Michel Onfray ert Michaël Azoulay, Dieu ? Le philosophe et le rabbin. (I)
Éditions Bouquins.
Michel Onfray ert Michaël Azoulay, Dieu ? Le philosophe et le rabbin. (I)
Éditions Bouquins.
Ce livre, lancé à grands renforts de publicité à la radio, m’aura au moins appris une chose, dont je vous invite à vous inspirer : il faut se méfier de tout ouvrage, de tout film ou de toute pièce de théâtre dont on dit trop de bien. . Méfiez vous des dithyrambes. Il faut vérifier la véracité des dires... et ne se fier qu’à soi-même.
Dans ce même contexte, je dois dire, ce que chacun sait depuis belle lurette, que j’ai la nostalgie du XIXe siècle français et allemand où tous les rabbins étaient aussi des érudits rabbiniques ; ils disposaient d’une sorte de code culturel pour décrypter le message de la Torah. En d’autres termes, ils étaient à la fois des rabbins, des pasteurs d’Israël et de grands philologues. Je pense par exemple au rabbin Samuel Cahen auquel même un esprit aussi éclairé qu’Ernest Renan a rendu un hommage très mérité... Je pense aussi aux frères Reinach (Salomon et Théodore).
Certes, on a fini par leur reprocher de passer plus de temps avec Sophocle et Eschyle qu’avec les folios talmudiques. Ce n’est pas faux et cela leur a créé quelques difficultés, mais quand on les relit, aujourd’hui même, on est époustouflé par leur style et la richesse de leurs idées. Le rabbinat français actuel devrait renouer avec la Science du judaïsme (Wissenschaft des Judentums, mada’é ha-yahadout).
Dans le cas présent, je me suis visiblement trompé en acquérant cet ouvrage qui a, certes, des qualités, mais rien de comparable avec ce que j’en attendais. Un simple exemple, mais qui est significatif, tout de même, puisqu’il s’agit du terme grec hébraïsé dans la littérature talmudique, Apikoros (Épicure), un penseur de la Grèce antique dont les docteurs des Écritures ignoraient la vraie philosophie. Et l’on conviendra sans peine que dans le présent contexte, cette notion a une valeur centrale.
La meilleure façon de traduire ce terme est de traduire la définition en araméen que le Talmud en donne lui-même : let din wé let dayyan. Il ne croit ni en la justice ni au juge. Donc, le monde et les humains sont livrés à eux-mêmes dans un univers sans foi ni loi. Épicure, celui des rabbins qui ne connaissaient pas sa vraie philosophie, niait l’ordre éthique de l’univers. Et comme cet ordre est censé émaner du Créateur, on peut dire qu’Apikoros désigne un homme qui nie le monothéisme éthique. Ce n’est pas rien dans ce débat ou dialogue puisque cela revient à renverser l’assiette sur son bord...
Il est question ici d’une confrontation polie entre un rabbin et un philosophe, comme si l’histoire intellectuelle du judaïsme n’était pas jalonnée de rabbins-philosophes. Si ma mémoire ne m’abuse, il existe un célèbre tableau de Rembrandt nommé le rabbin-philosophe... Par ailleurs, nier l’existence d’une pensée ou d’une philosophie juive est une aimable plaisanterie et signe une nouvelle fois le manque de maturité dans le traitement des sources anciennes.
Il existe une philosophie juive depuis au moins la littérature sapientiale de la Bible ; l’Ecclésiaste, par exemple, que Renan nomme le juif le plus sympathique qui soit, et n’oublions pas le livre de Job qui pose les questions lancinantes qui perturbent l’existence sur terre depuis des temps immémoriaux Et les Psaumes qui ont pour auteurs des hommes parmi les plus religieux que la terre ait jamais portés... Enfin, la littérature talmudique met souvent en scène des dialogues polémiques entre un docteur des Écritures et un philosophe (verbatim) : filosof éhéq sha’al...
Je pense aussi à la définition de l’essence du judaïsme, par exemple selon Léo Baeck (ob. 1956), dernière grande figure rabbinique d’Allemagne avant la Shoah...
