Martin Heidegger, Réflexions XII-XV. Cahiers noirs ‘#939-1941) Gallimard (IV)
Je poursuis la lecture attentive de ce si riche volume des Cahiers noirs, où Heidegger a désormais choisi d’exprimer sa pensée sous une forme qui tourne le dos à celle du traité et de la thématisation, comme il l’annonce lui-même. On sent, en cette fin de volume, une forte volonté de se confronter avec les auteurs allemands classiques. Mais la palme des citations revient sans conteste à Hölderlin (le meilleur des Allemands), à Nietzsche et parfois aussi à Herder et Kant. On trouve un passage assez long où l’auteur marque ses réserves face à certains aspects (surtout chrétiens) de la pensée de Sören Kierkegaard…
Martin Heidegger, Réflexions XII-XV. Cahiers noirs ‘#939-1941) Gallimard (IV)
Heidegger commence par rappeler qu’il ne s’était encore jamais confronté à la pensée du critique danois, faut d’avoir une vue d’ensemble de son système. Mais son orientation ne lui plait guère. Et il s’insurge contre ceux qui prétendent déceler une influence de la pensée de Kierkegaard sur sa pensée dans Sein und Zeit. Il n’accepte pas l’appellation de philosophe chrétien car il ne connait pas ce qu’on nomme la philosophie chrétienne. Heidegger s’oppose à ceux qui prétendent qu’il a utilisé le Danois dans le sens de son athéisme… : Avec cette opinion que n’importe qui véhicule, on suppose, ou mieux, on verse fatalement, sans faire l’effort de la moindre pensée dans la supposition que le même questionnement serait à l’œuvre dans Être et temps et chez Kierkegaard, à l’abandon près de l’élément chrétien.
Et dans la suite de sa réfutation de ce rapprochement injustifié, Heidegger remet les choses à leur vraie place : En vérité, le questionnement qu’Être et temps pose au premier chef et pour la première fois, est complétement étranger à toute métaphysique, et a fortiori à Kierkegaard. Heidegger avoue son incompréhension suite à cette parenté intellectuelle qu’on lui impute à tort. Voici comment il se l’explique : Parce que s’y trouve une tentative, au sein même de la métaphysique occidentale et plus précisément de la métaphysique des Temps nouveaux, de saisir sur un plan essentiel l’être soi-même de l’être humain, à partir de la subjectivité… Mais pour Kierkegaard l’intention regarde vers le salut chrétien, pour Être et temps elle relève d’une tout autre question qui n’est ni chrétienne ni anti-chrétienne… qui se situe bien plutôt purement et simplement en dehors du christianisme, en dehors de la théologie et de la métaphysique
Voila qui est dit, contrairement à son prédécesseur danois, Heidegger n’est pas un penseur religieux et tout rapprochement dans ce sens serait une incompréhension, voire une trahison de sa pensée.
Concernant sa relation à la pensée de Kierkegaard, ajoutons que Heidegger rappelle que ce penseur religieux danois accorde aux textes bibliques une certaine véracité, la véracité des Écritures et qu’il symbolise le rattachement à la foi chrétienne, une foi dont Heidegger n’a cessé de s’éloigner au cours de sa vie, même si dans sa prime jeunesse il avait jadis songé à devenir prêtre. Si je comprends bien la position de l’auteur, il nie tout rapprochement entre sa pensée celle d’un penseur religieux comme Kierkegaard.
Au début de la dernière partie de ce volume on lit une sorte de projection dans l’avenir, une sorte de philosophie de l’Histoire, où Heidegger parle de ce qui se produira dans au moins deux siècles. Voici le passage : Dans deux siècles s’éveilleront peut-être les premiers Allemands qui laisseront venir à eux ce qui a été longuement tenu en réserve dans sa venue, en étant ce qui vient. Ces premiers et peu nombreux, nous autres les passeurs de la transition, devront les préparer. Est-il une plus grande proximité à l’estre que ce penser-là qui s’aventure dans le lointain ? Penser d’avance jusqu’au commencement.
