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A NAISSANCE D’ISMAÊL HAGAR, PREMIÈRE MÈRE PROTEUSE

LA NAISSANCE D’ISMAÊL
HAGAR, PREMIÈRE MÈRE PROTEUSE ?

CONFÉRENCE A LA MAIRIE DU XVIE ARRONDISSEMENT

JEUDI 19 FÉVRIER 2009 À 20H 30

Préliminaires
Le problème traité dans cette conférence ne touche pas Hagar exclusivement, mais un groupe de personnes, à commencer par Sarah, l’épouse d’Abraham, affectée d’une stérilité passagère, et conséquemment, son mari qui se trouve momentanément privé de descendance et s’en plaint amèrement à Dieu en disant qu’il avance, sans enfant, avec pour seule perspective –peu réjouissante- que ses possessions tombent dans l’escarcelle de son intendant, le fidèle Eliezer de Damas. Enfin, il y a l’enfant, l’aîné, né de la servante Hagar, Ismaël qui se trouve lésé dans toute cette histoire, alors qu’il n’est responsable de rien.  Et aussi son frère cadet, Isaac, devenu l’ancêtre des juifs, parce que père de Jacob / Israël, alors qu’Ismaël sera graduellement reconnu comme l’ancêtre de la religion musulmane.

 

 

 

LA NAISSANCE D’ISMAÊL
HAGAR, PREMIÈRE MÈRE PROTEUSE ?

CONFÉRENCE A LA MAIRIE DU XVIE ARRONDISSEMENT

JEUDI 19 FÉVRIER 2009 À 20H 30

Préliminaires
Le problème traité dans cette conférence ne touche pas Hagar exclusivement, mais un groupe de personnes, à commencer par Sarah, l’épouse d’Abraham, affectée d’une stérilité passagère, et conséquemment, son mari qui se trouve momentanément privé de descendance et s’en plaint amèrement à Dieu en disant qu’il avance, sans enfant, avec pour seule perspective –peu réjouissante- que ses possessions tombent dans l’escarcelle de son intendant, le fidèle Eliezer de Damas. Enfin, il y a l’enfant, l’aîné, né de la servante Hagar, Ismaël qui se trouve lésé dans toute cette histoire, alors qu’il n’est responsable de rien.  Et aussi son frère cadet, Isaac, devenu l’ancêtre des juifs, parce que père de Jacob / Israël, alors qu’Ismaël sera graduellement reconnu comme l’ancêtre de la religion musulmane.
D’un point de vue plus général, derrière cette stérilité temporaire de Sarah et ce qu’il fait bien nommer la naissance miraculeuse d’Isaac, il y a les difficultés d’engendrement qui touchèrent aussi bien Abraham que son fils Isaac qui dut prier Dieu afin qu’il ouvre «l’utérus de sa femme», formule biblique destinée à favoriser l’enfantement et la maternité des épouses. Pourquoi la naissance miraculeuse d’Isaac ? Pour la bonne raison que les rédacteurs de la Genèse ont accentué le trait : Sarah dit d’elle-même qu’elle est usée, que son époux est vieux. Abraham lui-même se dit en lui-même : mais comme un homme de cent ans pourrait –il devenir p ère et une femme de quatre-vingt dix ans, mère ? ET l’Ecriture ne dit-elle pas que Sarah n’avait plus ce qui arrive aux femmes (u-le-Sarah eyn orah ka-nashim) Donc, plus de cycle ovulatoire ?

