Jérôme Lefiliatre, Mister K. Petites et grandes affadies de Daniel Kretinsky, Le Seuil
Ce livre, bien documenté et plutôt bien écrit, analyse en profondeur et sans complaisance aucune, la trajectoire ad astra d’un homme d’affaires, encore jeune, devenu milliardaire alors qu’il n’a pas encore 40 ans ! Ses origines sont plutôt modestes, une enfance tranquille sans éclat particulier. Même ses études juridiques n’en ont pas fait une fine lame du barreau… Cet homme, ce mystérieux Mister K (pour Kretinsky) soulève un certain nombre d’interrogations.. Alors, d’où a-t-il pu tirer ces millions d’Euros , (ou de couronnes tchèques) nécessaires pour bâtir l’empire industriel qu’il a su et pu ériger ?
Jérôme Lefiliatre, Mister K. Petites et grandes affadies de Daniel Kretinsky, Le Seuil
Mais il n’y a pas que de l’admiration dans cette enquête sur l’enrichissement exceptionnel d’un homme encore jeune, dans des milieux de fusions-acquisitions où l’amitié et la pitié n’existent pas du tout. L’auteur, journaliste à Libération, se pose toutes ces questions, sans éviter les zones d’ombre ni prendre toujours pour argent comptant les réponses faites par le principal intéressé.
Il faut faire un bref retour en arrière et rappeler en quelques mots ce qui s’est passé en Europe immédiatement après la chute et la ruine de l’ex URSS. La même décomposition du régime soviétique eut des répercussions dans l’ancien glacis russe, à savoir les états vivant sous la botte soviétique, et le pays de Mister K., la République tchèque, en fait partie… Le même désordre politique eut lieu dans le monde économique : de gigantesques entreprises, mal gérées et ne pouvant pas se négocier à leur juste valeur dans le nouvel ordre économique, tombèrent, pour une bouchée de pain, dans l’escarcelle de redoutables financiers et d’hommes d’affaire bien avertis. Mister K en fit partie et sut bénéficier de la confiance de certaines banques mais aussi d’affairistes flairant les bonnes affaires.
Alors, peut-on dire que Mister K est un oligarque suivant le modèle de ceux qui entourent Vladimir Poutine ? Kretinsky dont l’un des meilleurs connaisseurs n’est autre que le sympathique chef d’entreprise français Denis Olivennes. Kretinsky n’est visiblement pas un homme ordinaire ni un cerveau médiocre. Sa vive réaction chaque fois que le marché l’impose, nous met en présence d’un dirigeant fait pour gagner. Cependant, on n’amasse pas une telle fortune ni on n’édifie un tel empire financier et industriel sans le consentement, voire l’aide active, du personnel politique. Du coup, s’éveille le soupçon d’entente préalable, de délit d’initiés, de coupables amitiés avec des proches ou d’hommes politiques de premier plan.
On nous parle dans ce livre d’enquêteurs de la Commission Européenne de Bruxelles , venus enquêter sur ce type de délits. Mais rien n’a pu être prouvé de manière tranchante. Certaines réponses de l’intéressé laissent à désirer Je fais allusion à des cadeaux princiers faits à des proches d’un président de la République : en soi, ce n’est pas un acte criminel, mais on sait que dans ces milieu- là, on ne fait pas de cadeaux sans rien attendre en échange…
On ne peut pas nier que l’intéressé est largement doué et qu’il a un sens aigu des affaires, qu’il sait anticiper, même si quelques informations secrètes, distillées par avance, y est aussi pour quelque chose. Enfin, un petit pays comme la République tchèque s’est trouvé désarmé devant les finis limiers de la finance internationale. L’intéressé s’en est tiré avec une amende pécuniaire, mais les plaintes furent classées sans suite. C’est un univers qui suit ses propres lois, qui obéit à des pratiques qui ne sont pas celles d’enfants de chœur… SE porter acquéreur d’immenses gisements de charbon, exploités à ciel ouvert, au moment le plus propice pour réaliser des plus values gigantesques. Il faut avoir des appuis (des complicités ?) un peu partout, dans le monde des affaires mais aussi auprès des banques et à l’échelon politique, au niveau européen ?
En tout état de cause, on ne peut pas nier de curieux rapports entre le monde économique et le monde politique où d’anciens présidents ou chefs d’État deviennent des salariés de Kretinsky , ce qui, en soi, n’est pas interdit, maos pourrait passer pour unheilig aux yeux de la Commission Européenne…
Le chapitre traitant de l’intérêt de Kretensky pour la presse hexagonale ne laisse pas d’intriguer le lecteur, notamment français, désireux d’en savoir plus. Le monde de la presse fascine. Les changements à la tête de telle publication (quotidien, hebdomadaire, mensuel) ou telle autre impactent aussi l’opinion et la ligne éditoriale. Ce qui signifie que les implications d’ordre politique ne sont pas à sous-estimer. Un journal qui passe de droite à gauche, ou inversement, peut peser sur un vote. Comme le disait Lénine, l’information est un combat. Il convient de ne pas le perdre ce combat et la meilleure assurance de réussir, c’est d’avoir une bonne partie de la presse de son côté. Souvent, des capitaines d’industrie cherchent à contrôler une certaine presse, même lorsque celle-ci est largement déficitaire. Les bénéfices sont d’une autre nature et représentent d’autres types de gain…
Bien qu’écrit par un journaliste travaillant à Libération, ce livre n’est pas un document à charge. Aucune complaisance à l’égard du principal intéressé, mais une attitude qui reste équilibrée tout en n’évitant aucun sujet, comme je le notais plus haut. Certes, des doutes subsistent car les deux latitudes ne se ressemblent pas vraiment, Prague n’est pas Paris, et il est rare que des journalistes d’investigation meurent chez nous dans des circonstances obscures.
Certains se demandent encore si Mister K n’est pas simplement un agent russe, chargé d’entrer dans des secteurs vitaux (l’énergie, le gaz, la presse, etc…) où les oligarques russes ne peuvent pas agir sans éveiller les soupçons. On l’a vu pour l’entrée dans le capital du journal Le Monde où tout un rituel doit être observé à la lettre afin de préserver la ligne éditoriale du journal et son indépendance. Pourtant, certaines manœuvres ont pu être tentées avec succès.
Ce livre, très belle enquête sérieuse sur un oligarque tchèque montre que si l’on n’y prend pas garde, l’autonomie de tout un pays pourrait être menacée. Un exemple à suivre.