Emmanuelle Tixier du Mesnil, Savoir et pouvoir en Al-Andalus au XIe siècle .Le Seuil.
Le nom, à lui seul, fait rêver. Certains comparent cette région quais-mythique à une Atlantide, un domaine où coulèrent le lait et le miel d’une très haute culture, un espace géographique où les éléments religieux les plus opposés sont parvenus à trouver un point d’équilibre. Un véritable paradis sur terre. Mais l’auteur qui connait bien la question ne cède pas à cet imaginaire occidental qui mêle obscurément le mythe à l’histoire. La réalité est plus complexe. Et je pense que Madame Emmanuelle Tixier du Mesnil n’est pas tombée dans le piège de l’idéalisation, tout en évitant, parallèlement, le danger des approches idéologiques.
Emmanuelle Tixier du Mesnil, Savoir et pouvoir en Al-Andalus au XIe siècle .Le Seuil.
On sait que dans la politique culturelle des pays riverains, Al-Andalus représente quelque chose qui nous échappe un peu et dont nous ne possédons pas la totalité en raison, justement de l’histoire et de la géographie. J’ai relevé dans la quatrième de couverture, une phrase très brève et très juste à la fois que je souhaite citer ici car elle me semble résumer au mieux le défi que nous lancent cette région et son héritage mythique et historique à la fois : Les princes andalous firent de la culture un projet politique, un ferment de légitimité, le moyen de la concurrence entre eux, contribuant à fixer pour des siècles l’image d’une péninsule savante…
Ce n’est pas exactement ce qui s’est produit mais c’est très bien dit et on souhaitait qu’il en fût réellement ainsi. J’y vois personnellement les prémisses de que sera l’âge d’or du Moyen Âge, un avant-goût des Lumières tant médiévales que du XVIIIe siècle. Certes, je ne me trompe pas d’époque et j’ai bien noté qu’il est ici question du XIe siècle, donc un bon siècle et demi avant l’apparition de grands maîtres comme Averroès et Maimonide, tous deux issus de Cordoue, autre cité mythique de ce rapprochement rêvé entre non pas les cultes mais les cultures. Mais ces belles plantes que sont ces philosophes-théologiens éclairés n’ont pas bénéficié d’une génération spontanée, ils ont poussé sur des terreaux dont la préparation, la prédestination, fut une œuvre de longue haleine. Si les conditions n’avaient pas été très favorables, nous n’aurions jamais pu compter de telles personnalités hors du commun dans nos rangs. Comment imaginer, par exemple, l’histoire de la philosophie universelle sans Thomas d’Aquin, Averroès et Maimonide, pour ne citer que les plus connus ?
Revenons sur cet apport andalou spécifique qui a radouci les mœurs et la rigueur de certaines doctrines religieuses en les mâtinant de philosophie. Des penseurs, des médecins-philosophes comme Abu Bakr ibn Tufayl (ob. 1185), l’homme qui eut l’intelligence de présenter le jeune Averroès au prince régnant, Yaaqub Abu Youssef, a été le premier à théoriser une critique très forte de la Révélation et à déconstruire la constitution des traditions religieuses. IL suffit de se reporter à son épître sur Hayyy ibn Yaqzan pour mesurer ce pas de géant que la noétique de cet homme a fait parcourir à la philosophie dans ses rapports avec la religion.
Tout médiéviste connait l’odyssée de enfant ayant grandi loin de la société des hommes, qui ne reçut aucune tradition religieuse mais dont l’intellect, guidé par une observation du monde et des phénomènes de la nature, aboutit à une religion philosophique, dépourvue de haine religieuse ou partisane. Il fallait le faire ! En plein XIIe siècle, se débarrasser de la pesante tutelle religieuse et revendiquer pour l’intellect humain seul le pouvoir et le courage de découvrir la vérité sur Dieu, le monde et l’homme. Mais il faut rappeler la fin de cette histoire mythique : lorsque Hayy et son nouveau compagnon quittent leur solitude pour aller au-devant des hommes, ils découvrent que le commun des mortels n’est pas fait pour se frayer un chemin vers les sommets éthériques de la philosophie. La découverte d’une religion éclairée par la philosophie est réservée à quelques rares élus… L’écrasante majorité des incultes demeure viscéralement attachée à des mœurs grossières, loin du culte spirituel qu’ils servaient dans le cadre de leur île déserte.
Dans l’Occident chrétien on, la traduction de ce beau texte n’eut lieu qu’après un siècle de tâtonnements. On en était encore loin. Derrière cette appréciation nécessairement objective, il ne faut pas chercher l’influence de je ne sais quelle idéologie destinée à favoriser telle thèse plutôt que telle autre sur l’essence de la future péninsule ibérique, entre wisigoths et Arabes. Ne faisons pas jouer à l’Histoire un rôle bassement ancillaire. Certes, l’auteure parle elle-même d’une lutte à mort entre l’islam et la chrétienté. Même si c’est cette dernière qui l’a emporté, cela n’annihile pas des siècles de présence musulmane. Les yeux de la belle de Cadix sont là pour nous le rappeler…
Le titre de ce beau livre se propose d’analyser les rapports entre le savoir et le pouvoir, soit entre la culture et la politique.