Mais revenons à l’idée même qui fonde cette confrontation ou ce dialogue, notamment sur la notion de Dieu, son existence ou son inexistence, sa puissance tutélaire ou son impuissance tragique, face aux injustices de ce bas monde. Sur ce point aussi, on s’étonne de l’emploi du terme philosophe, là. il faudrait parler d’athée, d’ailleurs dès que la confrontation s’engage, on ne cite jamais le vocable philosophe mais celui d’athée et du substantif athéisme. Cette inadéquation (même si j’accepte volontiers Michel Onfray dans notre confrérie.). Là encore, c’est le marketing qui l’emporte sur l’usage correct des concepts.
Oserais-je dire que dès l’exposé de M.O, on ressent un déséquilibre après une lecture attentive, face aux généralités dites par le rabbin. M.O. pose le vrai débat et ses argumentes sont autrement plus forts et plus affutés que ceux du rabbin. Pourtant, tout le discours de M.O. est, volontairement ou pas, centré sur des problématiques religieuses, du moins quant à leur origine...
Qui est responsable de cette disparité de niveau ? C’est l’indigence de la pensée rabbinique actuelle ; dans leur formation, les repentants juifs de la foi, n’ont pas été dotés de ce qu’on appelle le décodeur culturel, une sorte d’argumentaire philosophico-religieux capable de donner aux rabbins le pouvoir de comprendre ce que les Écritures VEULENT dire... sans rester enfermé dans les quatre coudées de la tradition ancestrale. UN rabbin américain du nom de Marc Saperstein a pourtant publié jadis un livre intitulé Decoding the rabbi (1980)s...
J’ai relu les lignes écrites par le rabbin et n’y ai trouvé aucune ligne directrice, notamment quand il parle de la notion kabbalistique de tsimtsum, sans en saisir véritablement la portée. D’abord, il s’agit d’un élément constitutif de la kabbale de Safed, celle d’Isaac Louria, donc une mystique ou une théosophie, qui a mis plusieurs siècles à approfondir l’héritage de l’ancienne kabbale, celle d’Espagne avec Moïse de Léon. Cette notion tente de reprendre la question disputée de l’aristotélisme médiéval de l’adventicité de l’univers. Visiblement, les kabbalistes voulaient éviter la thèse de l’éternité de l’univers, mystérieusement effleurée par Maïmonide qui a pris soin de dissimuler son opinion sur cette question délicate. En gros, l’exposé de M.O. est structuré, profond et suscite la discussion. Sans le moindre pathos car ce qu’il a enduré dans sa vie personnelle n’est pas négligeable. Il pose les vraies questions.
Que signifient, au juste, des expressions comme je crois en Dieu ou je n’y crois, j’ai la foi, je n’i pas la foi... A cela, j’ajouterai la notion de grâce, visiblement plus présente dans la théologie chrétienne (saint Paul, saint Augustin et Martin Luther) que dans le judaïsme rabbinique... J’ai moi-même entendu des prêtres érudits me dire que la foi est une grâce, comme le don de prophétie.
Depuis le criticisme kantien, nous savons ce qu’il faut penser de la métaphysique. Mais même déjà au Moyen Âge, Averroès (ob 1196) reprochait à con prédécesseur Avicenne d’avoir rangé la démonstration de l’existence de Dieu dans la métaphysique alors que Averroès lui assignait une place dans la physique . Cet avicennisme était inacceptable aux yeux d’Averroès, plus proche du Premier moteur du livre VIII de la Physique que du Dieu de la Bible ou du Coran. Bien plus tard, un penseur qui se méfiait de la philosophie (de Hegel, notamment), Sören Kierkegaard (ob. 1855) et considérait la foi comme un absolu, le terminus d’une vie de méditation et non plus une simple étape sur la voie de la vérité . Mais chez les juifs, Maimonide en tête, on ne cherche pas trop à creuser des notions métaphysiques, il y a prévalence de la voie médiane et d’un accord avec la pratique des préceptes divins. C’est la leçon qui se dégage des livres de l’Ecclésiaste, de Job et des Psaumes. Le Talmud attribue l’apostasie d’un grand maître dont rabbi Méir fut le disciple respectueux jusqu’au bout, rabbi Elisha ben Abouya qui reprochait justement à la divinité de pas voler au secours de ses adeptes, jusqu’à mettre leur vie en péril.
