Gershom Schoplem face au rationalisme et au mysticisme juifs
Par Maurice-Ruben HAYOUN
Il y a un peu plus de vingt ans, les Presses Universitaires de France publiaient ma biographie intellectuelle de Scholem, intitulée Gershom Scholem, un Juif allemand à Jérusalem. J’y montrais que le développement intellectuel de ce grand savant relevait de l’oxymore : un enfant de la petite bourgeoisie juive de Berlin à la fin du XIXe siècle (1897), fils d’un père imprimeur et d’une mère sans profession, mais dotée d’une certaine culture, un foyer largement assimilé sans héritage juif à proprement parler...Lors des grandes fêtes juives, nous dit on, le père de famille se contentait de vagues déclarations sur l’apport éthique du judaïsme à l’humanité (monothéisme éthique messianisme), Et voici que cet adolescent se revole contre l’idéologie assimilationniste de ses parents, se donne pour mission d’exhumer une culture authentiquement juive et de rompre avec l’assimilation grandissante au monde germanique ambiant. Au lieu d’aduler la culture européenne dont il était, à son corps défendant, le pur produit et de lui sacrifier l’identité juive contre le plat de lentilles d’une modernité, véritable coque vide, il rejette le rationalisme des philosophes allemands, se tourne vers une tradition ésotérique très peu connue de son temps, la mystique juive, appelée la kabbale.
Grâce à un sixième sens, Scholem sent que cette assimilation méconnait les vraies valeurs juives âgées de près de trois millénaires et dont le seul tort était d’avoir été rejetées, enfouies sous des montagnes de sable. Il faut s’imaginer ce qu’était la situation spirituelle des juifs de l’aire culturelle germanique ; on parlait d’une épidémie de conversion (Taufepidemie) et le plus grand coryphée de la Science du judaïsme, le célèbre Moritz Steinschneider, a dit à un jeune étudiant sioniste venu le consulter qu’il ne nous restait qu’à assurer au judaïsme un enterrement décent. C’est dire ! Mais Scholem tiendra bon et dénoncera ce défaitisme dans son autobiographie allemande, De Berlin à Jérusalem, ces érudits liquidateurs du la religion juive (diese tiefgelehrten Liquidatoren des Judentums). Il se veut plus disert dans son autobiographie hébraïque, intitule Devarim be-go. Scholem s’est posé en s’opposant, il va participer aux cours d’hébreu donnés dans des cénacles plus conservateurs et marquait sa volonté indéfectible de devenir un savant juif. Que rien de juif ne me soit étranger... D’où son double choix : devenir sioniste et étudier les textes kabbalistiques. Dès 1923, constatant qu’il lui était impossible de s’entendre avec son père, partisan du nationalisme allemand et del’assimilation, il opta pour une convention au terme de laquelle son père s’engageait à lui céder une certaine somme d’argent ainsi que l’envoi de sa vaste bibliothèque en Eréts Israël. Nous avons donc affaire à une rupture totale d’un jeune homme avec son milieu.
Pourquoi une telle évolution, si inattendue et si violente car l’adolescent Scholem va rompre avec deux vaches sacrées de l’lite juive de son temps : la Science du judaïsme (Wissenschaft des Judentums) dont il désapprouvait l’idéologie assimilationniste mais dont il reprit la méthodologie historique, et l’adoption du sionisme que les dirigeants de la communauté juive vouaient aux gémonies. Sur ces deux principes fondateurs du judaïsme allemand de l’époque, Scholem marquait son désaccord et son rejet militant.
Comme tous les, jeunes gens passionnés, Scholem aspirait à une grande sincérité et à une authenticité digne de ce nom. Il raconte qu’il était choqué de voir des invités autour de la table du chabbat, allumer leur cigare aux bougies censées relever la sacralité de cette cérémonie typiquement juive mais que les convives dévoyaient sans vergogne.
