps d’y venir.
Pour bien comprendre ces publications qui sont des romans de formation (Bildungsroamn)), il faut s’en référer à la conception que Goethe se faisait de l’existence humaine. Je rappelle que ce génial touche –à- tout, y compris à l’exégèse biblique du roman de Joseph (du chapitre 37 au chapitre 50 de la Genèse) voulait tout comprendre par lui-même à l’aide d’une vue unificatrice de toutes les sciences. . Il n’acceptait pas la dichotomie entre la théière et la pratique. D’où la volonté d’unir dans un même groupe ou individu humain à la fois la science, le savoir et la pratique, la translation de l’idée dans les faits. Je me souvins de son commentaire lapidaire de la philosophie mysticisante de Schelling que ce dernier tentait de lui expliquer avec moult nuances… Devant cette avalanche d’abstractions, le vieux maître a prononcé cette petite phrase : Das nenne ich Natur (Moi, j’appelle cela : la nature) coupant court aux explications de son système.
L’éditeur de ce livre a eu la bonne idée de citer un passage où Goethe parle des hypothèses comme de berceuses avec lesquelles les professeurs tenter d’endormir leurs auditeurs ; mais l’observateur fidèle et attentif, poursuit il, apprend aussi à mieux connaître ses limites. Il réalise rapidement que plus la science s’étend et plus les problèmes à résoudre surgissent…
L’approche goethéenne se veut pragmatique. D’où l’agencement en deux parties qui se complètent dans le cas de Wilhelm Meister. Car sous le terme années de voyage,, surtout le dernier, il ne faut pas entendre la tourisme ou les vacances, non point, le jeune homme Félix se met à l’école et à l’écoute du monde entier. Le père et le fils se sont mis d’accord pour ne pas deux nuits au même endroit. Il voyage pour apprendre à l’école de la vie, loin de l’abstraction intellectuelle de professeurs qui parlent de la vie sans être jamais sortis de leur ville ou de leur pays. En d’autres termes qui sont victimes de l’autarcie intellectuelle, ce qui réduit considérablement la portée pratique de leur enseignement. Ou qui ont tout appris dans les livres, or ce savoir livresque n’est pas un bon guide pour vivre le réel.
Les problématiques de Goethe dans Wilhelm Meister ressemblent évidemment à celles qui sont développées dans Faust. L’auteur est obsédé par une question : comment faire pour supprimer cette dichotomie entre l’idée et l’action, le concept et le sentiment, le verbe et l’acte. C’est aussi ce qu’incarne Faust par sa nature même. Comment satisfaire les exigences de sa nature charnelle ? Le sentiment ne doit pas être réprimé à tout prix. Je me souviens d’un conseil donné dans le Prologue au ciel de Faust : Ne le faites pas, si vous ne le sentez pas (Tut es nicht, wenn ihr es nicht fühlt…)
Ayant consacré sa vie à la science, il est rattrapé sur le tard par le désir qui lui fait oublier toutes les règles de bienséance qu’on lui a inculquées et qu’il a respectées jusqu’à sa rencontre avec une jeune tentatrice. Du coup, les plaisirs des sens réclament leur dû sans plus attendre. Ce n’est certes pas vraiment cette dernière problématique qui surgit dans Wilhelm Meister mais on lira des passages où père et fils sont en concurrence amoureuse.
Dans ce roman de formation, on sent la volonté des hommes de vivre leur vraie vie, de ne pas passer à côté en sacrifiant à des mythes ou à des illusions. Mais est ce un roman ? Goethe ne respecte pas vraiment les normes de ce genre littéraire et lui-même avait des doutes quant à la nécessité de publier les Années de voyages de Wilhelm Meister. En fait, le texte va, si j’ose dire, dans de nombreuses directions avec même des passages d’un haut symbolisme mystique. Exemple le mieux choisi, celui de la mystérieuse cassette que nul n’ouvra immédiatement et dont la clé a été miraculeusement retrouvée et conservée. Le roman ne connaît pas d’aboutissement puisque les problèmes posés ne sont pas vraiment résolus.. J’ai surtout l’impression que Goethe a voulu montrer qu’il n’était pas très facile de faire de sa vie personnelle une véritable œuvre d’art, l’art qui joue ici un rôle considérable.
