Hannah Arendt et Gersgioom Scholem, la correspondance
Gershom Scholem et Hannah Arendt : Correspondance
«Les juifs meurent en Europe et on les enterre comme des chiens.»
(Hannah Arendt à Paris, le 21 octobre 1940, p 22))
Par Maurice-Ruben HAYOUN
Cet ouvrage (éditions du Seuil, 2012) , attendu depuis un certain temps déjà, renferme bon nombre de lettres échangées entre deux hautes personnalités du judaïsme allemand, deux êtres qui ont commencé par bien s’entendre, par poursuivre les mêmes objectifs pour ensuite diverger sur des questions particulièrement graves de l’histoire juive, ancienne ou contemporaine. Le volume se compose de deux parties, la première, la plus étendue renferme les lettres tandis que la seconde contient des textes d’Arendt, notamment sa recension tant attendue par Scholem de ses Major trends in jewish mysticism et des contributions des éditeurs de la version allemande, censées éclairer l’arrière-plan historique et culturel de l’ensemble.
La première lettre émane de Arendt qui l’écrit depuis Paris où elle se trouve en mai 1039 ; c’est une femme qui a quitté son pays natal, l’Allemagne, tombée sous la coupe de nazis qui y ont commis les pires exactions contre les juifs et menacent l’ensemble de l’Europe. On y perçoit des doutes sur la symbiose judéo-allemande, mais aussitôt après, le grand souci que les deux intellectuels juifs éprouvent à l’égard d’un troisième compatriote, Walter Benjamin, lui aussi réfugié à Paris où il subsiste tant bien que mal grâce à une maigre subvention de Max Horkheimer, directeur de l’Institut für Sozialforschung de New York. Réfugié en Palestine mandataire depuis 1923, Scholem était très lié à son ami Benjamin qu’il a maintes fois tenté, en vain, d’attirer en Terre sainte, tout comme il avait plaidé en sa faveur auprès de l’éditeur Zalman Schocken sans plus de succès. Quand Scholem apprendra le suicide de son ami à Port Bou, après que l’alcade eut refusé au convoi où se trouvait Benjamin l’entrée en Espagne, sa principale préoccupation sera de réunir les œuvres du disparu et de les publier, en partie ou en totalité. Arendt déploiera aussi, de son côté, de grands efforts, pour atteindre cet objectif. Le dernier grand thème qui occupera de larges espaces dans cette correspondance consiste dans la publication et la recension du grand ouvrage qui allait faire connaître Scholem dans le monde entier, les Major trends in jewish mysticism. Il s’agissait des leçons sur le mysticisme juif, données par Scholem en 1938 à New York. Le beau compte rendu que Arendt finira par rédiger et par publier , figure en annexe dans le présent volume. Nous y reviendrons.
Le ton de ces lettres est assez amical sans être vraiment familier. Arendt parle de son époux non juif Blücher en l’appelant Monsieur… Mais c’est surtout la Shoah qui retient l’attention, une Shoah dont on n’anticipe pas encore l’étendue, même si Scholem, dès 1943, alors qu’il se trouve, coupé de tout, à Jérusalem, s’attend au pire : ce qui nous attend encore en matière de révélations sur la situation du peuple juif en Europe, nous l’ignorons, mais l’idée de ce que nous allons apprendre nous rend déjà malades.. ( p 45 in fine). Mais Scholem était alors en pleine ascension au plan universitaire, il parle aussi de sa vision personnelle de la mystique juive et notamment du hassidisme, ce qui est une polémique silencieuse contre l’entreprise de Buber[1] et sa vision du mouvement piétiste au sein du judaïsme. (je suis décidé à permettre un jour… à un public de qualité de regarder le hassidisme à travers mes yeux.. (p 53). Scholem qui devait pourtant tout ce qu’il avait appris à Berlin à son maître Buber prenait ombrage de la célébrité de son aîné : c’est en 1961, alors que Buber n’avait plus que quatre années à vivre qu’il publia un violent article contre l’interprétation bubérienne du hassidisme.
Scholem se fait aussi parfois l’écho des difficultés pour la jeune Université Hébraïque de Jérusalem (UHJ) de recruter d’excellents éléments au sein du corps professoral. Il déplore la paucité de moyens de la jeune université qui l’empêche d’attirer des célébrités. A quoi Arendt répond que ce n’est pas tant l’argent que la nécessité d’apprendre la langue hébraïque qui décourage les candidats à rejoindre l’UHJ. Cela signifie, écrit Arendt, que l’on sacrifier tout son temps et donc son travail personnel pour maîtriser la langue de la Bible. De son côté, Scholem regrette de ne pas trouver de traducteur compétent pour traduire son livre hébraïque en anglais, Réshit ha-Qabbala be-Provens qui finira par voir le jour en allemand, bien plus tard, sous le titre Ursprung und Anfänge der Kabbalah (en français ; les origines de la kabbale).