Le marché des deux femmes : un marché de dupes ?
Le Pentateuque est peu disert sur l’affaire. Certes, il dut y avoir une explication pénible entre les époux Abraham et Sarah. Voyant que rien n’arrivait, l’un ou l’autre membre du couple a dû s’émouvoir de cet état d’infertilité… Le couple a dû traverser une crise… Nous ‘en savons rien, mais l’hypothèse est plausible : au lieu de se séparer, on recourt à un expédient, un expédient, qui, ainsi qu’on le verra infra, était prévu par des lois, des contrats de  l’époque. Les tablettes de Nuzi le prouvent.
Sarah avait-elle le droit moral de disposer du corps de sa servante égyptienne ? Hagar a-t-elle accepté de bon cœur et n’a-t-elle pas vu dans cet épisode une revanche à prendre sur une maîtresse non féconde, qu’elle pouvait enfin évincer et prendre son maître Abraham pour elle seule, au lieu de jouer un simple rôle de remplaçante  ? Enfin, comment une femme peut-elle admettre que son époux partage l’intimité d’une autre, même s’il ne s’agit que de se donner une descendance ? Et lorsque la servante, car c’en est une dans la Bible, est enceinte des œuvres de son mari, comment gère-t-elle (pour ainsi dire) une telle situation nouvelle ? Elle souhaitait une descendance, mais une fois que cette descendance est là, une fois que la femme de substitution est réellement enceinte, ne court-elle pas le risque de voir le mari se détourner définitivement d’elle puisque, comme le dira le midrash, son ventre est un rocher scellé, c’est-à-dire nullement un jardin fertile, qu’on puisse ensemencer au propre comme au figuré ?
On imagine donc la situation, sans trop de peine…  Dèjà le chapitre XI, verset 30 signalait sèchement que Sarah, l’épouse d’Abraham, était stérile et n’avait pas d’enfant… Au chapitre 15 de la Genèse, Abraham se plaint à Dieu de ne pas avoir de descendance. Et au chapitre 16, les tout premiers versets reviennent sur cette situation à la fois douloureuse et inconfortable ; or, au chapitre précédent, Dieu avait pourtant promis une descendance.  On imagine que ce ne fut pas de gaieté de cœur que Sarah se résolut à la situation qu’elle préconisa elle-même, aux dires de l’Ecriture.
Et dès le verset 2, Hagar entre en scène, pour ainsi dire. Voici que Dieu m’a empêché d’enfanter. Viens donc vers ma servante. Peut-être que par elle j’aurai un fils.  Et Saraï, femme d’Abram, prit Hagar sa servante égyptienne au bout de dix années d’installation d’Abrama en terre de Canaan, et elle la donna à Abrama son mari pour qu’elle soit  sa femme.…
Peut-être que PAR ELLE, J’AURAI un FILS. Tout le problème est là. S’agit-il d’un mère porteuse ou simplement de l’exercice d’un droit de préemption biologique : une esclave ne s’appartient pas à elle-même, en droit antique. C’est sûrement immoral, mais c’était ainsi.

Des emprunts au Code Hammourabi ?
Tant dans l’article cité que dans son livre sur Abraham … (p 60) van Seters cite un passage tiré du Code Hammourabi # 46 qui se lit ainsi : Si un homme a épousé une prêtresse et que celle-ci lui a donné une esclave qui enfante des fils et si, par la suite, cette même esclave en vient à se conduire comme sa maîtresse, au motif qu’elle engendré des fils, , alors sa maîtresse n’aura pas le droit de la vendre mais elle aura le droit de la considérer comme esclave et l’assimilera aux autres esclaves féminines de sa maison.
A moins que tout ne trompe, c’et exactement le même cas de figure que celui du livre de la Genèse lorsque Sarah, désespérant d’avoir une descendance, propose à son époux d’entretenir des relations intimes avec sa servante égyptienne Hagar. De cette union naîtra un fils, appelé Ismaël  que Sarah se refuse à considérer comme le sien, sitôt qu’elle-même donne un fils, Isaac, à Abraham. L’histoire patriarcale n’est pas très claire et les exemples trouvés dans les tablettes cunéiformes de Nuzi (près de Kirkouk en Irak) ne parlent pas toujours de la même chose.
En principe -et tel était le point de départ de la démarche de Sarah- l’enfant à naître de la servante, devait être considéré comme son propre enfant… Nous ignorons ce qui s’est produit durant l’intervalle séparant la naissance d’Ismaël de celle d’Isaac ; nous savons simplement que la maternité de Hagar lui fit oublier son statut de servante et lui inspira une attitude à la fois hautaine et blessante à l’égard de Saraï, sa maîtresse. Celle-ci, conformément au texte d’Hammourabi cité plus haut, la corrigea si durement que Hagar n’eut d’autre ressource que de s’enfuir dans le désert (Gen. 16 ; 6)… Mais est-ce que Saraï a jamais considéré le petit Ismaël comme son propre fils ? Ce n’est pas certain car dès qu’elle enfanta à son tour, elle exigea le bannissement de la mère et de son fils en arguant de son refus de voir «le fils de la servante hériter avec mon fils Isaac». Cette légitimité à hériter ou à ne pas hériter est cruciale pour la suite. Elle renvoie certainement à des contestations qui ont dû porter sur la validité des titres de propriété des enfants d’Israël concernant le pays de Canaan. La motivation par Sarah de l’expulsion d’Ismaël et de sa mère atteste de l’importance vitale de cette question d’héritage. Si l’on se réclame d’Abraham pour revendiquer la propriété exclusive de la Terre sainte –ce que fit sans conteste l’historiographie des VI-Ve siècles- alors un seul héritier doit subsister… Et dans ce cas de figure, Ismaël était de trop.
Mais les tablettes cunéiformes découvertes à Nuzi laissaient entendre que les enfants, nés d’une servante, ce qui était le cas d’Ismaël, devaient être nourris et élevés par l’épouse légitime qui avait l’obligation de les considérer comme ses propres enfants. Même sa dot devait être gagée et servir de garantie pour l’avenir des enfants de la servante-épouse… Sarah ne s’est donc pas conformée à cette  règle.
Le même cas s’est posé, mais d’une manière beaucoup moins dramatique, pour le patriarche Jacob qui avait déjà quatre fils lorsque les servantes (Bilha et Zilpa) de ses deux épouses Léa et de Rachel devinrent ses concubines. Les enfants issus de ces nouvelles unions furent intégrés sans problème dans les tribus d’Israël et admis à revendiquer une part égale de l’héritage de leur géniteur…Ils sont à égalité avec les rejetons de Léa et de Rachel. Cette démarche qui consistait à donner des concubines à un mari, déjà père de quatre fils,  ne visait peut-être  qu’à renforcer l’autonomie et la sécurité du clan en lui donnant plus de mâles et de guerriers pour le défendre.
Van Seters cite aussi un texte de Nimrud, daté de 648 avant l’ère chrétienne : on y parle de la femme stérile qui doit offrir sa servante comme concubine à son mari et déposer sa propre dot pour subvenir aux besoins des enfants à naître. Les enfants de la servante deviennent alors ses propres enfants et elle n’a pas le droit de les maltraiter.. On pense une nouvelle fois au cas de Sarah qui martyrise Hagar à un point tel que cette dernière n’a pas d’autre ressource que de prendre ses jambes à son cou et de s’enfuir dans le désert.  Et plus tard, Saraï obtiendra même d’un Abraham faible et timoré le bannissement, ce que les textes de Nuzi interdisaient formellement…
Après cette pratique consistant à présenter sa servante à son époux en cas de stérilité, les patriarches se signalent par leur recours à des relations avec une  «sœur-épouse». Abraham a usé deux fois de ce subterfuge qui consistait à faire passer Sarah pour sa sœur car il craignait qu’on n’attentât à ses jours pour la prendre (Gen. 12 ; 13s).