Dans ces lignes aux accents prophétiques, Heidegger assigne aux penseurs la tâche de former les suivants, de les instruire de leur mission. Mais il entend prendre son temps, puisqu’il parle d’au moins deux siècles, ce qui donnerait 2141…
J’ai retrouvé une mention du «juif Freud» et de sa théorie des instincts qui déterminent notre vie : On ne devra pas s’indigner à grands cris de la psychanalyse du juif «Freud», alors même qu’on ne peut, et tant qu’on ne peut tout bonnement pas penser sur un sujet quel qu’il soit autrement qu’en ramenant tout en tant «qu’expression» de la vie, aux instincts et à la perte des instincts. Cette manière de penser qui ne tolère au préalable aucun être n’est le nihilisme à l’état pur.
Je ne dispose pas de compétence pour commenter cette prise de position de Heidegger par rapport à la psychanalyse et à sa manière de tout ramener à la sexualité. Mais on peut voir que comme pour la physique juive d’Einstein (selon les Nazis) était réfutée au motif de l’origine religieuse de son promoteur, la psychanalyse était bannie elle aussi en raison de son prétendu caractère juif…
Eh bien, cela n’étonnera personne, mais même le jour où le Reich envahit l’URSS, le 22 juin 1941, Heidegger trouve le moyen d’y impliquer les juifs. Il évoque le rôle du juif Litvinov, le sémillant ambassadeur soviétique à Washington qui a brillamment défendu la cause de son pays. Mais Heidegger ne retient qu’une chose, son appartenance religieuse, juive, en dépit de son athéisme bien connu… N’oublions pas que l’auteur parle d’un soulagement éprouvé par bien des citoyens allemands inquiets de voir leur pays entretenir des relations aussi étroites avec le géant communiste. Heidegger cite même quelques lignes du discours d’Hitler annonçant l’invasion et la mort du pacte germano-soviétique. Heidegger cite aussi un passage des Izvestia où on rend hommage au diplomate.
Enfin, Heidegger fait encore une fois mention du judaïsme mondial (Weltjudentum) lorsqu’il mentionne l’impérialisme britannique et son expansionnisme . C’est assez triste de voir comment un grand philosophe donne libre cours à ses fantasmes et fait d’une communauté religieuse en passe d’être exterminée, une sorte de superpuissance : il parle du judaïsme mondial comme si celui-ci était organisé en tant que tel… Alors que son pays, l’Allemagne hitlérienne s’engage dans une terrible bataille qui va briser sa puissance militaire et la mener vers la ruine, Heidegger éprouve encore le besoin de décocher des flèches empoisonnées contre les juifs :… l’Angleterre mène maintenant jusqu’au bout la partie au milieu de l’américanisme et du bolchevisme, ce qui inclut en même le judaïsme mondial. La question du rôle du judaïsme mondial n’est pas d’ordre racial, elle est au contraire la question métaphysique qui s’enquiert du genre d’humanité qui, purement et simplement libre de tout lien, peut assumer en tant que tâche historiale mondiale de déraciner tout étant hors de l’être.
On croit au fond d’un cauchemar . Énoncer clairement que les juifs qui vont, pour la plupart, être exterminés, sont capables de déraciner l’univers, est proprement inouï. Difficile de prétendre que Heidegger n’était pas antisémite. Qu’on soit communiste, anglais, français ou autre, notre homme ne retient qu’une chose, la judéité ou le judaïsme. C’est très triste pour la philosophie et pour la Raison.
En conclusion de ces brefs commentaires sur tant de sujets qui lui tenaient à cœur en un siècle de destructions et de dévastations, Heidegger a consacré quelques à une Europe de la raison au moment même où notre continent n’était plus qu’un vaste champ de bataille. Parler de la raison de l’Europe au moment où cette même Europe avait justement perdu la raison :
«Une Europe de la raison» est censée advenir. On se rappelle avoir entendu les mêmes annonces il y a des décennies, en provenance de «l’Ouest» maudit. Et qui sont les esprits raisonnables qui veulent ici savoir ce qui est raison ? La raison elle-même peut- elle le savoir ? Ou bien n’est ce pas l’erreur la plus intimement attachée à la raison, que de méconnaître son inessence, et de toujours moins s’y retrouver dans les artefacts que produit son errance…