Où sont donc stockés nos souvenirs d’enfance?
Un être humain n’est rien sans son passé. Ce serait alors ce que les Allemands appellent un Luftmensch, un déraciné, un aérien, un sans sol nourricier.
Tout le monde connaît la madeleine de Proust. Mais chacun peut vivre cette fameuse madeleine à sa façon. C’est ce qui vient de m’arriver avec de la morue séchée et salée que ma mère cuisinait si bien à l’époque de ma prime enfance et de mon adolescence.
Pour me changer les idées, sortir un peu de mes livres de philosophie et de théologie, et aussi pour me rendre utile et agréable, il m’arrive d’aller faire des courses. Cela me révèle un aspect du monde qu’un penseur, penché sur ses livres et ses manuscrits, court parfois le risque d’oublier. Ne dit on pas que la réflexion philosophique nous détache du monde, voire même nous apprend à mourir ?
Le spectacle de gens, jeunes et moins jeunes, arpentant les allées des centres commerciaux et des supermarchés, les dialogues entre les clientes et le poissonnier ou encore les demandes de vieilles dames à la boulangerie. Pain pas trop cuit, tranché ou non tranché, réservation d’une brioche pour le samedi après-midi en prévision de la visite tant attendue des petits enfants, voici tout ce que vos oreilles perçoivent… Certes, ce n’est pas du niveau de Maimonide, Kant, Hegel ou Rosenzweig, mais c’est bien la vie de tous les jours.
Ce jour là, je pensais à tout autre chose . Je venais de m’arracher à la lecture ardue d’un passage fort compliqué de L’étoile de la rédemption de Franz Rosenzweig que je ne saisissais toujours pas. Et pourtant, sa lecture m’avait envoûté. Je devais acheter des fruits et des légumes, mais aussi du poisson. Comme il n’y avait pas de fil d’attente à l’étal de poissons, je commandai deux morceaux de dos de cabillaud. J’avais déjà mis mon butin dans mon sac quand je vis de splendides morceaux de morue séchée. C’était la première fois que j’en voyais dans ce beau supermarché de Passy. Je restai soudain immobile devant ces morues.
Je n’avais pas encore dix ans quand se produisit ce tremblement d’Agadir qui m’arracha à ma ville natale, changea mon existence du tout au tout et m’installa à Paris où je suivis une trajectoire qui n’était probablement pas celle qui eût été la mienne sans cette secousse tellurique qui fit des dizaines de milliers de victimes.
Chaque vendredi soir et chaque samedi matin, en l’honneur du sabbat, ma mère achetait cette morue séchée et salée, elle la faisait frire avec de la panure et la servait à table, arrosée d’une sauce rougeâtre à base de vinaigre afin de la rendre plus tendre. Les entrées sont très nombreuses dans ces repas festifs en cette fin de semaine où les Juifs pratiquants font relâche en l’honneur du sabbat, afin d’en marquer le repos et la solennité.
Je me souviens de ces couchers de soleil qui m’impressionnaient le samedi en fin de journée, mon père me tenant par la main pour aller à la synagogue et écouter le sermon du grand rabbin, qui était accessoirement son neveu, et après le prière, consommer la troisième collation (sé’ouda shelishit). Inquiet devant cet horizon rougeoyant, je demandai à mon père ce que cette apparition pouvait bien être. Au lieu de me parler du coucher de soleil, il me servit une légende talmudique sans m’en indiquer la provenance. Et comment aurait-il pu le faire à l’intention d’un enfant de cinq ou six ans ? La légende en question nous apprend ceci : dès le vendredi, avant le coucher du soleil, l’enfer se vide de ses occupants qui peuvent jouir eux aussi de la quiétude du sabbat. Mais dès le lendemain, toujours au coucher de soleil, les condamnés regagnent leur enfer pour continuer à y expier leurs innombrables fautes et péchés. En prenant connaissance d’une telle explication je fus saisi d’effroi. Je m’en souviens encore, j’éclatai en sanglots, effrayé par une telle histoire.