L’adoption d’enfants
Les anciens textes assyriens envisagent le cas général : Il s’agirait d’une adoption puisque l’homme, généralement un frère, agit comme un tuteur de la jeune fille et établit un document appelé en akkadien tuppi ahatuti. Mais l’adoptant n’épouse pas cette fille, il arrange simplement son mariage.  Le cas d’Abraham est différent puisqu’il ne s’agissait que de sa demi sœur…
Examinons de plus près le cas stipulés en Gen. 12 ; 10-20. 20 ; et Gen. 26. 1-11.
Dans le chapitre 12, il semble que la méprise consistant à ravir une femme en puissance de mari, alors qu’on la croyait sa sœur,  soit allée assez loin puisque le texte biblique dit à deux reprises (v. 13) pour qu’il m’arrive du bien à cause de toi…  et celui-ci(le Pharaon) fit du bien à Abram à cause d’elle (v. 16)… Que s’est-il passé ? L’intervention miraculeuse de Dieu qui frappe Pharaon et sa maison prouve que l’intégrité de la matriarche ne souffrit aucun dommage… Mais la narration nous plonge dans une certaine perplexité : d’un côté, on vante l’irrésistible beauté de la matriarche, et de l’autre, on nous dit, un peu plus loin, qu’elle tombe enceinte en dépit de son grand âge ! Que croire, la beauté ou la vieillesse de Sarah ?
Dans le second cas, le chapitre 20 où Abimélech, roi de Gérar, s’apprête à prendre Sarah, Dieu intervient et Abimélech, dénonçant la supercherie d’Abraham, proteste de son innocence  en usant d’une formule quasi cultuelle, faite sous la foi du serment : simplicité de mon cœur et innocence de mes mains.
Pris à parti, Abraham affirme que Sarah est sa demi sœur, fille de son père mais non de sa mère (Gen. 20 ;12). L’Egypte ancienne considérait l’adultère comme un péché grave, puni de la peine capitale. Dans des contrats de mariage égyptiens, datés entre les IXe et VIe siècles, un mari stipule quels  dédommagements il verserait à son épouse s’il venait à la répudier, sauf en cas d’adultère de sa part. 
Dans le chapitre 26 du livre de la Genèse, on vit un remake de l’aventure survenue à Abraham : Isaac réside à Gérar, en pays philistin dont le roi n’est autre qu’Abimélech. Et Isaac a la même attitude que son père Abraham : il prie Rébecca, sa femme, de se faire passer pour sa sœur afin de ne pas mettre sa vie en danger…  Mais un jour, Abimélech regarde par une fenêtre  de son palais et surprend un échange de tendres caresses entre Isaac et sa prétendue sœur ; il convoque le patriarche et lui reproche son mensonge : que se serait-il passé, lui dit-il, si un homme du peuple avait pris sa femme, tu nous aurais exposé à une faute… (Gen. 26 ; 11)
Cette similitude ne laisse pas d’étonner ; on a vu dans l’introduction que l’exégèse talmudique résout ce problème de manière traditionnelle : ce qui arrive aux pères est un signe adressé aux fils, dit-elle. Elle ignore les analyses critiques et n’envisage pas la possibilité que tout ce prologue patriarcal ait pu être inventé de toutes pièces. Nous avons aussi vu que la personnalité d’Isaac dispose d’une moindre densité que son père et son futur fils, Jacob: pris entre son père Abraham et son fils Jacob, devenu Israël, il est le moins cité dans les autres libres bibliques.


