Martin Heidegger, Réflexions VII-XI. Cahiers noirs (1938-1939)(Gallimard) (V)
Voici un nouveau volume des Réflexions de Heidegger, compris dans ces fameux cahiers noirs qui nous occupent depuis plusieurs semaines. La traduction, remarquable est le fruit du travail de Pascal David. Mais j’ai une réserve à propos de son avertissement. Et notamment concernant une seule phrase, vers la fin de l’avertissement du traducteur. Monsieur David signale sobrement qu’on trouve quelques rares passages où les préjugés antijuifs de Heidegger sont indéfendables mais dont une certaine presse s’est saisie pour déformer la pensée de Heidegger et lui faire ainsi barrage. Jusqu’içi tout va bien, mais c’est la suite que voici qui me choque : libre à chacun de préférer aux mines d’or les scories…
Martin Heidegger, Réflexions VII-XI. Cahiers noirs (1938-1939)(Gallimard) (V)
Dénoncer des remarques antisémites ou «antisémétisantes» ne revient pas à se contenter de scories. On eût aimé qu’il en fût autrement. Et tous les spécialistes savent que même après 1945 Heidegger n’a jamais consenti à revenir sur de tels propos à la fois graves et blessants… Même son ami le philosophe Karl Jaspers en convient.
Un traducteur n’aurait jamais dû écrire une telle phrase, même si je partage son jugement sur la valeur intrinsèque de la pensée de Heidegger. J’en donne pour preuve l’attention, le soin extrême avec lesquels j’ai recensé ici même tous les cahiers noirs et d’autres textes sur la pensée de Heidegger. Je veux bien que l’on parle du caractère novateur de la pensée de cet homme dont l’œuvre majeure Sein und Zeit est placée par nul moindre que Levinas parmi les cinq chefs-d’œuvre de la pensée humaine… Or, on connait aussi les accusations violentes du philosophe du visage contre son contemporain rencontré, en 1929, à Davos aux côtés de Ernst Cassirer et de Paul Ricoeur… Pour mettre un terme à cette divergence entre nous, je me contenterai de dire que la cohabitation en un tel homme d’une si attristante bassesse et d’une si fulgurante pensée continue de nous intriguer et nous interpellera encore longtemps. Si je n’accordais pas une grande importance à cette ontologie novatrice, je n’aurais jamais pu rendre compte de tant de textes de cet auteur. Il faut faire en sorte que les critiques, le rejet justifié de certains aspects de l’œuvre, ne puissent pas polluer le reste. Je rappelle que les œuvres complètes de Heidegger couvrent près de cent volumes…
Les textes du présent volume, les Réflexions, remontent au début de 1938 et commencent par attribuer au peuple allemand une essence et une vocation particulières : Ce dont il y va pour les Allemands : qu’il leur soit permis d’être entièrement livrés à la lutte ayant pour enjeu la plénitude de leur propre manière d’être, et prenant fait et cause pour cette lutte et pour elle seule, d’être le peuple qu’il est réservé à eux seuls d’être…
N’est ce pas une sorte de revendication d’être le peuple élu, en lieu et place du peuple d’Israël ? Et puis il y a cette notion de lutte, donc de combat et de violence. Et on lit un peu plus loin : Le fardeau qui est au cœur de l’histoire de l’Occident, le lancer devant soi et en assumer la charge : c’est cela être allemand. Une sorte de mission propre est assignée à ce peuple et cela ressemble de plus en plus à une rivalité avec un autre peuple, le peuple juif. Je n’insinue pas qu’il y a là un discours avec une charge raciale explosive, je pense simplement que cette spéculation se veut un peu nationaliste. Certes, il ne faut pas lire ces lignes écrites en 1938/39 à la lumière des horreurs découvertes en 1945, mais tout de même. On eût aimé des considérations plus iréniques, plus pacifiques.
Les Réflexions proprement dites commencent par porter sur le catholicisme comme facteur culturel qui a irrigué la culture de tout l’Occident, donc de l’Europe. On pourrait presque parler d’une lecture théologique de l’Histoire et d’une profonde empreinte laissée sur les structures étatiques. Devons nous accepter cet état de fait ou devons nous le critiquer ? On peut le critiquer sans pouvoir le rejeter entièrement, tant son emprise sur notre penser et notre sentir (Denken und Fühlen) est forte. Comment interpréter cette métamorphose du catholicisme en facteur culturel ? En effet, le catholicisme s’est si puissamment identifié à la culture européenne qu’il devient difficile de les dissocier l’un de l’autre…
Pour bien comprendre la dialectique de l’estre et de l’étant il faut tenir compte de ce fait historique, de remplacement ou d’identification un peu abusive. Il s’agit, selon Heidegger, d’une réécriture de l’histoire ; et il cite, en exemple, la pratique dialectique de Karl Marx qui s’est accaparé une certain Hegel dont il a repris la démarche tout en oblitérant son christianisme. C’est donc une réappropriation par le canal d’une réécriture que l’auteur rejette. Qu’on en juge : Il a été professé à l’aide d’une dialectique grossière et à peu de frais que le fini présuppose et pose aussi toujours quelque chose d’infini – par quoi on se trouve déjà à mi chemin du but recherché- à savoir la démonstration de l’existence de «Dieu», en l’occurrence du dieu chrétien et de «la vision chrétienne du monde».
