Régis Debray, L’exil à domicile. Gallimard, 2022.
Régis Debray, L’exil à domicile. Gallimard, 2022.
Le titre, très bien choisi, signifie que l’on vit une situation d’exilé, sans sortir de ses frontières naturelles, sans quitter son pays, sans tourner le dos à son propre pays. On est en décalage, en déphasage, avec tout, tout le monde extérieur. Tout change, sauf soi, ce qui complique les choses et suscite une conscience, un sentiment d’inadaptation. En soi, ce n’est pas grave de se sentir ainsi, ce qui devient alarmant, c’est que cela nous arrive chez nous, dans le milieu où l’on a toujours vécu. C’est ce que Régis Debray veut nous dire. C’est du moins ce qu’il ressent : être un vieux c-on dans un univers qui change trop vite, provoque des réactions paradoxales, impensées, jusqu’au jour où l’on se trouve confronté à elles.
Ce livre est le genre d’essai que j’aime bien, non que je suive l’auteur dans toutes ses considérations un peu blasées, du genre «au soir de ma vie, je suis revenu de tout...» ; mais plutôt qui jette ou pose un regard sincèrement perdu, égaré, sur un monde que l’on ne maitrise plus, qui nous laisse su bord de la route. Je veux dire que cet essai se penche avec une certaine rigueur et loin du moindre pathos, sur le sens de la vie : comment vivre ? Comment affronter un monde où l’on vit et qui change plus vite que nous ? D’où le titre.
Mais il n’est pas inutile de dire un mot des premières pages de cet essai. Cela m’a intrigué czar depuis quelque temps je me suis demandé pourquoi tant de gens, simples, ordinaires, ou connues et célèbres, porter la barbe alors que nous étions auparavant confrontés à un univers imberbe. La barbe, système pileux ou pilosité viserait à renforcer la virilité des mâles en âge de la porter ? Et que signifie cette manifestation, vise-t-elle à s’affirmer aux yeux des femmes, secrètement attirées pour ces poils qui évoquent l’anatomie masculine ? En tout état de cause, ce surgissement de la barbe chez une majorité d’hommes gagnerait à être cernée de plus près. C’est plus qu’un simple phénomène de mode, c’est un phénomène de société...
Mais curieusement, après avoir évoqué cette question, on passe aux essais nucléaires sur plusieurs atolls français ; et sans transition, l’auteur se recentre sur le sujet : comment vivre dans notre monde actuel sans un minimum de règles morales ? Il semble que l’auteur en appelle à un peu de transcendance qui fait cruellement défaut, à quelque chose qui se situe nettement au-dessus de nous et donne à notre vie un sens qui dépasse les contingences habituelles. Un absolu, certes introuvable, mais ardemment souhaité, même si on n’ose pas se l’avouer... C’est à peu près ce que je viens d’entendre l’auteur dire sur Europe 1 chez Sonia Mabrouk... Mais ce n’est pas vraiment ce qu’on entend un peu partout sur le retour du religieux. L’être humain, dans son voyage sur cette terre, a besoin de croire en certaines valeurs, de vraies valeurs et non pas des sornettes à la mode qui ont envahi nos médias et poussent comme des champignons. Voici une phrase tirée du livre :
l’idée d’un état éthique relevant du cercle carré à l’usage exclusif des phraseurs.
Le ton est donné. Il sera constamment celui de tout le livre (pas plus de 124 pages). J’ai aussi bien aimé cette critique de la notion de progrès, un état qui génère parfois le contraire de ce qu’on en attendait. C’est une idée qui remonte à la philosophie du siècle des Lumières, lequel croyait en l’infinie perfectibilité de l’homme. Le problème est que cette philosophie a tenté -et a presque réussi- à ruiner l’idée même d’une transcendance. C’est un peu comme le capitaine d’un navire qui aurait perdu l’usage de la boussole au moment où l’océan est déchaîné...
Ayant été, -à un moment donné, mais oublié de tous aujourd’hui, proche du pouvoir socialiste et notamment du défunt président de l’époque- l’auteur critique ironiquement les efforts de la France de rester une grande puissance en développant l’arme nucléaire ; il utilise même cette métaphore de quelqu’un qui voyage en première avec un billet de seconde… De Gaulle, c’est de lui qu’il s’agit, a réussi à faire croire au people français qu’on avait gagné la guerre. Mais cela rappelle surtout, bien plus tard, la petite phrase assassine de Henry Kissinger : la France est une grande puissance de taille moyenne...
La critique est nettement plus forte lorsque l’auteur en vient à parler du déclassement de la France en de termes univoques :
Les rapports que nous pensions naturels et hiérarchiques unissant le masculin au féminin, l’histoire à la géographie, le long terme au court terme, l’écrit aux images, la politique à l’économie, le rouge au vert, le poète au comptable, ont fait la culbute -le bas se retrouve en haut, le bien a tourné mal.. Mais cela a un nom savant : «l’inversion normative»
J’ai rarement lu une critique aussi vigoureuse des valeurs qui soutiennent notre civilisation occidentale, dite judéo-chrétienne Commet s’explique ce revirement ? Je crois que c’est le sentiment de vieillir. Enchainant les considérations désabusées sur le monde qui l’entoure, notre sympathique Régis Debray aborde ce sujet sans transition aucune, mais on sent bien que c’était, Régis Debray , la toile de fond de son propos, Il mentionne le dire de Goethe qui explique que le vieillissement consiste à ne retenir des choses que ce qui compte et non ce qui brille ou nous attire de manière confuse. C’est bien, c’est juste, on accorde moins d’importance ou pas du tout, à ce qui brille. Partant d’un tel principe, le regard posé sur tout ce qui avance, scintille ou brille, n’est plus le même. On revient sur des choses qui nous paraissaient jadis importantes pour se concentrer sur ce qui se voit moins mais compte beaucoup plus. Et puis on prend conscience que la fin se rapproche, on n’avance plus, on réfléchit beaucoup plus et on relativise.
Mais ce n’est pas tout ; les critiques un peu fatiguées continuent d’affluer. Au fond, ce livre est le livre d’un homme fatigué, épuisé par une course effrénée que la civilisation nous a imposée à tous : j’ai bien aimé la critique des réactions ultra-rapides par SMS ou autres, où, dans la minute et non plus dans l’heure, il faut frapper fort, ce qui concourt à créer la pire des inflations, la plus délétère, l’inflation du discours où tant d’analphabètes tiennent des discours car il faut toujours tout savoir sur tout.
Je me souviens d’une expression de Charles de Gaulle, dans ses Mémoires de guerre :... le papier supporte tout et le microphone diffuse n’importe quoi...
Mais au terme de ce compte-rendu qui est déjà assez long, je répète que ce livre est le fruit d’un homme d’âge mais a su conserver un sens critique toujours intact. C’est un peu l’Ecclésiaste de notre temps.
«Se moquer du monde et d’abord de nous-même...»