Scholem ne s’est pas contenté, dans son livre sur les Grands courants, de présenter des contenus doctrinaux, il en a aussi donné une interprétation globalisante au plan de l’histoire politique et sociale. Selon lui, au cours des vingt siècles qu’a duré l’exil, les juifs n’auront fait que deux tentatives pour secouer le joug des oppresseurs antisémites et d’un rabbinisme tyrannique : une première fois avec la révolte de Sabbataï Zewi (1626-1676) et une seconde fois avec l’émergence du mouvement sioniste, décidé à abolir les chaînes d’une tradition qui avait récusé tout mouvement politique ; c’est ce phénomène de sécularisation qui donna la Haskala et aboutit à une rentrée des juifs dans l’histoire politique de leur époque. Donc au sionisme politique.
Bien que le grand livre sur Sabbataï Zewi et le mouvement sabbataïste de son vivant ne fut publié qu’a milieu des années cinquante, Scholem en parle fréquemment dans ses lettres à Arendt. Il avait conscience qu’un aspect caché de cette évolution historique quasi imprévisible était présent ici mais que cela relevait des prophètes et non du travail des professeurs. On se souvient que Samuel Hugo Bergmann avait formulé la même demande à Scholem lors de son cinquantième anniversaire… Il lui avait écrit qu’on attendait désormais de lui qu’il montre la voie et qu’il ne se contente plus d’étudier les sources du passé !
Les relations entre Scholem et sa correspondante à New York se tendirent lorsque Arendt publia un violent pamphlet (considéré comme tel par Scholem) sous le titre Le sionisme, un réexamen (Zionism reconsidered). C’est ce qui ressort d’une lettre de Scholem en date du 28 janvier 1946 Arendt y usait de formules choquantes aux yeux de son interlocuteur qui reprend presque chaque phrase de l’article pour adresser à l’auteur de graves reproches. Arendt parlait du désintérêt du yishuv (établissement juif en Terre sainte) pour le judaïsme de la diaspora, de sionistes qui se comportaient comme les membres «d’une secte, de réactionnaires»… Scholem : Que vous ayez pu écrire une phrase selon laquelle l’apparition de Rommel aux portes de la Palestine a prouvé l’absurdité des propos sionistes sur la construction de cette dernière vous sera beaucoup reproché… ( p 93) Et cette phrase à la fin de la lettre qui sonne comme une rupture : Sur le chemin dont vos pages portent le témoignage, vous ne me rencontrerez pas… Le 21 avril de la même année, Arendt répond à Scholem et dès les premières lignes dénonce «son amertume et sa méchanceté…» (p 101). Sa position est résumée, me semble t il dans une phrase : Notre divergence fondamentale tien plutôt au fait que, contrairement à vous, je suis convaincue que le renouveau du peuple juif dépend tout à fait de son organisation politique… Je ne suis absolument pas une anarchiste et que vous en soyez un me semble constituer le véritable motif de votre «sionisme». (p 104)
Mais les deux intellectuels réussiront à rester amis et à poursuivre leurs échanges. C’est d’ailleurs dans une lettre à Arendt en 1946 que Scholem exprime la mélancolie qui l’a envahi lors de sa tournée en Europe, ce qui lui fit passer l’envie d’écrire, tant le désastre était grand.
Mais le sens du devoir finit pas reprendre tous ses droits : il faut réunir les œuvres de Benjamin et les publier au plus vite. Une coopération avec Théodore Wiesengrund Adorno s’impose mais elle s’avérait assez malaisée. Dans l’ Histoire d’une amitié, Scholem soulignera le visage à la Janus que Benjamin affichait successivement selon qu’il s’adressait à son ami sioniste ou à son autre ami marxiste.. Et Adorno le percevait clairement lui aussi.
