Meryem Sebti, Avicenne le prophète. Prophétie et gouvernement du monde. Le Cerf.
Voici un très beau travail d’analyse et d’interprétation portant sur l’un des penseurs persans, de religion islamique, qui a le plus puissamment contribué à l’émergence d’une scolastique juive et chrétienne, et ce, en dépit des fortes critiques que lui adressera son collègue plus jeune, l’arabo-andalou ibn Rushd (Averroès). Pour donner un simple exemple du rôle joué par ce grand précurseur, à l’instar d’Al-Farabi, il suffit de citer le titre d’une étude classique, offerte par le fondateur des études médiévales en France, Etienne Gilson, qui parlait de l’augustinisme avicennisant.
Quant à son influence, il suffit de rappeler que sans Avicenne (980-1037) le Guides des égarés de Moïse Maimonide (1138-1204 n’aurait jamais vu le jour. Cette dépendance étroite de Maimonide par rapport aux enseignements philosophiques d’Avicenne a donné naissance à un terme un peu barbare, l’alfarabo-avicennisme, ce qui désigne une fusion conceptuelle des principales doctrines de deux penseurs, Avicenne assurément, et Abu Nasr al-Farabi (870-950), le second maître (après Aristote) dans le monde islamique.
Meryem Sebti, Avicenne le prophète. Prophétie et gouvernement du monde. Le Cerf.
L’auteure de ce beau livre souligne à raison le lien insécable entre la prophétie dont Avicenne donne une exégèse philosophiques et la Providence divine. Car, même si l’on est bien introduit dans un univers gréco-musulman, il ne faut jamais oublier que nous nous trouvons dans un univers foncièrement religieux. Les ressources du raisonnement philosophique sont là pour fortifier la foi et en assurer les fondements théoriques. Ici, il s’agit, comme chez Maimonide de Religionsphilosophie, une e alliance plus ou moins réussie entre la foi et la raison.
La métaphysique d’Avicenne ne se distingue pas de celle des autres penseurs religieux de son temps ou de ceux qui lui ont succédé. Tout part de Dieu ou d’un intellect premier et tout y remonte. Mais on s’est rendu compte que le spirituel absolu ne pouvait pas aboutir sans corps intermédiaire, au matériel le plus prononcé. Ainsi naquit la problématique de l’Un et du multiple. Il fallait des étapes intermédiaires successives partant du premier principe, Dieu, pour aboutir au monde sublunaire, le monde de la diversité.
Avicenne conçut alors dix niveaux partant du premier principe et aboutissant par ordre ontologique décroissant à notre niveau ou plutôt au niveau de la sphère de la lune. Plus bas, il y a notre monde. Ces intellects séparés ou intelligences cosmiques ont une nature triple : la plus noble, c’est l’intellect en lui-même ; en dessous il y a l’âme et en dernier lieu la substance de la sphère elle-même. Et ce n’est pas tout : au fur et à mesure que l’on descend dans l’échelle ontologique, l’intellect intellige celui qui le suit immédiatement jusqu’au dixième qui n’a plus assez de force ontologique pour générer, par son intellection, un nouvel intellect. Ainsi, l’Un se dégrade progressivement pour parvenir au monde humain, celui de la diversité. Louis Gardet et ses collègues qui nous ont formés parlaient d’auto-intellections triadiques décrivant cette image médiévale du monde.
Maintenant, il faut dire ce que cela donne au plan psychologique, au niveau de l’âme humaine. Clairement, cela signifie que l’intellect humain ,appelé l’intellect hylique car engagé dans la matière, ne peut pas aller plus haut que ce dernier intellect, nommé intellect agent (al akl al fa’al) parce qu’il actue notre intellect qui ne fonctionne que par intermittence. A cette fonction indispensable s’en ajoute une autre qui consiste en l’infusion des intelligibles dans les objets, permettant l’abstraction intellectuelle et la découverte de l’ordre intelligible de l’univers. La connaissance, quoi.
J’ai dit plus haut qu’il y avait une relation indéfectible entre le monde du divin et le monde de l’âme permettant au prophète, envoyé de Dieu, de passer d’un univers à l’autre. Car toute cette exposition permet de lire philosophiquement les textes tirés des Écritures. C’est ainsi que tant Avicenne que Maimonide décodent les anges du Coran ou de la Bible pour y voir des intellects séparés, purs de toute matière et de tout mélange. L’angélologie philosophique fait partie du monde divin lequel n’est pas radicalement séparé du nôtre mais reste en communication avec lui, selon un certain mode.
On aura noté que la nature mixte, ambivalente, de l’homme est adroitement exploitée par le philosophe. La pensée, l’intellection, est l’instrument de la Création et l’homme, en se débarrassant le plus possible de sa nature charnelle, aspire à s’unir à cet intellect agent (al aql al fa al) qui fait passer son intellect de la puissance à l’acte.
Mais ce qui compte pour tous ces penseurs, soucieux de rapprocher le croire du penser, est de valider naturellement la connaissance prophétique. Et c’est là que nous retrouvons Maimonide, disciple d’al-Farabi et d’Avicenne. En effet, dans son Guide… Maimonide se sert de la cosmologie avicennienne pour son image du monde mais aussi pour la prophétologie.