La théologie rationnelle, du Moyen Âge à nos jours, a tenté de convoquer la Raison devant le tribunal de la Révélation.
La référence directe à Maimonide par M.O. m’interpelle. Dans son Guide des égarés, ainsi intitulé pour sortir de l’embarras ceux qui reçoivent un enseignement doublement contradictoire, la Torah d’une part, Aristote, d’autre part. Mais le Maimonide que nous connaissons m’inquiète : a-t--il eu une pensée unique ou duale, unité ou dualité ? Il définit la foi dans le chapitre 50 de la première partie du Guide..., après tant de chapitres consacrés aux homonymes, guidés dans son interprétation par la nécessité de dégager un concept divin d’où toute corporéité est absente : la croyance ou la foi se dit lorsque ce que nous proférons avec nos lèvres coïncide avec ce que nous pensons dans notre cœur, étant entendu que le cœur a toujours été considéré comme le siège de l’intelligence... Mais Maimonide place le curseur très haut, ce qui n’a pas échappé à l’un de ses critiques ultérieurs (isaac Abrabanel) qui inverse ainsi la proposition : ce que le maître a défini, ce n’est pas la croyance mais bien l’opinion philosophique selon Aristote... L’expulsion des juifs de la péninsule ibérique est passée par là, et les exilés se sont crus victimes d’une punition divine, suite à leur abandon de la Torah pour se griser des muses grecques...
Nait-on juif ou le devient-on ? En quoi consiste cette altérité juive, réelle ou imaginaire ? J’ai ici deux anecdotes à ce sujet, tirées de l’aire culturelle germanique : Henri Heine relate un échange avec un voisin ou un collègue, qui lui demande quelle est sa religion ; la réponse fut : je suis juif mais le judaïsme n’est pas une religion, c’est une maladie... Second exemple qui met en relation Ludwig Börne, le poète juif qui souffrit tant de l’antisémitisme, d’où son changement de nom : d’aucuns me demandent si je suis juif, d’autres m’admirent de l’être, d’autres, enfin, m’en plaignent mais personne ne veut l’oublier !
Toutefois, M.O. est fondé à dire que si on vous transplante ailleurs vous aurez les mêmes idiosyncrasies que les gens du lieu où l’on vous aura transféré... Régis Debray parle dans son essai L’exil à domicile... du rapport entre la température et le tempérament !
Comme toute tradition spéculative, le judaïsme compte en son sein au Moyen Âge un grand penseur antiphilosophe mais doté d’une solide formation philosophique. Il s’appelait Juda Halevi et a composé un brulot contre les adeptes de le pensée grecque. Cet homme qui marqué les esprits de son temps a joui d’une grande célébrité y compris de nos jours. Il avait un contemporain arabo-musulman qui a, tout comme lui, convoqué la Raison pour comparaitre devant la Révélation dont il soutenait le primat. C’est Abou Hamid al-Ghazali (ob. 1111)), auteur des Intentions des philosophes (Maqacid al falasifa) et ensuite de la Destruction des philosophe (Tahafut al-falasifa). Dans la première œuvre il résume les thèses des philosophes sur Dieu, le monde et l’homme, et dans la seconde il entreprend de détruire ers fondements logiques de ses adversaires. Averroès lui rendra la monnaie de sa pièce puisqu’il détruisit la Destruction de la Destruction (Tahafout al-aAhafout). Cette confrontation est une des meilleures dont on dispose dans cette éternelle querelle entre la philosophie et la tradition religieuse... IL était normal qu’elle figurât dans ce contexte. En gros, Halévi et Ghazali sont d’avis que la Raison n’est pas en mesure de rivaliser avec la révélation en matière de connaissance de l’essence divine. Ghazali dénonce les inconséquences réelles ou supposées des doctrines philosophiques qui prêtent à la créature une science des existants plus étendue que celle de leur Créateur...
