Les enfants volés en Israel au début des années cinquante et plus tard...
La lecture, par le plus complet des hasards, d’un article en page 12 Figaro daté du 24 janvier, me glace le sang et me conduit à me saisir immédiatement de ma plume pour en parler. Plutôt pour exprimer mon indignation. Il ne s’agit pas d’accabler l’Etat juif, cela je ne l’ai jamais fait ni ne le ferai jamais, mais ce que j’ai lu m’a précipité dans un malaise quasi métaphysique…
En reprenant mes esprits, après avoir saisi la plume, je réalise qu’une émission avait déjà été diffusée sur ce même sujet par la chaîne I24Newas. L’article du Figaro reprend sur toute une page ce qui fut un véritable drame, une tragédie pour de pauvres gens, dépourvus de moyens, privés d’éducation, et auxquels on a enlevé leurs enfants au motif, le plus souvent, qu’ils ne sauraient pas leur assurer un bon départ dans la vie et dans un pays où tout était à construire… Tous ces gens issus de pays arabes sous développés, comme, en l’occurrence le Yémen ou le Maroc, mais sans doute tant d’autres, passaient aux yeux des élites ashkénazes de l’époque, pour une population nettement défavorisée, incapable de donner les soins et l’attention nécessaire à leur jeunesse.
Ce sentiment de supériorité, absolument injustifié au plan éthique, n’est, grâce au Ciel, plus de mise en Israël depuis des décennies. Ashkénazes et séfarades, Russes, Marocains, Libyens ou Tchèques ne forment plus qu’une nation courageuse et unie contre tous ses ennemis. Mais ce que j’ai lu dans l’article est inconcevable. En voici quelques exemples qui me firent penser à ces régimes dictatoriaux d’Amérique du sud qui privèrent leurs opposant politiques de leurs progénitures, offertes à des soutiens de ces mêmes régimes, en gésine d’enfants.
Mais comment un Etat juif, moral, victime de tant de persécutions, a-t-il pu, à son tour se muer en preneur d’enfants pour les remettre à d’autres parents qui devaient les élever comme leurs propres descendants ? Les témoins, souvent septuagénaires aujourd’hui, racontent, comment ces véritables rapts de nourrissons ou d’enfants en bas âge furent organisés. La plupart du temps, cela se produisait lors de l’arrivée dans le tout jeune Etat juif : ces familles nombreuses devaient confier leurs enfants à des nourrisses ou à des infirmières censées s’en occuper. Mais quand les familles revenaient prendre des nouvelles des enfants ainsi confiés, on ne leur répondait rien et quand elles insistaient, on leur disait que leurs enfants avaient succombé à la maladie ou étaient simplement décédés. Sans donner de raison. Cela apparaîtrait comme quelque chose de cocasse, si ce n’était pas tragique ! Car il n y avait ni lieu de sépulture, ni certificat de décès, rien. Et parfois même, quand ces enfants ainsi disparus, atteignaient l’âge de dix-huit ans et qu’ils étaient réclamés par l’armée pour leur service national, les familles recevaient une convocation : mais comment répondre quand les enfants en question avaient disparu presque immédiatement après leur naissance ?
La lecture de ce reportage m’a bouleversé, d’autant que je ne m’y attendais guère. La question que je me pose reste sans réponse : comment cela fut-il possible ? La réponse la plus probable fut la volonté de donner des enfants à des familles qui avaient tout perdu lors de la Shoah, ce qui n’eût pas été immoral si l’on avait demandé régulièrement aux parents ainsi spoliés, leur accord, mais aussi le désir d’européaniser des éléments orientaux, jugés moins bienvenus que les autres. Ces deux motivations sont absolument problématiques au regard de l’éthique universelle et encore plus condamnables aux yeux de l’éthique juive particulièrement.
Et puisqu’on parle d’éthique, je ne puis m’empêcher de me référer à Emmanuel Levinas qui faisait de l’éthique et non de l’ontologie, la philosophie première. Il a toujours sérieusement attaqué le livre de Heidegger Sein und Zeit (1927), dès 1932 (Martin Heidegger et l’ontologie) et plus tard, à la Sorbonne en 1940, à l’invitation de Jean Wahl, sur un sujet similaire : L’ontologie dans le temporel, ce qui reprend, presque mot pour mot, le titre du philosophe de Messkirch, Sein und Zeit, Etre et temps…
Mais Levinas développe à la fois une philosophie de l’éthique et une philosophie de la responsabilité pour autrui avant tout. Il va même jusqu’à dire, et je ne suis pas d’accord, que la conscience est l’otage du prochain, d’autrui… Même la mort, dit-il, n’interrompt pas cette mauvaise conscience, elle interrompt ma vie physique mais pas ma responsabilité, mon obligation. On a affaire à une véritable métaphysique de la responsabilité, ineffaçable et irrémissible.
Alors sommes nous responsables de certains esprits fous ou immoraux qui ont cru devoir faire ce qu’ils ont fait, en Israël du début des années cinquante et bien au-delà ? Oui, et il faut demander pardon à ceux que l’on a privé de leurs enfants. Jamais je n’aurais cru que l’on serait capable d’agir ainsi. Ce qui démontre bien que l’être est à l’opposé de l’étant, que la conscience intentionnelle est à surveiller et que notre prochain n’est ni thématisable ni réifable.
Mais depuis peu, le ministre en charge de la question, lui-même yéménite, a permis la réouverture des archives. Maigre consolation, mais au moins force est restée au droit. D’aucuns voulaient reporter cette ouverture des archives à une dizaine d’années supplémentaires afin d’être sûrs qu’aucun responsable ne pourrait plus être accusé ni traduit en justice.
Pour finir, cette phrase de Dostoïevski dans les Frères Karamazov, souvent citée par Levinas : Nous sommes tous coupables et moi le plus coupable de tous…
Maurice-Ruben HAYOUN in Tribune de Genève du 26 janvier 2016