Marta Caraion, Géographie des ténèbres. Bucarest-Transnistrie-Odessa. 1941-1981. Un récit
Marta Caraion, Géographie des ténèbres. Bucarest-Transnistrie-Odessa. 1941-1981. Un récit.
Chaque jour que Dieu fait, pourrait-on dire, une nouvelle découverte éclaire d’une lumière noire et ténébreuse un ou plusieurs aspects des horreurs nazies à l’encontre du peuple juif. Et chaque fois que l’on pense avoir tout dit, tout analysé, une voix s’élève, après tant d’années de silence, pour dire que dans tel ou tel endroit d’une Europe martyrisée, il reste, contrairement à ce que l’on croit, des souffrances que les victimes, quand elles ont eu la chance de survivre, n’ont pas osé divulguer à la postérité.... C’est bien le cas de ces deux survivantes qui, après des décennies de silence presque absolu, ont décidé de parler. Les souffrances endurées en pleine guerre mondiale, en 1941, se sont frayées un chemin vers le public féru d’histoire en 1981, quatre décennies plus tard.
Paradoxalement, d’autres révélations ont bénéficié d’un coup de projecteur jetant une lumière parfois crue sur les persécutions dont les juifs de Bessarabiee, par exemple, furent victimes. Mais ce qui m’a frappé plus que out le reste, même si tout dans ces témoignages, tout reste inoubliable, impardonnable : le pogrom des juifs d’Odessa, un peu moins de cent mille personnes furent exterminées entre 1941 et le printemps 192, par les forces armées roumaines. Parfois, les juifs de ces régions fuyaient les troupes nazies qui les poursuivaient et parfois, les victimes faisaient le parcours inverse sur les traces de l’Armée rouge dont les soldats accouraient en libérateurs de cette Europe centrale et orientale. Nombre de ces pays ont connu des frontières changeantes, changé de souverainetés au gré des événements. On sait que Odessa, aujourd’hui en Ukraine, a été de tout temps , un grand centre culturel hébraïque et juif. J’en veux pour preuve les livres imprimés dans cette grande ville durant les siècles, jusqu’à l’arrivée des hordes nazies qui allaient noyer dans le sang cette merveilleuse activité culturelle. On y comptait des partisans de la Haskia, les Lumières juives, certains de leurs opposants, les hassidim, et d’autres juifs qui entretenaient l’espoir d’un renouveau national, le sionisme. Et tout ce vivier a disparu, au point que certains historiens ont parlé de cette Europe là comme d’un immense cimetière juif...
Dès les premières pages de ce livre se pose une série de questions, notamment sur sa finalité. Qu’espère le témoin principal qui livre son vécu, sa vie, son espoir ou plus rien. Ce livre, lisons nous dans les premières lignes, est le résultat de la rage du témoignage. Une phrase à méditer... Cela me rappelle une phrase d’Albert Camus qui parle de l’obstination du témoignage. Ces rescapées ne sont pas animées par des sentiments de haine ou de revanche sur leurs bourreaux. On pourrait caractériser leur action comme une métapolitique, une résistance spirituelle. Au moment où elles quittent ce bas monde, elles espèrent laisser derrière elles un signe, une trace, une lueur, une bougie tremblotante. Quand on échappe à une extermination sans nom, quand un de vos proches est exécuté sous vos yeux, au bord d’une fosse, l’existence humaine n’a plus aucun sens. Eh bien, ce genre d’horreur sera commis des milliers de fois, voire même des millions de fois, quand les conditions le permettront.
Ces deux témoins n’en demandent pas plus. Elles veulent qu’après leur départ de cette vallée des larmes subsiste une simple preuve de leur passage et de ce qu’elles ont enduré en raison de leur appartenance à la communauté juive.. Puisque nul ne veut donner sens à leur vie de martyr, elles s’en sont charger elles mêmes. Assurément, cela comporte des risques : déformation avec l’âge, mémoire sélective, voire défaillante ,réécriture consciente ou inconsciente des événements, etc... Certains de ces dangers sont tout sauf négligeables. Je pense, dans un tout autre contexte, au récit autobiographique de Goethe, Dichtung und Wahrheit, Poésie et vérité, et à ses limites. On raconte des choses vécues, mais avec la conscience qu’on en a au temps présent. C’est-à-dire des décennies après coup. (lofification post festum). A la fin de sa vie, Goethe vivait les choses autrement que lorsqu’il écrivait les Souffrances du jeune Werther. L’esprit, le temps ont leur propre agenda...
Commence alors une série d’allers-retours car personne en Europe ni même aux USA ne voulait recevoir ces migrants qui se cherchaient frénétiquement un lieu d’asile, un havre de paix pour s’y fixer. Si possible, pour le long terme, ce qui se révélait presque impossible. Même le séjour à Paris ne dura pas. Il faut rappeler qu’une année comme 1927 allait connaître un antisémitisme, ravageur, voire meurtrier. Il fallait sans cesse cacher ses origines juives, au point de choisir pour un enfant un prénom neutre, un peu passe-partout, un prénom qui n’éveille pas de soupçon..
On ne compte plus les déménagements de ces réprouvés à Paris ; entretemps la famille s’est agrandie et la petite qui n’habite pas très loin, joue aux pieds de la Tour Eifel. De leur côté, les parents sont accaparés par d’autres démarches pour pouvoir enfin se poser. Rêve insensé ! On a du mal à contrôler son émotion en lisant les lettres adressées au préfet de police de Paris et à d’autres administrations. Sans grand résultat, ce qui suscite chez le lecteur d’aujourd’hui, un sentiment de grande indignation. Comment notre pays pouvait-il avoir été si fermé, si insensible aux cris de détresse de pauvres réfugiés, rejetés de toute part ?
Après bien des péripéties et une affaire de banqueroute frauduleuse, la famille quitte Paris en 1934 et juge bon de rentrer en Roumanie, à Bucarest. On peut se déclarer étonné par une telle initiative mais c’est bien ce qui s’est passé. Toutefois, l’affaire judiciaire se solde par une condamnation à deux ans de prison ferme pour faillite frauduleuse. N’était la suite tragique et la situation d’extrême précarité sur tous les plans, on croirait tenir parfois en main une sorte de roman picaresque, une sorte d’ouvrage où les rebondissements se produisent sans cesse... Mais on n’en est pas là. Il s’agit du sort d’une famille juive (et de millions d’autres) qui vont payer très cher cette instabilité politique, nourrie par un antisémitisme que rien ne peut arrêter...
Comment arrêter d’écrire ce compte-rendu ? Tout semble important mais certains passages sont moins essentiels que d’autres. Mais en tout état de cause, on comprend mieux l’inscription sur la couverture du terme : récit. En effet, c’en est un. Un récit qui se veut fidèle à la source traduite. J’ai particulièrement apprécié les deux chapitres sur Odessa... Mais pour ceux qui le veulent, l’ensemble mérite d’être pris en considération.