Comment un homme de cette haute culture, véritable incarnation du génie européen, a-t-il pu être attitré par le sionisme et la kabbale, au point d’organiser sa vie en fonction de ces deux thèmes majeurs ? Quelque chose lui dictait que les choix fondamentaux des dirigeants communautaires de son temps desservaient gravement le judaïsme, voire menaçaient sa survie. Ainsi donc, il décide en 1923 de rompre avec cet environnement et de migrer en Palestine mandataire d’une part, et de rédiger une thèse de doctorat sur le premier texte fondateur de la kabbale, le Sefer ha-Bahir (Le livre de l’éclat), ce dernier terme connaissant une occurrence dans le livre de Job où il connote l’idée d’une exégèse lumineuse. On se retrouve dans le même registre de l’exégèse lumineuse de la Tora qui sera attribué au Sefer ha-Zohar (Livre de la splendeur), attesté environ un siècle après le premier ouvrage , c’est-à-dire vers 1270.
A cetté époque là, personne ne se souciait de mystique juive, pire que cela, les coryphées de la Science du judaïsme ne voulaient pas en entendre parler, comme Heinrich Grätz (le père fondateur de l’historiographie juive moderne) et Moritz Steinschneider (e plus grand bibliographe juif de son temps), au motif que cela renforcerait le clan des antisémites qui ne manqueraient pas de signaler l’irrationalité des juifs et leur penchant pour la régression intellectuelle : deux choses qui les disqualifiaient dans leur tentative d’être enfin admis dans la société allemande. Le choix des textes mystiques revenait à tourner le dos au progrès et à retomber dans la mythologie... Et aussi à rompre avec l’esprit des Lumières, voie qui avait été tracée par le grand Moïse Mendelssohn en personne.
Mais Scholem ne se laissa pas intimider et brava tous les dangers. Il se choisit pour directeur de thèse, un philosophe-historien allemand du nom de Hommel qui n’en savait guère plus que son étudiant enthousiaste sur le sujet de la thèse. En travaillant sur un tel sujet, Scholem infligeait un cinglant démenti à l’idéologie de la Science du judaïsme et cherchait à renouer avec les sources authentiquement juives, rejetées par les partisans de l’assimilation, désireux de devenir des germains à part entière. D’ailleurs, les milieux dirigeants juifs se disaient citoyens allemands de confession mosaïque (Deutsche Staatsbürger mosaischen Glaubens).
Une telle dénomination n’est en rien le fruit du hasard : ces juifs rejetaient la tradition rabbinique orale et ne reconnaissaient que l’empreinte mosaïque, sans une foule de commentaires plus ou moins arbitraires qui les coupaient du reste de la population... En ne retenant que l’instruction de Moïse notre maître ils coupaient l’herbe sous les pieds des partisans des règles talmudiques. Ils évitaient des vocables compromettants (à leurs yeux) comme juif, talmud, rabbinisme, etc... Dans leur esprit, le judaïsme authentique avait été couvert de détritus au cours de sa longue histoire exilique. A présent, il convenait de le laver de toutes ses souillures et de remettre à l’ordre du jour le vrai judaïsme, débarrassé de toutes ces scories qui en infectaient la surface depuis tant de millénaires. Mais Scholem a su faire le départ entre le bébé et l’eau du bain, a su faire le départ entre la plante et le terreau sur lequel elle pousse. Ce que n’a pas su faire un certain judaïsme libéral ou réformé. Pour en savoir plus, je me permets de renvoyer le lecteur à mon livre, Le judaïsme libéral (Hermann édition).
Scholem a su voir en Martin Buber une planche de salut pour la survie de ses idées. CE furent les premières conférences de ce dernier à Berlin, à Prague et à Francfort sur le Main . qui servirent de nourriture spirituelle au jeune homme passionné. Bien que les deux hommes finiront par se brouiller, pour de multiples raisons, Buber a été le poumon du jeune Scholem qui lui reprochera d’avoir attendu longtemps avant de quitter l’Allemagne nazie (1938) pour le rejoindre en Israël...
A pied d’œuvre dans le pays de ses ancêtres, Scholem se lance corps et âme dans l’étude des textes kabbalistiques, ce qui le mit en contact immédiat avec des milieux très religieux qui n’appréhendaient pas la kabbale sous le même angle scientifique, là où Scholem se voulait d’abord philologue avant tout. Mais il faut préciser ici quelque chose : Scholem n’était pas un kabbaliste, mais un juif qui étudiait la kabbale selon des critères scientifiques. A savoir, la recherche des sources (Quellenforschnung) Certes, il avait de la bienveillance pour son sujet mais ce n’était pas un parti pris. Ce n’’tait pas non plus un thuriféraire de la mystique, il estimait simplement que le vrai génie d’Israël gisait dans les abîmes kabbalistiques. Il en allait de même de l’attachement à la religion juive en tant que telle : ce n’était pas un juif pratiquant mais un fils d’Israël qui voulait faire des études kabbalistiques une branche légitime et unanimement reconnue de la science du judaïsme. Se rendre continuellement à la Raison, en faire l’arbitre suprême de toute l’activité intellectuelle, défigurait la pensée juive. Après tout, face à la kabbale prise pour l’authentique tradition du judaïsme, Maimonide devenait un simple disciple d’Aristote parmi tant d’autres alors que les textes kabbalistiques renfermaient une vraie richesse du génie propre à Israël.