La référence, dès les premières pages, aux savants de la Science du judaïsme (Wissesnchaft des Judentums) est très bien vue, je la relève dès à présent car ces érudits juifs du XIXe siècle livraient un model d’intégration par la culture, un schéma qui était apparu lors de leurs très nombreuses études des textes en hébreu ou en judéo-arabe. Ces savants juifs d’Europe voulaient montrer à l’Europe chrétienne que dès le Moyen Âge il existait un lieu où les juifs pouvaient s’imposer par leur savoir et leur philosophie, et ce lieu se nommait justement l’Andalousie. Et que ce fut le lieu de naissance d’une multitude de savants juifs admis à pratiquer eux aussi de telles études. En d’zabres termes, la culture andalouse avait supprimé les barrières entre les hommes, suivant leur dénomination religieuse. L’Andalousie avait déconfessionnalisé la culture. Il faut retenir cette idée ; l’intégration par la culture. Partager les mêmes valeurs culturelles permettaient le vivre-ensemble. Derrière ces travaux d’érudition il y avait aussi une quête identitaire destinée à découvrir l’identité juive à travers des œuvres culturelles. Et l’on découvrait l’essence de la vérité historique. La Tradition avec une lettre majuscule devait supplanter les traditions locales ou le folklore.
Mais cet exemple n’était juste que partiellement puisque, suivant les vicissitudes politiques du moment, les minorités ethniques ou religieuses durent s’en aller vivre sous des cieux plus cléments : le meilleur exemple nous est fourni par Moïse Maimonide (1138-1204) qui dut quitter sa ville natale Cordoue, en raison de l’intolérance de la tribune fanatique des Almohades. Et même à Fès où l’ensemble de la famille s’était réfugiée, l’exécution un samedi matin, par ces mêmes Almohades, du rabbin local, força les fugitifs à migrer en Orient. Mais même au Caire, Maimonide resta fidèle à son origine andalouse puisqu’il signait ainsi (Moshé le séfarade) ses missives adressées aux autres communautés…
L’auteure a donc eu l’idée géniale de mêler la quête identitaire des savants juifs à l’identité mythique ou réelle de l’Andalousie… Depuis que l’on parle de déconstruction dans le domaine des sciences humanise, les notions d’identité, d’origine ou de mémoire ont connu des modifications substantielles. Je relève que le peuple juif n’est pas oublié, lui qui a commencé à parler de son identité et de son unité, en dépit de la dispersion, pour traverser des siècles d’oppression. Il a survécu à tout mais dans quel état ! Et à quoi ressemblerait le judaïsme aujourd’hui si le temple de Jérusalem n’avait pas été détruit en 70 de notre ère ? Alors que vaut la définition de l’identité ?
Ce livre est très riche et je ne peux pas écrire un compte rendu trop long ; en revanche, je puis citer quelques passages pertinents qui renseignent bien sur la thèse de l’auteure : Notre propos n’est pas de démêler l’histoire du mythe mais de comprendre la genèse d’une histoire mythifiée ; si l’histoire est devenue notre mythe (…) changeons d’angle et voyons si l’on peut faire de l’histoire avec un mythe.
J’ai déjà parlé de l’apport des juifs à la question de l’Andalousie ; je renvoie à ms Que sis-je ? sur La science du judaïsme et l’historiographie juive, sans même parler La construction de l’histoire juive de Heinrich Grätz, ainsi que sa thèse de doctorat intitulée Gnosticisme et judaïsme, parue aux éditions du Cerf. En revanche, il faut relever succinctement la notion de tolérance qui constitue un couple indéfectible avec l’Andalousie, selon l’auteure. On sait que certains arabisants espagnols contemporains contestent vivement cette équivalence. Voir Sérafin Fanjul, l’auteur d’un véritable pavé, intitulé Al-Andalus, l’invention d’un mythe.
Mais je retiens volontiers cette phrase sui veut que ce soit l’amour de la culture qui a fait des Arabes des Andalous… Cela peut paraître provoquant mais il faut bien préciser que nous ne parlons vraiment du peuple mais d’une classe privilégiée, une sorte de religion des élites…
Le chapitre sur la Fina est remarquable par ses analyses et ses citations. Ce sont les fitnas successives qui ont mis un terme à l’existence de toutes ces taïfas, cet émiettement en petites principautés souvent rivales, voire ennemies. D’après certains spécialistes l’Andalousie n’a jamais pu se relaver complétement de ses luttes intestines.
C’est la dernière partie du présent ouvrage qui traite le sujet annoncé dans le titre. On y lit quantité d’extraits de penseurs ou de gens de culture qui documentent bien cette équivalence entre All-Andalus et l’esprit, celui d’une culture libre et épanouie.
Je suis particulièrement sensible au fait que l’auteure de ce livre ait réservé à la Science du judaïsme la place d’honneur qui lui revient dans le traitement de cette image idéalisée d’Al-Andalus. Me revient en mémoire une expression de l’un de ces grands savants juifs, le hongrois Wilhelm Bacher, (1850-1913), étoile de première grandeur au firmament de la philosophie, parlant de ce temps-là comme d’une spanische Glanzperiodeà ,glorieuse époque espagnole.