Cette naissance d’Ismaël n’est pas annoncée d’une manière anodine, elle semble, au contraire, répondre à un schéma préétabli qui comporterait environ cinq phases :  a) on assiste d’abord à une crise, la stérilité de Saraï qui souligne un besoin d’enfant ; b) conformément à la coutume, Saraï donne sa servante à Abraham afin d’être mère à travers elle. c) une complication survint suite à la conduite hautaine de Hagar que sa maternité enhardit à défit sa maîtresse. d) excédée par les harcèlements de Saraï, Hagar se sauve dans le désert. e) l’histoire se clôt par l’intervention inattendue d’un messager céleste qui fait une annonce.
On note que ce chapitre est plutôt favorable à Ismaël qui se voit assuré d’avoir, comme son père, une grande descendance. On ne sent pas encore l’hostilité qui va survenir après la naissance d’Isaac. Ainsi que nous le verrons par la suite, Ismaël ne prend jamais directement la parole, il est objet de la narration, jamais orateur direct comme son père, sa mère, son frère Isaac ou sa belle-mère Saraï.
Pour quelle raison, ce même chapitre 17 revient-il sur l’alliance entre Dieu et Abram alors que le chapitre 15 l’avait déjà solidement instaurée ? Probablement pour signaler que le signe de l’alliance n’est autre que la circoncision ; celle-ci devra avoir lieu le huitième jour après la naissance de tout enfant mâle. Quelques détails sont frappants :  c’est sous le nom de El Shaddaï (le Dieu de la montagne) que la divinité se présente à Abraham. Il y a là une forme de syncrétisme des noms divins. Un renvoi à un passage de l’ Exode ( 6 ; 2-3) s’impose car on y parle justement de cette équivalence des noms divins : je suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob en tant qu’El Shaddai et par nom nom Yahweh je n’ai pas été connu d’eux.  En outre, j’ai établi mon alliance avec eux pour leur donner la terre de Canaan, la terre de leurs pérégrinations, où ils ont pérégriné…
Auparavant, c’était par le nom tétragrammate que Dieu s’adressait au patriarche. Et dans toute la suite du récit, Dieu est désigné par l’appellation plus neutre d’Elohim. On note ici les étapes successives de la révélation. Cette évolution est encore plus perceptible en Gen. 16 ; 13 où il est dit à propos de Hagar : elle invoqua le nom de YAHWE qui lui avait parlé Oh, toi EL ROÏ (El qui me voit).  Différentes désignations de la divinité sont donc envisagées selon son activité : Elohim pour la période de la création jusqu’à Abraham. El Shaddaï pour l’époque patriarcale, et Yahweh à partir de Moïse et au-delà
Mais quel que soit le nom divin adopté dans ce chapitre, la notion d’alliance est fortement soulignée : Dieu promet une nouvelle fois une très grande fécondité à Abraham et à sa descendance qui héritera de la terre de Canaan à tout jamais. Le texte insiste beaucoup sur les générations futures et sur le caractère de alliance scellée avec le patriarche, certes, mais aussi et surtout avec toute sa descendance.