Venons en à l’attitude face au rationalisme : Scholem estimait que les vagues de rationalité qui avaient déferlé sur le judaïsme au cours de ces siècles d’exil, l’avaient appauvri au lieu de l’enrichir, c’est pour cela qu’il avait écrit une phrase qui m’avait choqué dans mon jeune âge : un rationalisme indigent de la pensée juive, de Saadia Gaon (mort en 942) à Hermann Cohen (mort en 1918). Parler d’indigence dans un tel contexte n’a pas manqué de me peiner et continue de le faire. Il y a un deuxième exemple où je me sépare de mon maître : quand il s’agit de l’interprétation du terme TSELEM par Maimonide dans le premier chapitre de son Guide des égarés. Scholem soutient que l’interprétation maionidienne n’a pas remis ce terme au bon endroit, mais bien de travers. Il faut dire que ce terme a connu une grande fortune exégétique dans la mystique juive alors que l’explication rationnelle de Maimonide aplatissait le mot, le privant de ses aspérités mystiques auxquelles Scholem rendra justice plus tard dans un excellent article sur le mot en question chez les kabbalistes. Pour Scholem, ce terme connotait l’importante idée du corps astral, ce que Maimonide se refusait à admettre.
En fait, ce que Scholem reproche au rationalisme juif, c’est d’avoir méconnu la richesse de la mystique ou de la kabbale alors que cette dernière se veut une tradition (authentique) autoproclamée et mérite donc notre considération. Rejeter la kabbale reviendrait à amputer la sagesse d’Israël d’un rameau vivifiant, plein de sève. C’est nier la renaissance e la spiritualité d’Israël que même les chrétiens, adeptes de la kabbale chrétienne (van Helmon) reconnaissent volontiers, et parfois même y adhèrent (Jean Reuchlin et bien d’autres).
J’ai laissé pour la fin le traitement d’une éventuelle contradiction qui se situe au cœur même de l’édifice scholémien. Cette question a été traitée par le professeur Baruch Kurzweil en une phrase : Gerschom Scholem connait parfaitement bien la kabbale mais il ne la comprend pas...
L’universitaire israélien, ancien enseignant, si je ne m’abuse, dans une faculté religieuse, veut opposer l’approche philologique à l’approche philosophique ou religieuse. Certes, l’approche scholémienne est essentiellement philologique, voire historico-critique, alors que les chercheurs religieux attribuent à cette tradition autoproclamée (Wilhelm Bacher : (eine sich selbst benennende Kabbala) à des révélations historiques. Pour des chercheurs comme nous, l’analyse philologique prime tout le reste. Hermann Cohen le disait bien : das Philologische muss zuerst in Odnung sein . On doit d’abord déterminer de quoi on parle,,,
Or, le judaïsme religieux et observant voit dans les développements kabbalistiques des sources émanant de la Révélation. Et de nombreux passages furent intégrés à la liturgie quotidienne ou à celle du chabbat.je me suis moi-même rendu compte de la pénétration kabbalistique dans le judaïsme de mon pays de naissance : la réception du chabbat selon le rabbin Isaac Louria. Et je ne parle même pas de tous les textes zohariques intégrés à la liturgie quotidienne.
Il faudrait encore de longs développements pour traiter ce sujet passionnant. A chacun son mode de lecture. La pratique posait parfois poser problème. Me revient en mémoire la remarque un peu provoquante et même condamnable d’un savant juif du XIXIe siècle, Raphaël KIrchheim, éditeur des œuvres du médecin-philosophe Josef ibn Kaspi :
Quel plaisir de fumer un bon cigare le samedi après-midi, tout en étudiant un folio talmudique.
Exemple à ne pas suivre.