Un peu plus loin dans ce même volume des Réflexions, Heidegger revient sur sa critique de la mentalité chrétienne, lorsqu’il parle de la fondation par les Nazis pour d’un Institut d’histoire du Reich. Voici sa remarque : Que nous avons un institut du Reich pour l’histoire- ce qu’il faut entendre par histoire, l’histoire étant l’histoire historisante- Pourquoi donc ? Pour la même raison qui fait que nous fait défaut un penseur de l’histoire et que peuvent dès lors que peuvent proliférer les historio-graphes chrétiens.
Heidegger déplore la crise de la culture dont il est question depuis si longtemps. Il interroge : D’où vient par exemple que nos grands poètes et penseurs demeurent si peu entendus et se retrouvent perdants face à la médiocrité la plus crasse de toute production littéraire, pour peu que celle-ci soit de notre temps ? Peut-on même parler de défaite là où aucune lutte n’a été livrée, aucune distinction opérée, là où prévaut le simple oubli ? Que valent ces biens culturels devenus monnaie courante ? Quel crédit apporter à l’expression qui voit dans les Allemands le peuple des penseurs et des poètes ?
Dans l’histoire culturelle de l’Europe moderne, l’Allemagne faisait figure de pays de la culture, sur tous les plans. On a déjà parlé ici même de l idéalisme allemand dont aucun autre pays d’Europe ne peut se prévaloir, dans une égale mesure, les Français et les Anglais ne peuvent parler que de poètes et de penseurs relativement peu connus, en comparaison de ce que l’Allemagne spirituelle peut exhiber. Mais chez Heidegger, cette substance propre aux Allemands prend presque toujours l’allure d’une lutte à mort pour aboutir à cette affirmation. J’espère ne pas sur interpréter le petit passage que je vais citer ici :
La loi fondamentale des Allemands est ainsi, originalement, une lutte, celle qui a pour enjeu leur substance la plus propre, en sorte qu’une telle lutte ne peut jaillir que de leurs propres forces pour aboutir à une décision, sans pouvoir se contenter de s’appuyer sur de simples antagonismes et encore moins de se dissoudre en eux.
Comment interpréter cette unicité (Einmaligkeit), cette affirmation univoque d’une séparation absolue d’avec les autres êtres humains ? Je rappelle la date de rédaction de toutes ces réflexions, une année charnière 1938/39….
Une réplique m’a frappé par sa véhémence : Heidegger défend la philosophie de Descartes contre certains de ses adversaires parmi lesquels, il signale la présence de juifs.. sans dire ni leurs arguments ni surtout leur identité plus précisément. Une telle attitude ne laisse pas de surprendre car marquer son désaccord n’implique pas nécessairement de dire l’appartenance confessionnelle des opposants… En revanche, Heidegger ne tarit pas d’éloge sur son collègue de l’université de Heidelberg Karl Jaspers dont l’épouse était juive : En revanche (il parle de Heyse), je ne suis pas sans affinités avec le sérieux de Karl Jaspers dans sa tournure d’esprit et sa méditation, même si un gouffre sépare ma problématique dans Être et temps, de sa propre «philosophie», le fait est et n’est en rien préjudiciable à l’estime que je lui porte ni à la gratitude que je garde envers lui.
Décidemment, la confrontation de Heidegger avec le christianisme n’en finit pas .Et elle parait plus systématique qu’avec le judaïsme. Chemin faisant, il dénonce un subtil processus de laïcisation ou de sécularisation qui ne dit pas nom mais qui n’en poursuit pas moins pour autant son œuvre souterraine. Qu’on en juge : … ce qui est chrétien a enfin trouvé avec la «politique», dans l’histoire de l’Occident, des Temps nouveaux, la possibilité d’être efficace, et ainsi s’est installé à demeure dans l’essence même de cette époque. Par là s’attesterait, dit-on’, la vigueur et le témoignage de la foi et l’efficace du Dieu chrétien et cela confirmerait la «vérité» de la doctrine chrétienne. Foncièrement, toutefois, tout cela n’est que la conséquence de l’abandon de l’étant par l’être… On a cessé d’être chrétien, mais on reste «pétri» de religiosité et on ne se fait pas faute d’invoquer le moment venu le tout-puissant. Ou alors, on est chrétien, et il faut renier le monde et la culture.
Il n’est pas très courant que Heidegger se livre dans ses Réflexons à des considérations personnelles; c’est pourtant ce qu’il fait au paragraphe § 26, en évoquant un poème de Hölderlin : Le poème de Hölderlin, En bleu adorable fleurit… contient dans ses 17 premiers vers toute mon enfance autour du clocher de la terre natale souabe ; le cloches et les marches de l’escalier menant à la chaise du clocher… les vieilles tours du château voisin et les robustes tilleuls de son vaste parc…