Chantal Jaquet, Devenir transclasse. Comment échapper aux destins déjà écrits ? Diderot, 2023.
Chantal Jaquet, Devenir transclasse. Comment échapper aux destins déjà écrits ? Diderot, 2023.
On lit dans ce livret de moins de 80 pages des déclarations étonnantes du genre : l’égalité des chances n’existe pas, il n’y a pas de justice (Alain), etc... Étonnantes, certes, mais non dépourvues de fondement.. Le titre lui-même est peu commun, même si l’on comprend de quoi il s’agit ; peut-on quitter son héritage inné, peut on échapper à ce déterminisme social ,à cette reproduction qui fait de nous des prisonniers ? Pour améliorer notre statut, notre situation, bref notre devenir, devons nous lutter contre une fatalité aveugle qui nous retient et nous tire vers le bas, étant entendu que l’on aspire à vivre mieux ; c’est-à-dire emprunter une voie ascendante...
Un grand humaniste du siècle passé s’était penché sur cette épineuse question de l’inégalité des esprits, la différence qui existe entre ceux qui trouvent en eux-mêmes de telles ressources et ceux qui n’ay arrivent pas. Dans sa brève introduction, le préfacier évoque des statistiques (reprises en fin de volume) montrant que le haut taux d’écrémage, si j’ose dire, permettant à des jeunes issus de milieux défavorisés de poursuivre des études supérieures, était très faible. Sur plusieurs dizaines de candidats, seuls quelques individus parvenaient à sortir du lot et à être cités en exemples. En lisant le rôle des instituteurs dans cette heureuse sélection, j’ai pensé à l’instituteur d’Albert Camus, fils d’une femme de ménage sourde, un homme qui a su trouver en son élève, un brillant sujet plein d’avenir... Mais combien y en a-t-il eu qui n’eurent pas la même chance... On y revient, toujours cette répartition des chances que l’on espère la moins injuste possible mais qui ne sera jamais infailliblement équitable.
Quand vous venez au monde, certains pensent que votre vie est déjà écrite, il ne vous reste plus qu’à la vivre telle qu’elle s’impose à vous. La civilisation arabo-musulmane, par exemple, s’est trouvée confrontée à ce dilemme qu’elle a résolu, en apparence, en parlant du maktoub, c’est écrit. C’est ainsi, il ne sert à rien de s’agiter ou de protester contre des réalités cosmiques qui nous écrasent. On ne peut pas lutter contre une loi d’airain. Échapper à son milieu d’origine n’est pas facile car cela présuppose que l’on voie d’autres gens et que le hasard des rencontres y mette du sien. Aujourd’hui, on parlerait d’un alignement des planètes . Ou être né sous une bonne étoile ; toutes ces expressions montrent que l’avenir radieux ne dépend pas vraiment de nous ni de notre activité personnelle, exclusivement. Certes, le talent peut naître du travail et de l’effort, mais cette règle n’est pas absolue. Le passage d’une classe sociale à une autre ne se fait pas aisément. D’où le terme transclasse...
Cette remarque pose aussi le problème du libre arbitre humain, un principe que toutes les religions, toutes les spiritualités admettent plus ou moins en leur créance. Pout les religions dites positives, c’est presque une obligation car la conduite d’une vie vertueuse est recomposée sur terre ou dans l’au-delà alors que la transgression est suivie d’une punition ou d’un blâme. Mais si l’homme ne disposait pas de libre arbitre on ne pourrait pas le punir : si je ne dispose pas de liberté, comment voulez vous me punir pour des faits délictueux que je pouvais pas ne pas commettre. C’est un point important relevant de la philosophie morale... D’ailleurs, tout ce sujet du transclasse intéresse cette discipline de l’éthique.
Voici la définition des transclasses , selon l’auteur: des individus, seuls ou en groupe, franchissent les barrières sociales, passent d’une classe à l’autre, que ce soit dans le sens d’un milieu ouvrier employé défavorisé vers les classes moyennes ou la bourgeoisie, ou inversement de la bourgeoisie à la classe ouvrière et employée. Les transclasses regroupent l’ensemble des individus qui connaissent ce type de passage.
Les classes sociales sont donc une réalité sociologique indiscutable puisqu’on opère le passage de l’une à l’autre, le plus souvent dans l’espoir d’une élévation, d’une amélioration. J’aimerais dire un mot des différents pouvoirs ou capitaux dont l’individu dispose pour agir au sein de la société : laissons de côté les différents appuis et concentrons nous sur ce qu’on appelle le pouvoir symbolique, c’est-à-dire quelque chose qui ne se mesure pas par le pouvoir économique ou culturel mais par ce que cela suggère, même lorsque les individus concernés ne gagnent pas tant d’argent... En revanche, on leur accorde une certaine éminence mais d’une autre nature. Exemple : un juge d’instruction gagne, au début de sa carrière, un salaire dérisoire mais son pouvoir et l’impression qu’il fait sur les gens sont énormes, alors qu’il a ,lui, le juge ou le procureur , pas assez d’argent pour vivre dans le cœur des grandes villes... ce que l’homme d’affaires inculte ou manquant de finesse peut se permettre sans le moindre problème... On se souvient de ces hauts fonctionnaires français, parfois directeurs de cabinet des plus importants ministères, cédant aux invitations princières d’affairistes véreux.
En avançant dans la lecture de ce sympathique ouvrage, je me souviens de cette «philosophie des classes terminales» que nous serinait le couple Sartre-Beauvoir. Cela parait aujourd’hui si démodé et si faible. Certes, les débats sur l’existence ou l’inexistence du libre arbitre ont été les fléaux de toutes les époques. Mais cet existentialisme qui nous paraissait dans nos seize-dix-sept ans si puissant fait partie d’une époque révolue.
Mais cela me rappelle une épître du libre arbitre (Maamar ba-béhira) d’un averroïste juif, Moïse de Narbonne (1300-1362) où il démontre, à sa manière, que le déterminisme absolu est une fausse piste mais qu’il existe une reproduction sociale modérée, qu’il existe donc un déterminisme relatif auquel nul ne peut entièrement échapper. Son raisonnement revient à dire que cela ne doit pas être confondu avec une loi d’airain. Tout n’est pas écrit d’avance mais aucune page n’est entièrement blanche...
J’ai bien apprécié ce livret qui m’a donné tant d’idées sur lesquelles je ne peux pas revenir ici, faute de temps et de place. Mais je voudrai relever une remarque qui m’a fait rire alors qu’elle devrait plutôt nous inquiéter: on demande à Monsieur André C-S quelle est la provenance sociale des élèves de l’École Normale Supérieure ? On passe en revue une série de possibilités, alors on se demande qui ils sont ? La réponse est : ce sont les enfants de nos collègues professeurs dans cette même institution..