Gershom Schoplem face au rationalisme et au mysticisme juifs
Par Maurice-Ruben HAYOUN
Il y a un peu plus de vingt ans, les Presses Universitaires de France publiaient ma biographie intellectuelle de Scholem, intitulée Gershom Scholem, un Juif allemand à Jérusalem. J’y montrais que le développement intellectuel de ce grand savant relevait de l’oxymore : un enfant de la petite bourgeoisie juive de Berlin à la fin du XIXe siècle (1897), fils d’un père imprimeur et d’une mère sans profession, mais dotée d’une certaine culture, un foyer largement assimilé sans héritage juif à proprement parler...Lors des grandes fêtes juives, nous dit on, le père de famille se contentait de vagues déclarations sur l’apport éthique du judaïsme à l’humanité (monothéisme éthique messianisme), Et voici que cet adolescent se revole contre l’idéologie assimilationniste de ses parents, se donne pour mission d’exhumer une culture authentiquement juive et de rompre avec l’assimilation grandissante au monde germanique ambiant. Au lieu d’aduler la culture européenne dont il était, à son corps défendant, le pur produit et de lui sacrifier l’identité juive contre le plat de lentilles d’une modernité, véritable coque vide, il rejette le rationalisme des philosophes allemands, se tourne vers une tradition ésotérique très peu connue de son temps, la mystique juive, appelée la kabbale.
Grâce à un sixième sens, Scholem sent que cette assimilation méconnait les vraies valeurs juives âgées de près de trois millénaires et dont le seul tort était d’avoir été rejetées, enfouies sous des montagnes de sable. Il faut s’imaginer ce qu’était la situation spirituelle des juifs de l’aire culturelle germanique ; on parlait d’une épidémie de conversion (Taufepidemie) et le plus grand coryphée de la Science du judaïsme, le célèbre Moritz Steinschneider, a dit à un jeune étudiant sioniste venu le consulter qu’il ne nous restait qu’à assurer au judaïsme un enterrement décent. C’est dire ! Mais Scholem tiendra bon et dénoncera ce défaitisme dans son autobiographie allemande, De Berlin à Jérusalem, ces érudits liquidateurs du la religion juive (diese tiefgelehrten Liquidatoren des Judentums). Il se veut plus disert dans son autobiographie hébraïque, intitule Devarim be-go. Scholem s’est posé en s’opposant, il va participer aux cours d’hébreu donnés dans des cénacles plus conservateurs et marquait sa volonté indéfectible de devenir un savant juif. Que rien de juif ne me soit étranger... D’où son double choix : devenir sioniste et étudier les textes kabbalistiques. Dès 1923, constatant qu’il lui était impossible de s’entendre avec son père, partisan du nationalisme allemand et del’assimilation, il opta pour une convention au terme de laquelle son père s’engageait à lui céder une certaine somme d’argent ainsi que l’envoi de sa vaste bibliothèque en Eréts Israël. Nous avons donc affaire à une rupture totale d’un jeune homme avec son milieu.
Pourquoi une telle évolution, si inattendue et si violente car l’adolescent Scholem va rompre avec deux vaches sacrées de l’lite juive de son temps : la Science du judaïsme (Wissenschaft des Judentums) dont il désapprouvait l’idéologie assimilationniste mais dont il reprit la méthodologie historique, et l’adoption du sionisme que les dirigeants de la communauté juive vouaient aux gémonies. Sur ces deux principes fondateurs du judaïsme allemand de l’époque, Scholem marquait son désaccord et son rejet militant.
Comme tous les, jeunes gens passionnés, Scholem aspirait à une grande sincérité et à une authenticité digne de ce nom. Il raconte qu’il était choqué de voir des invités autour de la table du chabbat, allumer leur cigare aux bougies censées relever la sacralité de cette cérémonie typiquement juive mais que les convives dévoyaient sans vergogne.
