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Anne Applebaum, Famine rouge. La guerre de Staline en Ukraine. Gallimard, 2022.

Anne Applebaum, Famine rouge. La guerre de Staline en Ukraine. Gallimard, 2022.

Anne Applebaum, Famine rouge. La guerre de Staline en Ukraine. Gallimard, 2022.

 

La publication de ce émouvant ouvrage si documenté et si limpide, tombe à point nommé. Car il démontre que les démêlés de l’Ukraine avec son puissant voisin, la Russie, ne datent pas d’hier : ce fut une longue histoire qui prend vraiment forme en 1917 avec l’éphémère république d’Ukraine et rebondit en 2022. L’auteure de ce livre en tient compte, sans toutefois avoir conçu son ouvrage comme un plaidoyer ou un parti pris. Certes, l’auteure fait allusion à ce qui se passe à la frontière des deux pays, Ukraine et Russie, mais respecte scrupuleusement les règles de l’analyse historique, basée sur des archives et des livres écrits par d’autres spécialistes.

 

Dès la révolution bolchevique, la Russie s’est intéressée à ce territoire qui n’a pas eu la chance de développer par ses propres forces son avenir national. Souvent, c’est la géographie qui dicte l’histoire d’un état ou d’un pays. Ce sera le cas de la  Pologne, ce sera aussi celui de l’Ukraine. La république d’Ukraine eut une durée de vie qui n’excéda pas quelques mois et fut intégrée à ce gigantesque organisme, négateur de l’indépendance de chaque peuple, l’URSS.   Staline et ses sbires firent tout ce qu’il fallait pour nier l’histoire, la langue et la culture de leur voisin, qui suscitait l’envie d’autres états riverains moins bien lotis. Par exemple, une expression qui en dit long sur l’âpreté de quelques uns : l’Ukraine, grenier à blé de la Russie.

 

Et c’est justement de l’arme alimentaire qu’il s’agit dans ce livre qui porte bien son titre... Au début des années trente, en 1932/33, Staline aggrava une collectivisation des terres agricoles à marche forcée. Une terrible répression s’abattit sur le petit pays dont les richesses en matière alimentaire furent pillées de manière éhontée. L’auteure évoque la neutralisation et le dépouillement des Koulaks, terme désignant des paysans très prospères et qui tentèrent d’opposer une résistance aux oukases du petit p père de peuples. Ce dernier déclencha une véritable guerre contre les paysans du pays, détruisant les récoltes, tout ce qui était comestible au point que la famine, la disette, s’abattit sur les campagnes. On parla alors d’enfants au ventre gonflé par la faim car ils n’avaient plus rien à manger. De plus , alors que les morts se comptaient par milliers, jonchant le sol des rues des villes et des villages, (sur cinq millions de victimes, quatre millions étaient des Ukrainiens). la police de Staline empêchait les paysans de fuir leurs habitations pour se réfugier ailleurs où ils pourraient se sustenter.

 

Et c’est bien là qu’intervint l’accusation de génocide, mentionnée par le juriste juif de Varsovie Raphaël Lemkin. Staline a voulu en finir une fois pour toutes avec l’idée même d’une nation ukrainienne en saccageant tout, y compris la langue et la culture du pays. Les édiles du Parti communiste alertèrent Staline sur ce qui se passait... Rien n’y fit, certes, on assista à quelques gestes mais rien de vraiment consistant et susceptible d’inverser la tendance : Staline voulait dévitaliser le pays voisin et n’admettait pas que l’on s’intéressât à autre chose qu’à la culture russe. Un tel attachement ou intérêt était susceptible de dégénérer en sentiment national avec des velléités d’indépendance par rapport à l’URSS.

 

Les scènes montrant l’intervention sauvage des polices du régime sont incroyables. Le patrie du paradis socialiste foulait aux pieds les idéaux démocratiques au point d’en arriver à des mesures d’extermination.  On se souvient de la phrase de Trotski : on ne pénétrera pas dans le royaume du socialisme avec des gants blancs et sur un parquet bien ciré...

 

Dans le copieux chapitre sur la révolution ukrainienne, l’auteure montre que le rapport entre le pays et son langue originelle, redevenue langue de l’administration, après la proclamation de l’indépendance en janvier 1918, a été décisif. Le recours à l’ukrainien marquait le début de l’indépendance réelle du pays. On relève aussi le rôle prépondérant joué par les intellectuels qui rédigèrent de belles histoires de leur pays. Mais cela n’a pas suffi à stabiliser la situation, surtout face à des adversaires déterminés comme Lénine et Staline. On mesure à l’aune des faits historiques la naïveté d’un slogan du genre une Ukraine libre dans une Russie libre  C’est une alliance absolument irréaliste, une pure vue de l’esprit.

 

Le meilleur exemple de cette absence de lucidité politique nous est fourni par le cas de Staline en personne : l’auteure explique qu’il avait deux priorités dès qu’il fit partie du premier gouvernement bolchevik : saper les fondements du nationalisme ukrainien, d’une part, et accaparer les céréales de ce pays aux terres si fertiles, d’autre part. Il est étonnant de voir comment l’histoire se répète et comment les réalités politiques et économiques se rappellent à notre bon souvenir.