Voici comment Maimonide, s’inspirant d’Avicenne, définit l’inspiration prophétique : le candidat-prophète doit avoir parachevé ses qualités intellectuelles et ses qualités morales pour accéder à ce rang de connaissance intuitive. La richesse métaphorique, l’exubérance des images et les énigmes du discours prophétique sont dues à la présence de l’imaginative aux côtés de l’intellective dans l’âme humaine. Parvenu à ce stade de la définition, Maimonide introduit deux aspects nouveaux : tout d’abord, il institue une catégorie unique de prophète, celle réservée à Moïse, le seul prophète- législateur d’Israël. On comprend qu’il y a là derrière une polémique silencieuse contre les prétentions de l’islam. Ensuite, il confère à Dieu un pouvoir suspensif, et ce afin de ne pas présenter la prophétie comme un processus relevant exclusivement d’un art naturel. Il spécifie que même après avoir rempli toutes ces conditions ouvrant la voie à l’inspiration prophétique, Dieu, sans donner d’explication, peut refuser tel candidat ou tel autre, pour des raisons de lui seul connues… ON retombe un peu dans le domaine de la grâce : le don prophétique n’est pas l’aboutissement d’un processus entièrement naturel.
Si l’on met de côté ces deux restrictions, toute la théorie de la prophétologie philosophique de Maimonide est nettement inspirée de l’auteur d’al-Shifa… Mais Maimonide ne s’arrête pas là puisqu’il reprend à son compte une idée d’Avicenne qui sera âprement critiquée par Averroès et ses sectateurs, notamment juifs : Dieu ne sera pas identifié au Premier moteur du livre VIII de la Physique d’Aristote ; La sphère suprême sera mue non par Dieu lui-même mais par le premier intellect séparé. Les aristotéliciens pur jus n’admettaient pas cela au motif que la nature ne fait rien en vain. Si Dieu est là, il faut qu’il serve à quelque chose. Les penseurs fidéistes ne pouvaient pas concevoir un Dieu, dépourvu d’une volonté libre aptes à réaliser des actes volitifs, comme un simple rouage, si éminent soit-il, de la mécanique céleste. Maimonide, lui aussi, se refuse à identifier Dieu avec le premier moteur.
Un autre idée d’Avicenne a retenu l’attention du Guide des égarés : c’est la théorie qui veut que l’existence soit un accident affectant l’essence… Et enfin, il y a cette fameuse distinction entre l’être d’existence possible, et l’être d’existence nécessaire, une définition qui revient à Dieu, essence simple sans aucun ajout quel qu’il soit, et qui, de ce fait, ne doit rien à personne. Les commentateurs hébraïques des XIII-XIV siècles ont vertement reproché à Maimonide son suivisme par rapport à Avicenne, lui préférant les idées plus directes d’Averroès. Un exemple : chaque fois que Moïse de Narbonne rejette une idée maïmonidienne qui ne lui convient pas, il en impute la responsabilité à cette concordance ou à cette connivence de Maimonide avec Avicenne. Un dernier exemple : pourquoi démontrer l’existence de l’essence divine dans la métaphysique alors qu ‘elle ressortit à la physique…
Il faut aussi parler de la question de la science divine, car elle occupe une place majeure dans la gestion ou la gouvernance des choses de ce bas monde, notre monde sensible. Et précisément, cet ordre naturel des choses est soumis à l’évolution historique, c’est-à-dire au changement des êtres de ce monde sublunaire. Ce qui conduit à se poser la question suivante : l’essence divine varie t elle suivant les mutations affectant les choses ? En d’autres termes, est-ce que la science divine perçoit aussi les particuliers ? Quelques décennies après la disparition d’Avicenne, cette question partagera les philosophes et les théologiens. Al-Ghazali (ob. 1111) s’indigne dans son texte Tahafut al-falasifa ; et dans son Guide des égarés, Maimonide lui emboitera apparemment le pas en déplorant le fait que les penseurs ont commis une terrible erreur en présupposant des créatures plus savantes que leur créateur, Dieu. Averroès lui-même reviendra sur cette question à la fois dans sa réfutation d’al-Ghazali (Tahafut al-Tahafut) et dans son Traité décisif. Les scolastiques ont tenté de résoudre cette épineuse question (essentielle dans le cadre de la problématique de la Providence) de la manière suivante : quand Dieu se pense, ou s’auto-intellige , il intellige du même coup la totalité des êtres existants sous leur forme la plus noble… Même les averroïstes juifs ont repris cette explication, dans le sillage de leur principal modèle, Moïse de Narbonne (1300-1362), le penseur juif qui a commenté le plus de penseurs médiévaux musulmans : Averroès, Al-Ghazali, Ibn Tufayl, ibn Bajja, etc…
Au fil de toutes ces pages si bien remplies et aux notes si nombreuses, on se rend compte sans peine que l’intellect est la partie la plus noble de l’homme. L’intellect est le lien unissant le monde sensible et l’univers des anges On n’en est pas encore à un intellectualisme à tout crin, comme chez Maimonide, mais cette omniprésence saute aux yeux. L’intellect est aussi la pierre angulaire du système avicennien et de sa psychologie.
Dans la seconde partie de son ouvrage, l’auteure envisage des aspects particuliers de la problématique générale ; un passage a plus particulièrement retenu mon attention, la spécificité du prophète et sa présence indispensable dans la direction et la vie de la cité. Sans pousser trop loin la similitude, on a pu faire un rapprochement avec la Cité de Dieu de Saint Augustin. Sans le prophète, véritable nomothète, la cité ne peut pas connaître la justice et l’équité. On pense aux idées des habitants de la cité vertueuse (Ahl al madina al fadila).
J’ai bien aimé la métaphore suivante : l’intellect du prophète brille naturellement avant même d’être touché par le feu.
Il y aurait encore tant de choses à dire concernant ce riche volume. IL y a là un très intéressant face à face de la raison et de la révélation.
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