Comment un homme de cette haute culture, véritable incarnation du génie européen, a-t-il pu être attitré par le sionisme et la kabbale, au point d’organiser sa vie en fonction de ces deux thèmes majeurs ? Quelque chose lui dictait que les choix fondamentaux des dirigeants communautaires de son temps desservaient gravement le judaïsme, voire menaçaient sa survie. Ainsi donc, il décide en 1923 de rompre avec cet environnement et de migrer en Palestine mandataire d’une part, et de rédiger une thèse de doctorat sur le premier texte fondateur de la kabbale, le Sefer ha-Bahir (Le livre de l’éclat), ce dernier terme connaissant une occurrence dans le livre de Job où il connote l’idée d’une exégèse lumineuse. On se retrouve dans le même registre de l’exégèse lumineuse de la Tora qui sera attribué au Sefer ha-Zohar (Livre de la splendeur), attesté environ un siècle après le premier ouvrage , c’est-à-dire vers 1270.
A cetté époque là, personne ne se souciait de mystique juive, pire que cela, les coryphées de la Science du judaïsme ne voulaient pas en entendre parler, comme Heinrich Grätz (le père fondateur de l’historiographie juive moderne) et Moritz Steinschneider (e plus grand bibliographe juif de son temps), au motif que cela renforcerait le clan des antisémites qui ne manqueraient pas de signaler l’irrationalité des juifs et leur penchant pour la régression intellectuelle : deux choses qui les disqualifiaient dans leur tentative d’être enfin admis dans la société allemande. Le choix des textes mystiques revenait à tourner le dos au progrès et à retomber dans la mythologie... Et aussi à rompre avec l’esprit des Lumières, voie qui avait été tracée par le grand Moïse Mendelssohn en personne.
Mais Scholem ne se laissa pas intimider et brava tous les dangers. Il se choisit pour directeur de thèse, un philosophe-historien allemand du nom de Hommel qui n’en savait guère plus que son étudiant enthousiaste sur le sujet de la thèse. En travaillant sur un tel sujet, Scholem infligeait un cinglant démenti à l’idéologie de la Science du judaïsme et cherchait à renouer avec les sources authentiquement juives, rejetées par les partisans de l’assimilation, désireux de devenir des germains à part entière. D’ailleurs, les milieux dirigeants juifs se disaient citoyens allemands de confession mosaïque (Deutsche Staatsbürger mosaischen Glaubens).
Une telle dénomination n’est en rien le fruit du hasard : ces juifs rejetaient la tradition rabbinique orale et ne reconnaissaient que l’empreinte mosaïque, sans une foule de commentaires plus ou moins arbitraires qui les coupaient du reste de la population... En ne retenant que l’instruction de Moïse notre maître ils coupaient l’herbe sous les pieds des partisans des règles talmudiques. Ils évitaient des vocables compromettants (à leurs yeux) comme juif, talmud, rabbinisme, etc... Dans leur esprit, le judaïsme authentique avait été couvert de détritus au cours de sa longue histoire exilique. A présent, il convenait de le laver de toutes ses souillures et de remettre à l’ordre du jour le vrai judaïsme, débarrassé de toutes ces scories qui en infectaient la surface depuis tant de millénaires. Mais Scholem a su faire le départ entre le bébé et l’eau du bain, a su faire le départ entre la plante et le terreau sur lequel elle pousse. Ce que n’a pas su faire un certain judaïsme libéral ou réformé. Pour en savoir plus, je me permets de renvoyer le lecteur à mon livre, Le judaïsme libéral (Hermann édition).
Scholem a su voir en Martin Buber une planche de salut pour la survie de ses idées. CE furent les premières conférences de ce dernier à Berlin, à Prague et à Francfort sur le Main . qui servirent de nourriture spirituelle au jeune homme passionné. Bien que les deux hommes finiront par se brouiller, pour de multiples raisons, Buber a été le poumon du jeune Scholem qui lui reprochera d’avoir attendu longtemps avant de quitter l’Allemagne nazie (1938) pour le rejoindre en Israël...
A pied d’œuvre dans le pays de ses ancêtres, Scholem se lance corps et âme dans l’étude des textes kabbalistiques, ce qui le mit en contact immédiat avec des milieux très religieux qui n’appréhendaient pas la kabbale sous le même angle scientifique, là où Scholem se voulait d’abord philologue avant tout. Mais il faut préciser ici quelque chose : Scholem n’était pas un kabbaliste, mais un juif qui étudiait la kabbale selon des critères scientifiques. A savoir, la recherche des sources (Quellenforschnung) Certes, il avait de la bienveillance pour son sujet mais ce n’était pas un parti pris. Ce n’’tait pas non plus un thuriféraire de la mystique, il estimait simplement que le vrai génie d’Israël gisait dans les abîmes kabbalistiques. Il en allait de même de l’attachement à la religion juive en tant que telle : ce n’était pas un juif pratiquant mais un fils d’Israël qui voulait faire des études kabbalistiques une branche légitime et unanimement reconnue de la science du judaïsme. Se rendre continuellement à la Raison, en faire l’arbitre suprême de toute l’activité intellectuelle, défigurait la pensée juive. Après tout, face à la kabbale prise pour l’authentique tradition du judaïsme, Maimonide devenait un simple disciple d’Aristote parmi tant d’autres alors que les textes kabbalistiques renfermaient une vraie richesse du génie propre à Israël.
