André Lacocque, Travail et créativité. Le Cerf, 2023.
André Lacocque, Travail et créativité. Le Cerf, 2023.
L’éminent spécialiste de la critique biblique et, entre tant d’autres qualités, le remarquable collègue du regretté Paul Ricoeur nous offre un livre d’une érudition écrasante. Très souvent, le texte infra-paginal dépasse le texte principal, ce qui déconcentre un peu le lecteur, même si celui-ci n’ignore rien des thèses les plus actuelles de la critique biblique. Car c’est bien d’un passage en revue de la critique textuelle qu’il s’agit, avec pour point nodal, le statut du travail dans le récit de la création, telle qu’elle se lit dans les tout premiers chapitres du livre de la Genèse. Nous lisons donc une profonde réflexion sur la valeur travail dont tout être humain considère qu’elle occupe une place centrale dans sa vie. Hormis les cas abusifs comme la tyrannie ou les travaux forcés, le fait d’exercer un métier, d’avoir une profession parachève l’homme et le gratifie d’une certaine dignité. Ce livre dont le titre peut parfois égarer examine à la loupe les tout premiers chapitres de la Genèse, lorsqu’intervient la création d’Adam, un homme jardinier que l’Elohim place dans un jardin afin qu’il travaille le sol et le garde (lé-ovdah ou-le shomrah)... Ce sont ces deux verbes qui ont fait couler tant d’encre qui constituent la trame de ce livre. Le débat est clair : le travail est-il une bénédiction, une libération, ou au contraire, une condamnation et une malédiction ?
Il est évident que la question n’est pas simple à traiter, d’autant que, un peu plus loin dans le récit biblique, il y a une désobéissance à l’injonction divine qui entraîne une réelle malédiction : désormais, l’homme devra travailler une terre aride et manger son pain à la sueur de son front. C’est tout le contraire du début du couple paradisiaque, installé dans un jardin aux arbres fruitiers les plus luxuriants.
Je rappelle que la critique biblique est fondée sur ce que l’on nomme l’hypothèse documentaire : il y a deux sources majeures qui se sont démultipliées par la suite au point que les détracteurs de cette approche critique ont dit que certains représentants de la critique «entendent pousser l’herbe». Je ne m’engagerai pas dans ce débat même si les cent premières pages de cet ouvrage tentent d’arbitrer entre ces plaidoyers en faveur de ces différentes thèses.
Dans notre monde industriel ou simplement agricole le débat est clos : quand les conditions sont bonnes, acceptables et libératoires, le travail est une valeur, un facteur de bonheur et d’épanouissement. Mais pour les rédacteurs élohistes et yahwistes qui fusionnent dans les chapitres (2 à 5) de la Genèse(3 ;18), le discours est contradictoire. Pourquoi avoir rompu la trame d’un bonheur paradisiaque pour aboutir à ce qu’ on peut taxer de servitude. L’homme, condamné à se tuer au travail de la terre qui ne fera germer que des épines et des ronces. C’est un véritable asservissement . Là, il n’est plus question de jardin d’Éden mais d’une vraie lutte pour la survie. Si l’homme n’est plus présent pour travailler la terre, l‘aventure humaine s’arrêtera là, et l’homme mourra de faim.
Dans un débat aussi fondamental, on comprend que les différents rédacteurs ou scripteurs aient pu avoir des opinions opposées. A qui la faute ? Qui est responsable de ce changement si contrasté ? On sent que la Bible préparait le terrain ; on commence par Dieu qui demande au couple humain l’origine de la découverte de leur nudité (Mais qui vous a dit que vous étiez nus ?) Et il s’interroge de nouveau sur l’absence d’Abel, comme s’il avait besoin qu’on l’aide à découvrir le pot aux roses, à savoir le premier meurtre de l’histoire. Ces développements de la littérature biblique montrent que la Bible, telle qu’elle nous est parvenue, est une véritable littérature qui est loin d’être d’un seul tenant. Évidemment, l’orant moyen ne se pose pas de telles questions puisque, pour lui, la foi prend le pas sur la critique et la découverte de la vérité.
On ne peut pas ignorer le fait que la transmutation de la valeur travail intervient sur un arrière-fond de transgression et donc d’une punition. L’homme écope d’une peine bien plus grave que celle consistant à labourer le jardin et à le garder. Désormais, on parle d’épines et de ronces. On retombe dans le réel avec sa loi d’airain. Si l’homme veut survivre dans un milieu très hostile, il faut qu’il transpire à force d’efforts. Toutes les conditions paradisiaques du jardin d’Éden ont disparu. On a même l’impression que l’homme déchu n’est plus le diadème de la Création, ce qu’il aurait dû être selon le plan originel divin. Il n’est pas rabaissé au rang de simple élément de la création mais a perdu de sa dignité...
Naturellement, cette lecture conséquente ne saurait être le bien commun de tous ; elle requiert un approfondissement de très longue haleine.
Dans la seconde partie de cet important ouvrage, l’auteur migre vers des notions plus modernes, excogitées par des gens comme les membres de l’école de Francfort, ou comme Freud, Marcuse, sans oublier Karl Marx et quelques autres. Tout repose désormais sur le principe de plaisir et sur le désir. Et le travail ne fait pas exception à cette réalité. Le travail doit être source de plaisir, de contentement et de bonheur. Ceci est plus proche des sources bibliques que des notions marxistes selon lesquelles l’homo faber, l’homme qui travaille, se crée lui-même puisqu’il vit les choses intérieurement. J’avoue que je me sens plus à l’aise avec le livre de la Genèse qu’avec Marx et Freud.
Il reste à dire un mot de la relation dialectique entre le repos du chabbat et la sacralisation de l’ataraxie. SI célébrer le chabbat, c’est s’abstenir de tout travail (melakha, avoda), alors le travail reprend son sens d’asservissement et de dépendance, pour ne pas dire d’aliénation. Le jour du chabbat on se désaliène, c’est reconnaître au travail une face sombre, mystérieuse. Le chabbat est censé permettre à l’homme de se retrouver, d’être seul avec lui-même. Il passe son temps à méditer et le travail pourrait venir le distraire dans sa méditation.
Cet important ouvrage permet d’analyser les diverses facettes de la notion de travail, qui nous conduisent vers la psychologie, la psychanalyse et toutes les branches du commerce et de l’artisanat.
Ce livre est une véritable somme mais je l’avoue, il y a trop de notes en bas de page...