Durant l’office clôturant le sabbat, j’avais remarqué qu’avant d’allumer la lumière (car durant le sabbat il est interdit de mettre en action la moindre énergie, même électrique), on prenait son temps en lisant un certain couplet de la liturgie. Plus tard, lorsque l’écrivis moi-même avec mon collègue autrichien une introduction au talmud et au midrash, j’appris que l’on prolongeait cet instant afin que les condamnés pussent profiter de quelques minutes de repos supplémentaire… Et tout cela parce qu’un enfant avait demandé à son père de lui expliquer les raisons de cet horizon soudain si rouge !
Mais la vie dans cette paisible station balnéaire de l’atlantique sud ne se limitait pas à cela. Il y avait la douceur du climat, la quiétude d’être un peu hors du monde avec des autochtones accueillants et bienveillants.
Toutes ces réminiscences s’imposèrent à mon esprit devant cet étal de morues séchées. Sans vraiment le réaliser, je fis demi tour et demandai à la vendeuse la moitié d’une morue, car en acheter une entière allait bien au-delà de mon appétit et de celui de ma femme…
La vendeuse me demanda si je souhaitais faire débiter en petits morceaux cette morue. Mais comme le poisson était trop rigide, elle se tourna vers son collègue, qui répondait au nom bien caractéristique de Moustafa : encore une immersion dans des souvenirs vieux de plus d’un demi siècle… Je fixai cet homme qui découpait la morue. Ce geste que j’avais vu accomplir dans la cuisine de notre maison à Agadir m’arracha au temps présent ; la jeune femme me demanda si je souhaitais autre chose… Je mis quelque temps à lui répondre.
En déambulant dans les allées du supermarché, je n’étais plus à Passy, je regardais sans voir, j’écoutai sans comprendre. Je revoyais des scènes, disparues à tout jamais, notamment cette grande table familiale où mes frères et sœurs entourions nos parents. Cette morue séchée m’a rappelé tout cela au point que je me suis demandé où j’avais pu conserver toutes ces impressions qui s’étaient gravées dans ma mémoire.
Je revoyais le visage de mon père, si sérieux et si scrupuleux quand il s’agissait des prières et du respect de la tradition juive. J’entendais sa voix récitant la bénédiction du pain et du vin. Je ne savais pas, à l’poque, (j’avais un peu plus de cinq ans), que mon père lisait les textes provenant d’Isaac Louria, le fondateur de la kabbale de Safed au XVIe siècle. Et que la plupart de ces textes en araméen provenaient du Zohar, la Bible de l’ancienne kabbale, celle de Moïse de Léon. Soudain, mes lèvres se mirent à bouger car la mélopée de cette récitation parentale s’imposa à moi. C’était assez extraordinaire.
Arrivé à la caisse, la caissière dut ouvrir le sac de poisson afin d’en relever le prix. Découvrant son contenu, elle me demanda comment je comptais préparer la morue ; je répondis que je ne savais pas faire la cuisine mais que ma femme s’en chargerait. Elle me dit que dans son pays (elle était africaine) on consommait fréquemment de la morue séchée et salée…
Je la regardais avec beaucoup de nostalgie. C’était la première fois de ma vie que j’éprouvai au plus profond de moi-même la congruence des souvenirs, leur parenté et leur force évocatrice. En fait, l’humanité commune à tous.
Aristote a écrit dans sa Métaphysique que la mélancolie était le mal des philosophes. On se sent parfois submergé par des vagues de nostalgie ; c’est l’impression qui se dégage d’un livre autobiographique comme Le monde d’hier de Stefan Zweig.
Chaque homme vit dans plusieurs mondes à la fois. Mais il n’en possède pas les clés. Car les portes s’ouvrent toutes seules, pour peu qu’elles en décident. Et cela tient à un hasard absolument imprévisible.
Maurice-Ruben Hayoun