Au cours de cette longue correspondance qui dura près de trois décennies, les deux intellectuels échangeaient leurs impressions sur certains de leurs contemporains ; on lit des choses intéressantes sur Hans-Joachim Schöps, l’auteur de Philosemitismus im Barock et l’instigateur du Deutscher Vortrupp ; Gefolgschaft deutscher Juden où il proposait à Hitler ni plus ni moins qu’une collaboration sur la base d’une référence nationale commune. On trouve aussi quelques déclarations désabusées sur Jakob Taubes au sujet duquel Scholem émet des appréciations très tranchées. En 1947, Scholem parle d’une soirée passée au domicile d’Edmond Fleg à Paris, il évoque aussi l’aide apportée par Georges Vajda et Louis Gardet qui accepte de faire une longue recension des Major trends dans la Revue Thomiste. Comme on le verra en évoquant le compte rendu sur les Major trends par Arendt, cette dernière a déployé de grands efforts pour faire connaître cette première synthèse de Scholem, parue eux éditions Schocken. Arendt occupait un poste de secrétaire de direction dans cette maison d’édition. Elle évoque souvent son patron en disant le Vieux ou le Bismarck juif…
Pendant de longs mois, les deux amis parcourront l’Europe en long et en large à la recherche des bibliothèques juives pillées par les Nazis : j’an avais longuement dans mon livre sur Scholem, paru aux PUF en 2002, Gershom Scholem, un Juif allemand à Jérusalem. Ce ne fut pas une tâche aisée de retrouver ces livres disséminés par les Nazis dans toute l’Europe occupée, de négocier avec les différents gouvernements, de déterminer qui était l’héritier légitime de toutes ces communautés juives dispersées à travers l’Europe ; la précieuse bibliothèque du séminaire de Breslau fut dispersée entre plusieurs bénéficiaires, ce qui ne facilitait pas les choses pour l’UHJ de Jérusalem qui voyait d’une mauvais œil cette pluralité de prétendants.
Comme toute correspondance, celle-ci dévoile des aspects moins spirituels, voire nettement plus matériels. Au début de la naissance de l’Etat d’Israël, la situation économique de ce jeune pays était lamentable, tant l’approvisionnement en nourriture laissait fortement à désirer. Dans une lettre du 7 octobre 1951 Scholem demande à son amie de lui envoyer des colis de nourriture : Outre de la viande et éventuellement aussi de la marmelade ou de la confiture et du lait concentré. De la langue et du jambon, c’est toujours ce qu’il y a de mieux. Le sucre et le beurre sont envisageables… Il semble que Arendt ait envoyé maints colis en Israël mais Scholem se plaint aussi des droits de douane qu’il devait acquitter à la réception de ces colis alimentaires.. (p 352).
Cette belle amitié et cette touchante solidarité allaient littéralement voler en éclats lors du procès d’Adolf Eichmann que Arendt était censée couvrir en Israël pour un grand journal US, The New Yorker. Dans une lettre en date du 28 novembre 1969, Scholem annonce (p 411) à son amie que le procès devrait, sauf imprévu, commencer le 6 mars. La suite on la connaît et les lettres sont là qui montrent le grand émoi qui s’empara du pays tout entier mais aussi de Scholem qui ne ménagea pas sa correspondante en lui disant, sans détours, le fond de sa pensée.
La lettre fatidique datée du 23 juin 1963 va considérablement assombrir les relations de Scholem avec Arendt à laquelle le maître des études kabbalistiques de l’UHJ reprochera un grave parti pris et un unilatéralisme hautement préjudiciables au peuple juif dont l’auteur du livre Eichmann à Jérusalem est pourtant issue. Dès la première ligne, Scholem saisit la tournure du livre : Votre livre évolue autour de deux pôles : d’un côté les juifs et leur attitude autour de la catastrophe,, de l’autre Eichmann et sa responsabilité. Arendt semble reprocher aux juifs des ghetti d’Europe de s’être laissés conduire à l’abattoir sans vraiment résister ? Même la jeunesse en Israël se posait aussi la question suivante : mais pourquoi au juste se sont ils laissés tuer ainsi ? Scholem trouve choquant cette insistance d’Arendt a mettre en lumière une faiblesse juive intrinsèque et il fait allusion à la honte et à l’amertume que son livre a suscité en Israël, non point en raison des faits rapportés mais de la personnalité de l’auteur ( p 419). Le ton de l’ouvrage d’Arendt, poursuit-il, est parfaitement insensible, parfois même narquois et manque totalement de ce que le penseur juif de Jérusalem nomme la ahavat Israël, un minimum de