Marcello Misto, Les dernières années s Karl Marx. Une biographie intellectuelle (1881-1883) Presses Universitaires de France.
Marcello Misto, Les dernières années s Karl Marx. Une biographie intellectuelle (1881-1883) Presses Universitaires de France.
Pour les non-spécialistes et les ignorants (et je suis du nombre), Marx était allé rejoindre les oubliés d’un passé qui a longtemps fait illusion avant de connaitre une disparition spectaculaire. Et voici qu’arrive ce livre qui entend ressusciter les morts et connait, à ce que je vois, un succès foudroyant. Plus de vingt rééditions et traductions, à la fois dans des langues européennes mais aussi dans d’autres idiomes parmi les plus rares. C’est dire que l’appétence de certains écrits précédant de peu sa mort de l’auteur, est toujours là.
Dans une éclairante introduction, l’auteur qui est professeur à l’université de Toronto, souligne que Marx a été victime de maintes instrumentalisations provenant des milieux les plus surprenants et les plus inattendus, notamment de la défunte URSS, soucieuse de prouver par tous les moyens, sa stricte orthodoxie marxiste. On y ajoutait évidemment Engels et Lénine...
La richesse et l’intérêt du présent ouvrage est de montrer, selon l’auteur, que vers la fin de sa vie, Marx a étendu sa curiosité à tant d’autres domaines sans nécessairement envoyer à l’impression le fruit de ses dernières investigations, par exemple contre le colonialisme britannique ou français de son temps.
Les critiques de l’œuvre et de la personnalité de l’auteur du Capital, rétorqueront certainement que quelques œuvres posthumes ne suffiront pas à sauver le marxisme du grave discrédit dont il est l’objet depuis des décennies. Presque toutes ses prévissions ont été invalidées par les faits et sa prophétie de la chute du capitalisme a subi le même sort. Enfin, cette idée selon laquelle les études des dernières années de vie révèlent un dernier Marx ou un nouveau Marx, est sujette à caution...
Le livre commence par nous livrer ses commentaires sur une interview de Marx par un grand journaliste américain ; le ton est bienveillant t et très confiant puisque l’interviewer demande à Marx quelle est le maître mot de l’existence. Après un court instant, la réponse : la lutte. Marx n’a pas renoncé à servir la cause de sa vie, les intérêts de la classe ouvrière...
Dans le chapitre intitulé «nouveaux horizons de la recherche», on découvre un Karl Marx profondément humain, souffrant de l’éloignement de ses petits-enfants, ayant quitté la Grande Bretagne pour la France où leur père avait trouvé un emploi. Marx vivait aussi très mal le fait de ne pas pouvoir aider financièrement l’une de se<s filles... Quant aux petits enfants, Marx reconnait qu’il se précipite vers la fenêtre chaque fois qu’il entend des enfants faire du bruit dans la rue.
Concernant la lutte contre la colonisation, Marx s’est beaucoup intéressé au cas de l’Algérie où se posait le problème de l’acquisition (confiscation ?) de vastes territoires agricoles. Il s’est même intéressé à l’Australie et s’opposait à ceux qui parlaient d’une absence de culture aborigène... Marx lisait tout ce qui lui tombait sous la main, sur la chimie, la physique et tant d’autres sujets...
Notamment l’anthropologie où Marx se documente et tente de découvrir les processus qui conduisent au clan et anuite à la famille avec une structure bien définie. Il est difficile de résumer de tels développements en raison de leur aspect de remarques critiques.
Marx se voyait en véritable citoyen du monde ; il lisait la plupart des langues européennes. Il dévorait les journaux parlant des événements politiques internationaux, mais aussi des publications prolétariennes. C’est ainsi qu’il commençait sa journée : faire quelques lectures de ce qu’il recevait (parfois aussi beaucoup de lettres), prenant des notes lorsqu’il en ressentait le besoin. Même quand il était eu pleine préparation d’un ouvrage, sa curiosité intellectuelle ne cessait jamais.. Quand on l’interrogeait sur sa conception du passage au communisme, il répondait que
la question était mal posée mais que, véritablement le processus serait infiniment plus lent et plus complexe. Il suivait attentivement les démarches de la classe ouvrière française, et aussi la question irlandaise, depuis le milieu des années 1860.
Dans ses analyses théoriques sur la situation de la classe laborieuse, Marx a toujours accordé un statut particulier à la Russie. Dès le début des années soixante-dix, il apprit le russe et pouvait déchiffrer les caractères cyrilliques. Mais il jugeait que le temps nécessaire pour que ce vaste pays tombe comme un fruit mur dans l’escarcelle de la révolution serait très long ; à titre de comparaison, il cite la Grande Bretagne qui a mis près d’un millénaire et demi pour atteindre le niveau qui est le sien aujourd’hui...
Le capitalisme est-il le préalable incontournable à la société communiste ? Marx a longuement discuté cette opinion avec Engels ; mais il semble qu’il y ait aussi d’autre voies pour parvenir à ce même résultat. Les contradictions inhérentes au système capitaliste (toujours plus de productivité, plus de gains, etc...) condamnent ce système de production à sa perte. Les intérêts des différents états les conduisent tout droit vers la confrontation armée, et c’est la guerre. Me revient en mémoire cette phrase attribuée à Lésine, en substance : Vous verrez, les capitalistes finiront par nous vendre même la corde pour les pendre...
Tout au long de ces pages si érudites et si bien documentée, ce n’est pas seulement un Marx des derniers temps qui vient à notre rencontre, c’est tout simplement un nouveau Marx, si humain, si fragile et si sympathique qui nous fait face. Le présent ouvrage y a bien contribué, e t je regrette de ne pas pouvoir m’y attarder un peu plus.
Je n’avais jamais lu ailleurs que Marx s’était rendu en personne à Alger et qu’il abreuvait son ami et complice Engels de notes condamnant les agissements des colons de France métropolitaine Il s’indigne en découvrant que les indigènes sont rigoureusement châtiés pour de simples délits de droit commun. Marx avait insisté pour faire le voyage en Algérie en dépit de son état de santé vacillant.
C’est aussi l’un des mérites de ce beau livre que d’avoir dépeint un Karl Marx comme tous les autres habitants de notre planète : un homme qui s’effondre lorsque son épouse bien aimée quitte ce monde, quand il apprend la mort de sa fille aînée, atteinte du cancer du foie... et qui se languit de voir enfin ses petits-enfants...
Son indignation est vive lorsqu’il constate de visu les méfaits et les crimes du colonialisme qui institue une double législation, l’une pour les autochtones et l’autre, plus avantageuse, destinée aux Français de la métropole...Et dernier mais non moindre, jusqu’à ses dernières semaines et jours, ses petits-enfants lui manqueront.
Pour finir, signalons que le livre est tissé de commentaires d’ouvrages qui ont marqué leur temps, notamment en matière de relations au monde du travail...