Michel Rocard, l’incarnation de l’éthique protestante
Une chose m’a toujours étonné et je n’y ai toujours pas trouvé de réponse satisfaisante : on ne vous pare de toutes les vertus qu’après votre mort, une fois que vous êtes sous terre. Mais de votre vivant, vous subissez toutes les avanies possibles et imaginables. On vous empoisonne la vie, on vous bloque, on vous inflige toutes les humiliations, même les plus dégradantes, mais soyez sûrs d’une chose : à votre mort, on dira de vous le plus grand bien.
Vous avez compris que je parle de la vie de Michel Rocard, un homme politique qui a réussi à marier pouvoir et éthique, gouvernement et rigueur morale, combat politique et respect de l’autre . C’est pourquoi toute la classe politique du pays lui rend un hommage unanime.
Comment s’explique cette rectitude, ce sentier des Justes, arpenté par cet homme qui n’est plus et qui nous a quittés sans avoir pu accéder à la magistrature suprême. Un autre défunt en porte l’énorme responsabilité. Et vous savez lequel, je m’abstiens de le citer car il n’est plus là pour se défendre ; or, comme le recommande la Talmud, on ne dispute pas avec un lion mort : ce n’est pas fair play, ce n’est pas moral.
Comment expliquer, au plan philosophique, le fait que l’on déverse autant d’huile sainte sur les têtes qui cessent de fonctionner, paralysées par la mort ? Est ce dû à un phénomène de projection ? On se place dans la même posture que le défunt qui n’a plus rien, pas même une réputation à défendre ? C’est possible ? Peut-être aussi le retour de la mauvaise conscience, le remords ? On se dit que notre tour viendra et qui sait ce que certains diront ou penseront en leur for intérieur…
Je me demande ce que devait penser Michel Rocard dans son cercueil en écoutant toute cette avalanche de compliments, lui qui disait ce qu’il pensait du PS et de ses dirigeants. Je pense aussi à un ancien ministre de François Mitterrand qui s’était violemment heurté à Rocard et qui, aujourd’hui, lui tresse des couronnes. Mortuaires, il est vrai…
Je préfère, pour ma part, une explication plus éthique, voire religieuse. Dans la Bible hébraïque, au sein du Pentateuque, les livres de Moïses sont divisés en péricopes hebdomadaires. Le hasard des découpages ou l’agencement des événements a fait que deux péricopes se suivent immédiatement : l’une commence par Aharé Mot (Après la mort) et l’autre par Kedoshim (ils sont saints). Ce qui donne : après notre mort, nous sommes saints, c’est-à-dire intouchables, au-dessus de toute critique.
Car on n’est plus là pour se défendre. Mais les gens qui ont fait du mal à Michel Rocard peuvent faire teshouva, se repentir, peut-être pas publiquement mais au fond d’eux-mêmes.
En tout état de cause, vive l’éthique protestante dont cet homme de grande valeur fut l’incarnation.
Maurice-Ruben HAYOUN in Tribune de Genève du 9 juin 2016