Le judaïsme, une religion qui lutte pour sa survie et sa vie...cette phrase inspirante de M.O. me conduit à des spéculations qui touchent au cœur même de l’histoire juive, à l’essence de la religion d’Israël. Depuis la chute du temple et la diffusion de cette église triomphante qu’est le christianisme sur plus de deux millénaires, le peuple juif et ses dirigeants ont été contraints de mer un combat, celui de la survie. Et cela les a éloignés de la vie normale. Depuis deux mille ans le judaïsme fut condamné à une vie de paria ; il fallait d’abord survivre physiquement, ne pas disparaître, ce qui laissait vraiment peu de place à la VIE proprement dite. Qui peut prétendre aujourd’hui que le judaïsme rabbinique que nous pratiquons est conforme à celui de nos origines, le type de juif que nous aurions été sans toutes ces attaques antisémites, toute cette oppression et toutes ces expulsions. A quoi aurait ressemblé le judaïsme de nos jours si l’histoire juive n’avait pas été transformée en une martyrologie avec son cortège infini de morts, de conversions forcées et l’antisémitisme sous toutes ses formes ? Sans cette cascade de malheurs, restés dans notre Judée natale, nous aurions mené une vraie vie, normale, à l’abri des menaces et des attaques. En d’autres termes, on aurait mené une VIE digne de ce nom et notre énergie, notre génie créatif n’aurait pas englouti toute notre énergie afin de se maintenir, de vivre en paix.
Je comprends mieux les spéculations kabbalistiques inspirées par Louria qui esquissent l’émergence d’un monde touché par la grâce des sefirot, la promesse d’un univers sans conflit... Bref, un univers messianique, sans développement historique puisque l’humanité serait devenue ce que prédisait le vieux prophète hébreu du VIIIe siècle avant JC, Isaïe ; une humanité conquise par la grâce, en paix avec elle-même, sans violence, sans armes, guidée par le seul souci de confiance et d’équité.
Sans transition, la question fort délicate des conversions est l’une des pommes de discorde les plus voyantes entre les juifs et les chrétiens. Les juifs ne facilitent pas les conversions car ils savent que la pratique religieuse juive n’est pas de tout repos. Ce n’est pas difficile d’être juif, c’est de le rester, ce qui se mesure par le degré d’adhésion aux préceptes et commandements divins. Car le judaïsme rabbinique est une religion positive, elle comprend des lois positives et des lois négatives. Ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire.
La véritable conversion est celle du cœur, nous dit M.O. dans sa sagesse... Et il a raison, tout sans qu’il connaisse le Talmud, le Talmud s’y connait en lui ( Jacques Derrida) : Dieu (le miséricordieux) préfère le cœur (Rahamana libba ba’é). C’est la formule araméenne que le Talmud a choisie pour marquer l’importance de la conversion intérieure, loin des caméras et des micros.
Mais revenons à nouveau sur une idée séminale de M.O. qui parle du devenir juif. En effet, nous sommes restés juifs, nous avons résisté à tout mais dans quel état avons-nous émergé de l’abîme ! Est-ce que ce judaïsme doté d’une trousse de survie est le judaïsme intrinsèque, dans sa pureté originelle, telle que transmise par Moïse, au nom de la divinité biblique. Cette myriade de commandements, d’interdits, d’obligations, de solitude a constitué une sorte de carapace défensive ayant gêné la naissance de toute vie intérieure. C’est ce qu’ont compris des penseurs aussi différents que Maimonide et les kabbalistes comme Moïse de Léon et Isaac Lourda. Ils ont démontré que la sève n’avait pas déserté le vieux tronc du judaïsme pour ne plus affluer que dans le rameau chrétien (Ernest Renan). Et une fois de plus, c’est l’athée de service qui pose les bonnes questions et attire l’attention sur le non-dit et l’impensé...
Avant de clore cette première partie me revient en mémoire un texte que j’avais lu chez le rabbin allemand Katznelenbogen, l’adversaire et conçurent de Jacob Emden (ob. 1776) qui aspirait à une vie plus normale, au contact harmonieux des autres nations, des autres créatures. Il a utilisé deux verbes qui m’ont posé problème quant à leur traduction juste, en raison de ce qu’ils impliquent : voici le texte en hébreu : lihyot nivla’ lihyot méoraw im ha-biryaot Être compris avec les créatures, être intégré parmi les créatures. En bon français philosophique : cesser d’être un paria dans le monde... (A suivre)