Un mot, tout de même, du texte lui-même dont je ne cirera que quelques passages puisqu’il couvre plus de cinq cents pages. Ces années de voyage s’ouvrent sur une scène bucolique : Wilhelm et son cher fils Félix sont en pleine nature ,où coule un beau torrent, le ciel est bleu, la nature accueillante. Le jeune garçon fait la découverte des pierres étranges qu’il présente à son p ère, lequel demande de s’adresser au garde champêtre. Le texte dit que la vie de cet homme est un voyage, ce qui est de bon augure. Mais ces années se veulent aussi propices à la rencontre puisque soudain jaillissent de nulle part deux jeunes garçons, l’un blond, l’autre brun, suivis d’une délicieuse femme qui serre son bébé contre sa poitrine, juchée sur un âne… C’est si beau qu’on se croirait dans un tableau d’églogue.. C’est si beau qu’on assimile ce spectacle à la fuite en Egypte. Ici, le lyrisme amoureux de Goethe rejoint le lyrisme religieux. On a l’impression d’être encore au paradis avant la faute et la chute du premier Homme. C’est un beau début : le fils de Wilhelm et ces deux jeunes deviennent aussitôt des amis et invitent à les suivre chez eux. Cette rencontre est plus que symbolique ; pas l’ombre d’une opposition, tout est innocence pure comme aux premiers jours de la Création. Et il y a, sans transition, ce monastère et cette église qui tombe en ruines mais avec des peintures murales exceptionnelles. Immédiatement après, sans transition, ce qui souligne le caractère particulier de ces Années de voyage, on lit une belle lettre d’amour que Wilhelm envoie à Nathalie qu’il aime ; On est ici en plein courant romantique : Wilhelm est ému en pensant à sa chérie et comme tous les romantiques, cette pensée lui tire des larmes.
*Il y a ici beaucoup de pédagogie, voire de didactisme ; tout est censé participer à la formation du jugement et du caractère de l’individu. En voici un exemple où le jeune homme prend la parole pour narrer ce qui lui arrive : en promenant son âne obéissant dans les montagnes, il se retrouve nez à nez avec une forme affaissée au bord de la route, qui n’est autre qu’une femme dont la voiture a été attaquée par des brigands et qui demande de l’aide, surtout pour retrouver son époux aux prises avec les détrousseurs de grands chemins. Le jeune homme n’en retrouve pas la trace mais propose de conduire la jeune femme (qui est enceinte) vers une sage femmes, Madame Elisabeth qui, avec le concours d’une autre femme aident, à l’accouchement. Il s’avère, par la suite, que le mari est retrouvé mort mais le jeune homme est amoureux fou de la jeune accouchée. Il propose de l’épouser de sorte que la petite fille qui vient de naître ne soit pas orpheline. Après avoir respecté les délais de décence, une bonne année de deuil, le mariage est célébré. On sent ici, outre la place centrale de l’amour dans toutes les considérations de Goethe, la morale petite-bourgeoise de l’époque… Je rappellerai juste une anecdote historique ; alors qu’il avait déjà presque quatre-vingts ans, Goethe Premier ministre à Weimar, envoie l’un de ses meilleurs conseillers demander la main d’une jeune file de dix-neuf ans… C’est dire que la libido de ce vieillard était loin d’être en panne ! La réponse de la famille à cette demande en mariage n’est pas connue mais elle se devine aisément.