bienveillance, d’empathie, et de bonne disposition à l’égard du peuple juif et d’Israël. Le ton adopté dans cet ouvrage est, selon Scholem, en totale inadéquation avec le thème traité, l’extermination des juifs d’Europe. Il y a là une absence totale d’empathie (Herzenstakt) (p 421). Et cette inacceptable attaque contre Léo Baeck[2] injustement qualifié de «Führer juif», un peu comme si l’éminent représentant de la résistance spirituelle des juifs d’Allemagne avait été un dictateur, disposant à sa guise de la vie de ses coreligionnaires.. Baeck fut interné à Theresienstadt[3] où il se mit au service de ses compagnons d’infortune, ayant maintes fois refusé de partir à l’étranger et d’abandonner ses ouailles, ce qu’il jugeait indigne d’un pasteur d’Israël. Certes, il y eut le rôle de certains Kapos de sinistre mémoire et de quelques membres des Judenräte (les conseils juifs) qui collaborèrent honteusement, mais à une échelle minuscule à l’extermination de leurs frères. Arendt, en bonne intellectuelle allemande de gauche (dixit Scholem) s’est complu à dénoncer cette attitude en la déformant au gré de Scholem. Ce dernier évoque avec une extrême sévérité le cas du rabbin viennois Murmelstein à Theresienstadt qui, écrit-il, aurait mérité d’être pendu par les juifs ( 421) ; ce même Murmelstein qu’un grand cinéaste judéo-français a remis sous les feux de l’actualité grâce à un film…
Scholem ne maîtrise plus son indignation lorsqu’il conteste le fait allégué par Arendt selon laquelle la participation juive, même réduite, même limitée à quelques cas, à la catastrophe estompe (Scholem dit : efface) la frontière entre les bourreaux et leurs victimes.. (p 421) Le penseur juif cite le cas d’un juif Paul Eppstein qui fut du jour au lendemain, arrêté et fusillé par la Gestapo au motif qu’il aurait dit aux déportés ce qui les attendait à Auschwitz……Or, rappelle Scholem, cet homme mort en martyr avait pourtant été très contesté par ses codétenus sur place.. Et Arendt n’en souffle mot. Au passage, Scholem stigmatise l’attitude de cet antisémite juif (sic) Kurt Tucholsky. Voici ce que l’auteur juif écrit en conclusion : … votre présentation d’Eichmann en converti du sionisme n’est concevable que pour une personne éprouvant pour le sionisme un ressentiment aussi profond que le vôtre.( p 423) Et pour finir, l’expression la banalité du mal est une formule toute faite qui ne signifie pas grand chose.
La réponse d’Arendt est datée du 20 juillet de la même année, 1963. Arendt ne cherche pas à minimiser l’effet désastreux de son livre sur les Israéliens ni sur la communauté juive américaine. Elle se dit vertement incapable d’aimer qui que ce soit d’autre que ses amis.. Et elle ajoute : je suis totalement inapte à tout autre amour. On croirait lire une phrase de son héroïne Rahel Varnhagen, la douloureuse inaptitude au bonheur… Dans sa réponse, Arendt cite une phrase de Golda Méir qui lui paraît épouvantable. La future Première Ministre d’Israël lui aurait confié ceci : vous comprendrez qu’en tant que socialiste je ne croie pas en Dieu, je crois au peuple juif.. J’avoue ne rien trouver d’épouvantable dans cette phrase venant d’une femme d’Etat admirable, d’une sioniste convaincue qui a tout abandonné pour bâtir l’Etat d’Israël.. Mais Arendt persiste et signe : Que voulez vous que cela donne ? Bref, dans ce sens je «n’aime» pas les juifs et ne «crois» pas en eux. J’appartiens seulement de manière naturelle et factuelle à ce peuple.. (p 429). Au sujet de la remarque d’Arendt selon laquelle Eichmann se serait converti à la cause sioniste, Scholem n’admet pas l’explication de son interlocutrice qui affirme que c’était de l’ironie. Scholem lui répond, j’avoue avoir relu le passage en question et l’ironie ne m’est toujours pas apparue.. ( p 438). En revanche, la remarque suivante d’Arendt paraît bien plus justifiée : un procès n’est pas là pour faire de l’histoire mais pour dire le droit. (p 446)