 

Staline qui était d’abord commissaire aux nationalités, savait aussi, autant que Lénine,  que la nourriture est une arme  et il décida, comme on le verra plus loin, de s’en servir. Lénine le chargera  justement de ramener du pain à Moscou, malgré l’opposition de la paysannerie ukrainienne de se fondre dans des fermes collectives. Staline ne reculera devant aucune mesure, si inhumaine fût-elle, plus tard, au début des années trente lorsque de telles mesures entraînèrent la mort de faim  de plusieurs millions d’êtres humains. Il s’agissait d’arrimer l’Ukraine au navire soviétique par tous les moyens et ce sera chose faite, dès les premiers pas du régime des Bolcheviks...

 

Le présent ouvrage signale aussi les méfaits sanglants d’un antisémitisme endémique. Les victimes de ces pogroms, notamment en 1919, se comptaient par milliers, voire par dizaines de milliers. Aux juifs on importait la moindre défaite, les moindres troubles contre-révolutionnaires, les moindres difficultés d’approvisionnement en ces temps d’après-guerre. Dans cette sinistre besogne, les cosaques ukrainiens se sont particulièrement illustrés, semant la désolation sur leur passage... On les accusait de traitrise le plus souvent. Il est vrai que le tsar Nicolas II était orfèvre en la matière et c’est sous son règne que la police secrète tsariste fabriqua et diffusa les Protocoles des sages de Sion, censés dénoncer  les manœuvres des juifs en vue de la conquête du monde... Des minorités ethniques, incapables se protéger elles-mêmes et leurs communautés, accusées d’aspirer à la domination du monde ! L’antisémitisme rend aveugle et fait disparaitre la moindre lueur de lucidité..

 

Les années 1927-1929 furent le théâtre d’une double crise : la lutte pour le pouvoir au sein même de l’appareil communiste, après la disparition de Lénine (1924) et les pénuries alimentaires qui se faisaient de plus en plus sentir. Staline avait développé autour de sa personne un certain nombre de Bolcheviks auxquels il s’allia, même lorsque ces derniers étaient plutôt de sensibilité droitière.

 

Mais le plus dur sera la collectivisation. En novembre 1929 Staline fit un discours où il vantait les grands mérites de la collectivisation ainsi que les fermes collectives. Il se déclarait satisfait de voir l’essor de cette nouvelle agriculture, laissant derrière elle l’exploitation  individuelle et rétrograde de quelques maigres arpents de terre, pour rejoindre l’exploitation à grande échelle. Selon lui, des districts entiers, voire des régions entières délaissaient l’exploitations chétive, jetant leur dévolu sur des moyens modernes. En réalité, Staline  ne décrivait pas la situation actuelle mais son souhait de voir naître un autre système. Pour le moment, il cherchait à convaincre la paysannerie réticente du bien—fondé de sa mesure coercitive. .

 

Cette collectivisation allait avoir aussi des conséquences familiales ; en les privant de leurs terres, si petites fussent elles, la socialisation des parcelles privait aussi les pères de transmettre leur terre agricole en héritage à leur fils. Les pères perdaient de leur autorité, partaient en ville ou ailleurs chercher un travail, ne rendant qu’épisodiquement  visite à leur famille, voire disparaissait purement et simplement. Ce qui générait une société disloquée...

 

Je ne fais pas état des témoignages de voyageurs étrangers, britannique ou polonais, observant depuis leur compartiment de train des villages ukrainiens délabrés, des villageois squelettiques, en quête de la moindre nourriture.. On lit aussi des alertes adressées au camarade Staline afin qu’il prenne conscience de la situation. Une petite fille en relation avec des gens proches du dictateur se fit le relais de telles observations ; Staline répondit qu’il s’agissait d’histoires sorties de l’imagination enfantine, particulièrement  féconde et inventives...

 

Staline  était convaincu que sa profonde réforme agraire ne réussirait pas tant qu’il n’aura pas réduit l’opposition des koulaks ; il s’engagea donc de toutes ses forces dans cette dékoulakisation en Ukraine. Il fallait donc punir cette région, l’affamer et ne lui livrer aucun semis pour s’assurer de bonnes récoltes. J’ai été frappé de lire que pour faire échec au ramassage des bêtes de boucherie, les paysans firent marcher à fond les abattoirs ; tous les paysans qui possédaient des bœufs, des vaches, des brebis, des moutons, des chevaux, tout troupeau ou cheptel toutes les bêtes furent battues afin de se soustraire aux réquisitions vécues comme des spoliations. Évidemment, cela n’échappa aux polices du régime qui en informèrent leurs chefs ; et cela remonta à Staline. Quand d’autres communistes lui suggérèrent de relâcher la pression, en livrant des semis par exemple, ils essuyèrent une fin de non-recevoir

 

La lecture, même parcellaire de ce livre est bouleversante. Il faudrait plusieurs compte-rendus de cette taille pour pouvoir lui rendre justice. Il y aurait tant à dire. Mais j’ai dû faire un choix, je vais évoquer en peu de lignes le contenu d’une lettre qu’une petite fille de onze ans écrit à son oncle d’une ville voisine pour le prier de venir la chercher, car il n’ y a plus un petit morceau de pain à manger et parce que ses parents sont alités , ne tenant plus sur leurs jambes, ils vont expirer. La petite fille demande que son oncle vienne la secourir car elle est une enfant et qu’elle veut vivre...

 

Tant son oncle, que Dieu aussi sont restés sourds à son appel au secours. Elle n’a pas survécu mais ses bourreaux Staline et Lénine sont, eux, morts dans leur lit. Cette affaire est  évoquée par Vassili Grossmann.  

 

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