Venons en à l’attitude face au rationalisme : Scholem estimait que les vagues de rationalité qui avaient déferlé sur le judaïsme au cours de ces siècles d’exil, l’avaient appauvri au lieu de l’enrichir, c’est pour cela qu’il avait écrit une phrase qui m’avait choqué dans mon jeune âge : un rationalisme indigent de la pensée juive, de Saadia Gaon (mort en 942) à Hermann Cohen (mort en 1918). Parler d’indigence dans un tel contexte n’a pas manqué de me peiner et continue de le faire. Il y a un deuxième exemple où je me sépare de mon maître : quand il s’agit de l’interprétation du terme TSELEM par Maimonide dans le premier chapitre de son Guide des égarés. Scholem soutient que l’interprétation maionidienne n’a pas remis ce terme au bon endroit, mais bien de travers. Il faut dire que ce terme a connu une grande fortune exégétique dans la mystique juive alors que l’explication rationnelle de Maimonide aplatissait le mot, le privant de ses aspérités mystiques auxquelles Scholem rendra justice plus tard dans un excellent article sur le mot en question chez les kabbalistes. Pour Scholem, ce terme connotait l’importante idée du corps astral, ce que Maimonide se refusait à admettre.
En fait, ce que Scholem reproche au rationalisme juif, c’est d’avoir méconnu la richesse de la mystique ou de la kabbale alors que cette dernière se veut une tradition (authentique) autoproclamée et mérite donc notre considération. Rejeter la kabbale reviendrait à amputer la sagesse d’Israël d’un rameau vivifiant, plein de sève. C’est nier la renaissance e la spiritualité d’Israël que même les chrétiens, adeptes de la kabbale chrétienne (van Helmon) reconnaissent volontiers, et parfois même y adhèrent (Jean Reuchlin et bien d’autres).
J’ai laissé pour la fin le traitement d’une éventuelle contradiction qui se situe au cœur même de l’édifice scholémien. Cette question a été traitée par le professeur Baruch Kurzweil en une phrase : Gerschom Scholem connait parfaitement bien la kabbale mais il ne la comprend pas...
L’universitaire israélien, ancien enseignant, si je ne m’abuse, dans une faculté religieuse, veut opposer l’approche philologique à l’approche philosophique ou religieuse. Certes, l’approche scholémienne est essentiellement philologique, voire historico-critique, alors que les chercheurs religieux attribuent à cette tradition autoproclamée (Wilhelm Bacher : (eine sich selbst benennende Kabbala) à des révélations historiques. Pour des chercheurs comme nous, l’analyse philologique prime tout le reste. Hermann Cohen le disait bien : das Philologische muss zuerst in Odnung sein . On doit d’abord déterminer de quoi on parle,,,
Or, le judaïsme religieux et observant voit dans les développements kabbalistiques des sources émanant de la Révélation. Et de nombreux passages furent intégrés à la liturgie quotidienne ou à celle du chabbat.je me suis moi-même rendu compte de la pénétration kabbalistique dans le judaïsme de mon pays de naissance : la réception du chabbat selon le rabbin Isaac Louria. Et je ne parle même pas de tous les textes zohariques intégrés à la liturgie quotidienne.
Il faudrait encore de longs développements pour traiter ce sujet passionnant. A chacun son mode de lecture. La pratique posait parfois poser problème. Me revient en mémoire la remarque un peu provoquante et même condamnable d’un savant juif du XIXIe siècle, Raphaël KIrchheim, éditeur des œuvres du médecin-philosophe Josef ibn Kaspi :
Quel plaisir de fumer un bon cigare le samedi après-midi, tout en étudiant un folio talmudique.
Exemple à ne pas suivre.