La partie de ce volume dédiée aux documents est bien plus pacifique et plus technique aussi) et s’ouvre sur le beau compte-rendu du livre de Scholem (Les grands courants de la mystique juive) par Arendt. Certes, sa formation philosophique ne permettait à l’auteur de cette recension d’entrer profondément dans la problématique mais elle en a saisi les implications historiques sur le long terme. Elle commence son propos par des considérations sur les juifs et leur départ de l’Histoire pendant près de deux millénaires. C’était le sens profond de l’initiative heureuse ou malheureuse de rabbi Yohanan ben Zakkaï qui, nous dit le récit légendaire du talmud, usa d’un subterfuge pour tromper la vigilance des zélotes et rejoindre le camp des assiégeants romains afin de demander la permission d’installer une maison d’études non loin de Jérusalem, à Yavné. Le judaïsme rabbinique était né qui signait le repli des juifs sur un domaine éthico-religieux, là l’écart de toute prétention politique. Eh bien, la mystique juive a amorcé un autre mouvement sous des dehors parfaitement spiritualisés et désintéressés de ce monde, en apparence. C’est dans le giron de cette même mystique que naîtra le faux Messie Sabbataï Zewi qui, par ses gestes et ses déclarations intempestives, amorcera un retour –avorté- des juifs dans l’Histoire.. C’est ce même mouvement de contestation religieuse qui conduira à un antinomisme sans cesse renforcé, aboutissant aux Lumières juives pour donner ensuite, au terme de ce processus de sécularisation, le sionisme politique.[4] Les juifs reprenaient enfin pied dans le domaine de l’Histoire.. L’inculture, reconnue et assumée, d’Arendt en matière d’histoire juive ne lui a pas permis d’entrer dans le vif du sujet, mais sa pénétration intellectuelle lui a néanmoins permis de développer des problématiques auxquelles le monde universitaire US mais aussi le grand public cultivé ne pouvaient manquer d’être sensible.. On doit à Gerschom Scholem au moins deux avancées irremplaçables : il a su nous faire entrevoir ce que les mystiques juifs transportaient presque clandestinement dans leurs coffres (à savoir un certain antinomisme élevé au rang de valeur religieuse éminente, d’où l’hérésie sabbataïste) et il a aussi montré que ces mêmes kabbalistes avaient des idées en matière d’organisation sociale. Je ne veux pas dire que tous les rituels étaient un vaste écran de fumée mais on se tromperait gravement en pensant que ces hommes étaient dérobés au monde, détournés de lui (weltabgewandt). C’est là l’aspect le plus intéressant mais aussi le plus critiquable de l’enquête scholemienne. Et ces aspects là du livre (Les grands courants…) n’ont pas échappé à la sagacité du recenseur que fut Arendt. Même si, ce qu’elle ne le dit jamais, elle était l’employée de la maison d’édition (Schocken, New York) qui avait publié l’ouvrage qu’elle recensait…
On lit aussi dans ce volume les rapports de mission sur le terrain, rédigés par Arendt qui agissait au nom de la Jewish Cultural Reconstruction. Un essai de David Heredia clôt ce volume. Contre toute attente, les survivants juifs de la Shoah mais aussi l’Etat d’Israël et certaines communautés juives d’Europe, comme celles de Genève et de Zurich s’opposèrent parfois les uns aux autres pour la dévolution de certaines bibliothèques volées par les Nazis qui les destinaient à l’Institut für die Erforschung der Judenfrage). Notamment le précieux héritage de la bibliothèque du Séminaire théologique juif de Breslau, d’une richesse inestimable. Et il fallait aussi tenir compte des revendications légitimes du nouvel Etat juif qui obtint le microfilmage de tous les manuscrits hébraïques conservés en Allemagne. Ce fut la base qui donna naissance à l’institut des microfilms de l’UHJ. La question juridique qui se posait avec une certaine acuité fut la suivante : devait-on restituer aux gouvernements des pays spoliés les biens culturels juifs, même dans le cas où plus aucune population juive n’y vivait ? La réponse, à la fois pratique et intelligente fut, sans surprise, apportée par le grand historien Salo W. Baron, qui présidait alors la grande institution dont Arendt était la secrétaire générale ; L’expression reconstruction culturelle ne doit pas être interprétée dans un sens trop littéral.. Considérant l’ampleur de la destruction perpétrée par les Nazis sur la vie et la propriété juives, il n’est pas possible d’envisager une restauration mécanique sous la forme originale, ou, dans tous les cas, dans la localisation précédente… Finalement, le CEJCR peut donc essayer d’aider à redistribuer les trésors culturels juifs, conformément aux nouveaux besoins nés de la nouvelle situation du judaïsme mondial.. (p534). Une telle décision, frappée au coin du bon sens provoqua des remous et même Léo Baeck en avait un peu voulu à l’éminent historien américain… Mais les différentes organisations se mirent d’accord pour accorder à l’UHJ et au musée national la priorité absolue. Sage résolution.