Dans ces Années de voyage, tout se passe logiquement en plein air puisque c’est une large introductions aux réalités de la nature, cette même nature dont il est dit dans ce livre qu’elle n’a qu’une seule graphie… C’est très probable mais on en donne de nombreuses interprétations qui sont contradictoires. La diversité des approches atteste de sa richesse et de sa diversité. Il est intéressant de relever que rien dans ces échanges sur la nature qui nous entoure ne prend la forme d’un cours magistral ni d’une exégèse intellectualiste. Tout se vit dans la prolongement naturel des choses observées. Quand il est demandé d’avoir un exposé même succinct sur la minéralogie, la réponse ressemble à une dérobade. Il vaut mieux observer ce qui vous entoure et s’en faire une idée par vous même/ Il n’y a pas d’approche théorique de la nature. Cela nous éloignerait des réalités. La même chose vaut de toutes les autres attitudes face à la vie.
Mais où trouver les bons maîtres, seuls capables de nous introduire dans la connaissance naturelle des choses ? La question semble poser problème mais nous trouvons aussi une réponse claire à cela : Pour dominer et posséder complètement une matière, il faut l’étudier pour elle-même… Si je comprends bien, il ne faut pas plaquer sur cette matière autre chose, il ne faut pas substituer nos propres idées à celles du texte ou au réel.
J’évoquais plus haut la présence d’éléments symboliques, voire mystiques ; il y a aussi du merveilleux car Goethe veut croire que la seule Raison ne suffit pas à rendre compte de tout ce se passe dans notre monde. Il y a des canaux souterrains, invisibles qui font aussi avancer les choses. N’oublions pas la découverte de cette mystérieuse cassette dont on ne nous livre par le contenu. Je reviens aussi sur ce bâton qu’on plante partout et que l’on retire pour le conduire ailleurs. Et cet autre plante que l’on jette dans l’eau de la rivière et que l’on peut retrouver, au loin. On a l’impression que Goethe en veut aux penseurs du siècle précédent, à l’Aufklärung qui avait enfermé le monde dans une rationalité étroite et stérile au lieu de l’ouvrir à d’autres forces, aussi efficaces et aussi fécondes. Peut-être même plus. Le fil narratif n’est plus le souci majeur de l’auteur.
Comme n’ont pas manqué de le signaler, les spécialistes de littérature allemande du siècle dernier, sans oublier les contemporains, ce roman n’obéit à aucune règle classique. Exemple : cette rencontre fortuite du châtelain avec une belle inconnue qui vient se reposer non loin de lui et se pose sur le gazon avec grâce. Comme cela s’est produit auparavant lors d’autres rencontres aussi charmantes, la belle inconnue est invitée au château où elle conquiert tous les présents. En fait, c’est une fille qui se dit folle, prend place à table et demande, après, si elle peut payer son écot en tissant une rose ou en jouant une balade au piano. Une longue balade dont le contenu est quelques peu libertin. Mais comme ses manières et sa tenue sont irréprochables, tout le monde l’adopte et elle reste sur place deux bonnes années à partager la vie de ses hôtes. Mais voilà, comme c’est une créature de rêve au phtisique renversant, les deux hommes de la famille, Wilhelm et son fils Félix, en tombent amoureux, ce qui n’échappe pas à la principale intéressée. S’ensuit de longs développement sur l’âme féminine et une exégèse intéressante de la folie puisque la jeune fille s’en réclame explicitement : la folie, lisons nous, n’est qu’une raison qui prend des dehors différents. Le père et le fils se retrouvent dans une situation de concurrents amoureux. Consciente du trouble qu’elle génère et demeurée obstinément fidèle à un aman qui se distingue pas par le même scrupule, elle décide de disparaître sans laisser de trace… Le p !re et le sfils finissent par se réconcilier. On ne voit toujours pas la transition de ce qui suit avec ce qui précède. Sauf si l’on pose que ce sont le père et le fils qui incarnent cette suite..
Toute la philosophie de cette histoire, c’est de donner au public une sorte de roman expérimental où se succèdent les faits et gestes des deux héros qui sont des renonçants (selon Goethe lui-même). Qui lit encore ces romans de formation de nos jours ? Peu de gens et c’est bien dommage.