Dans le chapitre 17 l’alliance comporte une triple promesse: celle d’une nombreuse descendance, celle de la terre, et enfin celle d’être à tout jamais le Dieu d’Israël. Mais Ismaël n’est pas exclu, au contraire, il fait partie des différentes bénédictions,toutefois, aucune alliance n’est scellée avec lui. Des bénédictions oui, mais d’alliance, point. Cette-ci comporte l’engagement d’Israël d’être le peuple de Dieu : ceci est nettement formulé en Dt 26 ; 17-18 :  à Iahwé tu as fait dire aujourd’hui  qu’il serait ton Dieu et que tu marcherais dans ses voies, que tu observerais ses préceptes, ses commandements, ses sentences et que tu écouterais sa voix. Et Iahwé t’a fait dire aujourd’hui que tu serais son peuple de prédilection, selon ce qu’il t’a dit et que tu devrais observer tous ses commandements.
Il faut bien comprendre que de telles répétitions soulignent les espoirs de restauration nationale et de reconquête de la souveraineté. Voici ce que dit Ezéchiel (36 ;28): vous habiterez dans le pays que j’ai donné à vos pères, vous serez pour moi un peuple et moi je serai pour vous un Dieu. Et Zacharie  (8 ;8) : je vais les faire venir et ils demeureront au sein de Jérusalem, ils seront mon peuple à moi, je serai leur Dieu à eux, en vérité et en justice. 
Pour renforcer le caractère solennel de l’oracle divin, on signale qu’Abraham tombe face contre terre lorsque Dieu s’adresse à lui. La matriarche n’est pas oubliée : désormais, elle se nommera Sarah et elle aussi sera bénie et deviendra féconde. Ce qui suscite un certain scepticisme en Abraham ; il  se dit en lui-même : est-ce qu’à un homme âge de cent ans, il peut naître un fils. Et est-ce que Sarah, une femme de quatre-vingt-dix ans, pourra enfanter ? (Gen. 1 7 ;17). Le verset suivant ne laisse pas d’étonner le patriarche ne croit pas vraiment à la promesse de la fécondité de son épouse, déjà très âgée. Il s’exclame alors : si seulement Ismaël pouvait vivre devant toi… (v. 18). Mais Dieu répond par la négative, il pense bien à Sarah  et annonce par avance le nom d’Isaac (comme précédemment dans le cas d’Ismaël). Cependant, ce dernier n’est pas oublié : il fera lui aussi l’objet des grâces divines et sera à l’origine de grandes nations. La fin du chapitre est essentiellement consacrée à la circoncision d’Ismaël et des soldats du patriarche.

La naissance d’Isaac et l’expulsion de Hagar et de son fils
Peu de versets séparent la naissance et la croissance d’Isaac de l’expulsion d’Ismaël et de sa mère à la demande de Sarah. Le chapitre 21 commence par rappeler que la promesse divine a été suivie d’effet : à la date précise, annoncée par les messagers divins, un enfant né dans le couple formé par Abraham et Sarah. Des récits de nature étiologiques (où un lien existe entre le contexte et l’annonce d’une naissance ou d’un nom de lieu ou de personne) expliquent le nom donné à l’enfant : yitshaq (en hébreu : il rira) ou yitsahaq li  (se rira de moi)
On se souvient que l’annonce de cette naissance fut faite à la suite de la généreuse hospitalité accordée aux messagers divins. Ceci n’est pas un phénomène isolé car on peut lire dans le second livre des Rois  (4 ; 8-11) que l’hospitalité accordée à un prophète ou à un saint homme peut être récompensée par l’octroi d’une naissance miraculeuse. Ce qui signifie que l’on peut fort bien guérir d’une infertilité. La femme qui recevait régulièrement Elisée chez elle n’avait pas de fils. Le prophète lui demande si elle souhaite qu’on intervienne pour elle auprès du roi ou du chef de l’armée. Elle décline l’offre et demande un fils, alors que son mari est vieux. Voici la réponse de l’homme de Dieu : A cette date, à la même époque, tu embrasseras un fils. Elle dit ; elle dit : mon seigneur, homme de Dieu, ne mens pas à ta servante. Or, la femme conçut, elle enfanta un fils, à cette date, à la même époque, comme l’avait prédit Elisée. La terminologie de ce passage du livre des Rois rappelle celle de ce chapitre 21 de la Genèse.