Quels enseignements pouvons nous tirer de cet important volume mettant en présence deux grands intellectuels judéo-allemands ? La première leçon est l’absence flagrante d’unité du judaïsme allemand. Nous sommes en présence de deux mondes que tout sépare : un jeune homme, natif de Berlin, issu d’une famille entièrement assimilée (son père, Arthur, propriétaire d’une imprimerie dans la capitale prussienne, se rendait tranquillement à son bureau le jour de Kippour), quitte tout pour retrouver ses racines ; il étudie l’hébreu, s’intéresse à la culture juive et finit par devenir le créateur d’une nouvelle discipline, les études kabbalistiques, qu’il réussit à réintégrer à la culture universelle. Face à lui, une jeune femme, issue comme lui de la petite bourgeoisie juive, mais peu au courant des choses juives, parfaitement assimilée, ayant eu deux maris successifs, non-juifs et même un amant non-juif (Heidegger), j’ajoute que je ne lui reproche rien, c’était sa vie. La même dame dira dans une lettre à Scholem que son appartenance au peuple juif est simplement naturelle et formelle, qu’elle n’aime pas plus les juifs que les autres etc…
Et j’ajoute un troisième homme, dont il fut abondamment question au début de la correspondance, Walter Benjamin, lui aussi, en perdition dans une Europe sans repères : Scholem déploya des efforts considérables pour le rapprocher de lui et de ses idéaux sionistes, ce qui aurait eu au moins le mérite de lui sauver la vie… Ces trois personnalités éminentes du judaïsme allemand, plus par naissance que par vocation pour au moins deux d’entre eux, n’avaient pas de sentiment d’appartenance à leur religion de naissance. Ce qui peut se comprendre et est parfaitement excusable, si les terribles circonstances historiques n’avaient pas été celles que nous connaissons. S’il y avait eu une solidarité minimum entre ces différents courants, la seconde guerre mondiale n’aurait peut-être pas été aussi meurtrière, aussi ravageuse qu’elle le fut.
Arendt avait le droit d’être ce qu’elle a toujours été. Benjamin aussi. Mais celui qui a eu le plus fort sens de l’histoire reste Scholem, comme le montrent ses livres autobiographiques (De Berlin à Jérusalem, et Devarim be-go) ou de souvenirs (Walter Benjamin / Gershom Scholem, histoire d’une amitié). Celui qui a su retrouver ses vraies racines, poursuivre une existence en accord avec ses origines, développer sa culture et illustrer au mieux l’adage (adapté aux circonstances) n’en est pas Scholem : que rien de ce qui est juif ne me soit étranger.
Je dis bien originellement, que tout ce qui est humain ne me soit jamais étranger. Puisque l’être juif (das Judesein) est et demeure une catégorie de l’universel. C’est qui se passe en Israël : la rencontre des juifs avec eux-mêmes, le fait que des juifs originaires de plus de cent-vingt nationalités se retrouvent après deux millénaires d’absence, sans avoir perdu ce qu’ils ont en commun : une même culture et une même éthique. Et cette «mêmeté» (Pierre Nora dans Recherches de France) les soude.
Car comme le prescrit le Talmud : on ne débat pas avec un lion mort. Le talmud parle des grands savants en les qualifiant de lions de la confrérie (aryé ha-habourah).
Alors soyons clément : Arendt a tout de même conservé jusqu’à sa mort son prénom juif et hébraïque, Hannah ( la même racine la grâce et le charme), que la liturgie juive a intégré dans la prière quotidienne du matin (I Samuel, ch. I : wa-titpallel Hannah wa-tomar)… Il s’agit de la fameuse prière d’Anne qui implore D- de lui accorder un fils..
Et comme le dit le livre des Proverbes : al kol pesha’im tekhassé ha-ahava. L’amour couvre toutes les fautes
[1] Maurice-Ruben Hayoun, Martin Buber. Paris, Pocket, novembre 2013)
[2] Maurice-Ruben Hayoun, Léo Baeck, conscience du judaïsme moderne. Paris, Armand Colin, 2011.
[3] Depuis l’imposant ouvrage d’un survivant, Hans Günther Adler, on dispose désormais aussi d’un livre plus restreint, Theresienstadt par Wolfgang Benz, Munich, CH. Beck, 2013.
[4] Fait moins connu, mais Scholem relie le sabbataïsme à la naissance en Allemagne du mouvement de la réforme. Voir sur sujet Maurice-Ruben Hayoun, Le judaïsme libéral, Hermann éditeurs, 2014.