Isaac naquit alors que son père cent ans et sa mère quatre-vingt dix… Il fut circoncis au huitième après sa naissance et son père donna une grande fête lorsqu’il fut sevré. Mais le drame ne va pas tarder à se nouer puisque Sarah ne supporte plus que son propre fils Isaac lui apparaisse en compagnie de son frère Ismaël. Il exige donc le bannissement du fils et de sa mère. La Bible souligne le profond mécontentement d’Abraham face à une telle demande. Sans que le texte le reconnaisse, il semble avoir longuement hésité puisque la Bible  parle d’une intervention divine qui recommande au patriarche d’exécuter l’ordre de son épouse sans se soucier outre mesure du sort d’Ismaël qui sera tout à fait convenable. Mais Dieu ajoute, cependant, que  c’est par le nom d’Isaac que sera appelée ta race… Comme on le disait plus, les différentes traditions sur Ismaël ont beau diverger sur des points de détails, elles sont d’accord sur l’essentiel : des bénédictions, oui, d’alliance, point.
Le livre de la Genèse fournit des données différentes sur l’état de Hagar lorsqu’elle est chassée de chez elle : d’abord, elle est enceinte, ensuite l’enfant est né (comme dans ce chapitre 21), mais son âge est sujet à controverse :  au chapitre 17, Ismaël a déjà treize ans, mais ailleurs, on nous le présente comme un enfant que sa mère charge sur ses épaules… Mais contrairement au chapitre 17, l’ange de Dieu ne demande pas à Hagar de s’en retourner chez elle, il l’assure de l’avenir de son fils et lui fait découvrir une source lui permettant d’étancher sa soif et de survivre. Le récit se clôt sur le mariage de jeune homme qui épousera une femme du même pays que sa mère.
La seconde partie parle de tout autre chose puisqu’elle évoque l’alliance proposée par le roi Abimélech au patriarche. Il s’agit d’un pacte de bon voisinage entre le clan d’Abraham et les sujets d’Abimélech. Abraham accède à cette demande de bon cœur. Mais les versets suivants montrent bien qu’au moins deus traditions ont été refondues ensemble ici puisque le patriarche change soudain  de sujet et reproche à Abimélech les agissements de ses bergers qui l’ont lsé en s’appropriant des puis forés par ses serviteurs… Cette pluralité de sources réapparaît dans l’explication de l’origine du nom de Beershéva (Beersabé) : soit le puits du serment , soit le puits des sept agnelles…
Cette partie de l’histoire est probablement l’œuvre du rédacteur yahwiste qui veut montrer que la famille d’Isaac, comme précédemment celle d’Abraham n’est pas qu’un simple groupement nomades, mais le germe du peuple d’Israël que Dieu bénit et qu’il aide à prospérer. Si Abimléch et son aide de camp demandent un traité d’alliance, c’est, ainsi qu’ils le reconnaissent eux-mêmes, parce qu’ils ont constaté que Dieu avait béni le saint homme : ils veulent donc bénéficier eux aussi de cette bénédiction…
Au chapitre 26 du livre de la Genèse, alors qu’Abraham est décédé, on lit une tout autre histoire avec les mêmes protagonistes, à la seule différence que cette fois-ci, c’est Isaac et non plus son père qui fait face au roi philistin, Abimélech… Avons nous affaire à un transfert de l’histoire du père à la vie du fils ? Comme son père, Isaac doit faire face à la stérilité de son épouse Rébecca. A la différence de son père, Abimélech lui notifie un arrêté d’expulsion alors qu’à Abraham il avait offert un pacte d’amitié en bonne et due forme. Dans cette nouvelle version de l’histoire du patriarche et d’Abimélech, la main du rédacteur yahwiste est encore plus perceptible que précédemment : la richesse d’Isaac (qui lui vaut l’envie des Philistins) et sa puissance ne viennent de personne d’autre que de Dieu lui-même alors qu’une partie non négligeable de la fortune d’Abraham provenait d’abord du pharaon et ensuite d’Abimélech… C’est là une leçon théologique à laquelle le rédacteur yahwiste tient tant.  
Mais ce chapitre pose lui aussi un certain nombre de problèmes : s’agit-il du même Abimélech qui négocia avec Abraham les conditions d’installation dans son pays ? Pourquoi revient-on sur une pacte que le roi philistin avait lui-même sollicité ? Et comment un simple étranger, Isaac, a-t-il pu prospérer à ce point dans ce pays ? Enfin, les thèmes réunis dans ce chapitre 21 témoignent de son caractère fortement composite : la naissance d’Isaac qui s’accompagne de l’expulsion de Hagar et d’Ismaël, la signature d’un pacte entre  Abimélech et Abraham et enfin les accusations d’Abraham à l’encontre des serviteurs d’Abimélech qui ont accaparé les puits lui appartenant… Peut-être qu’Isaac sert de dénominateur commun à l’ensemble puisqu’il va se retrouver, au chapitre 26, en conflit avec le roi philistin. Mais cela ne suffit pas à masquer les différentes étapes rédactionnelles du cycle d’Abraham  .

L’islam : Abraham (Ibrahim) dans le Coran
L’importance d’Abraham aux yeux du prophète de l’islam saute aux yeux de tout lecteur du Coran. Ismaël, par contre, n’occupera une place éminente que plus tard. Au début, e fils âiné d’Abraham  fait simplement partie d’une lignée de prophète et prescrit à son peuple de réciter ses prières et de pratiquer l’aumône (sourate 19 ; 55) Dans le livre des Jubilés, on peut lire que Salomon bâtit le Temple sur le Mont Moriya, lieu où, comme on l’a vu précédemment, Abraham construisit l’autel pour immoler son fils. Ce récit a probablement servi de modèle à la narration d’un Ibrahim construisant avec son fils Ismaël la Ka’aba à la Mecque.
Lors du premier tiers du VIIe siècle de notre ère, à l’avènement de l’islam, l’ensemble de la littérature talmudique est achevé depuis plus d’un siècle, mais la littérature midrachique est en pleine floraison. Avec Abraham Geiger et  Ignaz Goldziher, nous avons une idée juste des emprunts  que la nouvelle religion a contractés auprès des précédentes. Selon Geiger, le mot muslim viendrait du Targoum de Gen 17 ; 1 où Dieu demande à Abraham d’être parfait (héyé tamim) ; ce que la version araméenne a rendu par mushlam, devenu par la suite sous une forme arabisée muslim. Mais le Coran note bien qu’Abraham n’était ni juif ni chrétien. On verra en lui le fondateur de la  religion musulmane un peu plus tard. La littérature religieuse musulmane a largement utilisé des matériaux talmudiques pour illustrer son propos . En revanche, on remarquera une incertitude de taille : Qui, d’Isaac ou d’Ismaël fut proposé comme sacrifice ? Le Coran reste muet sur ce point. Al-Tabari, le grand exégète de l’islam, pensait que c’était Isaac mais les commentateurs ultérieurs ont fini par opter à l’unanimité pour Ismaël.
le prophète de l’islam ne se voulait pas le fondateur d’une nouvelle religion mais se considérait comme un émissaire divin, le dernier des prophètes (khatem al-anbiya) censé placer dans le cœur des croyants la religion d’Ibrahim. Abraham/Ibrahim, mêmes consonnes, mais une autre vocalisation. La divergence des regards biblique et coranique sur le père des croyants est patente. Mais c’est cette foi absolue, cette soumission totale à Dieu qui a retenu le plus l’attention du Coran. Dans tant de sourates (Coran 2 ; 135   3 ; 95   4 ; 125   12 ; 38 et passim) on érige Ibrahim en modèle insurpassable de piété et d’équité : Suivez la religion d’Ibrahim, le paradigme de la droiture et qui ne fut point parmi les associateurs. Ce dernier terme (al-mushrikoun) vise la conception trinitaire chrétienne.
Deux cent quarante-cinq versets coraniques parlent directement d’Ibrahim dont le nom lui-même connaît pas moins de  69 occurrences.  Moussa (Moïse)  culmine avec cinq cent deux mentions  et Jésus (‘Issa) est moins bien loti avec quatre-vingt-douze occurrences. Quant à la sourate 14, elle porte tout simplement le nom d’Ibrahim.
Sur les vingt-deux années  que dura la révélation du Coran (de 610 à 632) l’image d’Ibrahim se dégage progressivement. Ses qualités cardinales sont sa droiture ( 2 ; 135), la pureté de son cœur ( 37 ;84), son humilité et son bonté d’âme ( 9 ; 114), sa patience et sa soumission.
Et le Coran découvre à Ibrahaim tant d’autres mérites : il est, avant tout, un vrai croyant (hanif : 4 ; 125). A ce titre, il apparaît comme le père des musulmans ( 22 ; 78), homme juste et prophète ( 19 ; 4), le guide de l’humanité ( 2 ; 124), l’ami de Dieu (Khalil Allah : 4 ; 125) ; il fait partie du groupe de Noé ( 37 ; 83), Loth en faveur duquel il a intercédé ( 11 ; 74-76) lui doit sa survie. Il est comparable à Moïse qui reçut comme lui les feuilles de la révélation (suhuf ; 87 ; 19 et 53 ; 37)
Un fait ne manque pas de nous frapper : Ibrahim est souvent mentionné en compagnie de Ishaq (Isaac) et  de ya’kub (Jacob) ; ce n’est que tardivement qu’il apparaît en compagnie d’Isma’il qui sera alors considéré comme le père des musulmans .
La carrière du prophète de l’islam se divise, comme chacun sait, en deux périodes : celle de Médine et celle de la Mecque au cours desquelles la figure d’Ibrahim se consolidera et connaîtra une certaine évolution. Ibrahim est d’abord considéré comme l’envoyé de Dieu dans le prolongement des prophètes et ce n’est qu’ensuite qu’il devient le véritable père de la religion musulmane (millat Ibrahaim) et le bâtisseur de la Ka’aba avec son fils Isma’il. Une ka’aba qui avait été endommagée par le Déluge.  La sourate 16 ; 120-123 exprime cette mutation de la manière la plus claire : Abraham était un guide parfait, il était soumis à Allah, voué exclusivement à lui, et il n’était point du nombre des associateurs.  Il était reconnaissant pour ses bienfaits et Allah l’avait élu et guidé vers un droit chemin.  Nous lui avons donné une belle part ici-bas ; et il sera certes dans l’au-delà du nombre des gens de bien. Puis, nous t’avons révélé : suis la religion d’Abraham qui était voué exclusivement à Allah et n’était point du nombre des associateurs.
Les sourates de la période mecquoise du prophète font apparaître un Ibrahim qui vit à peu de choses près, les mêmes événements que dans le Livre de la Genèse (ch. 18) : la sourate 51 (24-37 ) montre Ibrahim accueillant les mystérieux messagers chargés d’une double mission : procéder à la destruction de  la ville pécheresse Sodome  et annoncer à Ibrahim la naissance d’un fils. Il y a, certes, quelques différences de détail mais la structure demeure la même. Sarah n’est pas nommée en tant que telle, elle ne rit pas mais se donne des  gifles…
La sourate 37 (83-113) présente un Ibrahim prêchant la croyance en un Dieu unique et se brouillant avec son père dont il méprise les idoles. On retrouve ici les mêmes développements que dans l’Apocalypse d’Abraham. Après avoir été jeté dans la fournaise sur l’ordre de Nimrod, Ibrahim quitte son pays. Dans cette même sourate se lit la demande de sacrifier un fils dont le nom n’est pas mentionné.  Mais cette requête n’en est pas vraiment une car on ne parle que d’une simple vision, d’un rêve d’Abraham qui se voit en train d’immoler son fils. Les choses se présentaient de manière absolument univoque  en Genèse 22 : Dieu dit clairement  à Abraham ce qu’il attend de lui… Le Coran a peut-être voulu mettre en évidence la soumission du père,certes, mais aussi celle du fils qui demeure non nommé.
La sourate 26 (69-104) présente Ibrahim prêchant en vain le monothéisme à son propre père et à son peuple. Sa prédication demeure sans écho. Ibrahim demande à ses concitoyens, y compris son propre père, quel avantage trouvent-ils à adorer ces idoles. La réponse est simple : nous ne faisons que suivre l’exemple de nos parents et prédécesseurs. En désespoir de cause, il implore la miséricorde divine pour son père et tous ceux qui sont «égarés». Ce dialogue entre Ibrahim et son père semble revêtir une importance particulière aux yeux du Coran puisque au moins deux autres sourates y reviennent : sourate 19  (41-50) et sourate 21 (51-73). Comment Ibrahim est-il parvenu au culte du Dieu unique ? D’après la sourate 6 (74-87) c’est l’observation de la course sidérale qui a entraîné son adhésion au monothéisme.
Dans le Coran (15 ; 49-60) Loth a droit à beaucoup d’égards puisque les mystérieux  messagers annoncent qu’il sera sauvé alors que Sodome sera détruite ; seule son épouse fera partie «des exterminés». Par la prière qu’on y lit en faveur de la Mecque , la sourate 14  (35-41) marque le début de l’islamisation d’Ibrahim: j’ai établi une partie de ma descendance dans une vallée sans agriculture près de ta maison sacrée afin qu’ils accomplissent la prière.  Dans cette même sourate  qui porte le nom d’Ibrahim, celui-ci s’écrie (v. 39) : Louange à Allah  qui en dépit de ma vieillesse m’a donné Ismaël et Isaac…
Au cours de la période médinoise, on peut signaler les révélations suivantes concernant Ibrahim, notamment dans la sourate 2 dont nous extrayons le verset suivant (125) : Adoptez donc pour lieu de prière ce lieu où Ibrahim se tint debout. Nous confirmâmes à Ibrahim et à Isma’il ceci :  Purifiez ma maison pour ceux qui tournent autour, y font retraite pieuse et s’y inclinent et s’y prosternent. Le même passage confirme un peu plus loin, sa proximité au chapitre 15 du livre de la Genèse (258-260) : trois preuves que le Dieu d’Ibrahim donne la vie et la mort : il fixe la course du soleil, conserve une personne cent ans dans une grotte et il faut voler des oiseaux coupés en morceaux par Ibrahim.  Les oiseaux dépecés sont une allusion claire au sacrifice que Dieu demande à Abraham…
La sourate 3 (65-77) tient à souligner que la piété d’Ibrahim transcende tous les cadres confessionnels existants avant l’islam : Ô gens du livre, pourquoi disputez vous au sujet d’Ibrahim alors que la Tora et l’Evangile ne sont descendus qu’après lui ?. Ibrahim, peut-on lire au verset 67 n’était ni juif, ni chrétien. Il était croyant sincère (hanif) et soumis (muslim) et il n’était pas parmi les associateurs ( mushrikun)
L’essentiel est résumé dans le texte : Ibrahim était un guide parfait. Il était soumis à Dieu, croyant sincère et il n’était point du nombre des associateurs.  Il était reconnaissant pour ses bienfaits et Dieu l’avait élu et guidé vers un droit chemin. Nous lui avons accordé une belle part ici-bas.  Et il sera certes dans l’au-delà du nombre des gens de bien. Puis nous t’avons révélé : suis la religion d’Ibrahim, croyant sincère…
Voici ce que dit en résumé J-C. Basset dans son étude intitulée Ibrahim à la Mecque :  le Coran procède par touches successives et émaille ses évocations de nombreuses allusions qui débordent le cadre du récit biblique. C’est donc tout naturellement que la tradition islamique ultérieure s’est efforcée de compléter la biographie d’Ibrahim en puisant abondamment dans les traditions juives post-bibliques : apocryphes de l’Ancien Testament, aggada talmudique et littérature midrachique

A l’instar de la tradition juive qui a complété les narrations bibliques par des détails tirés de matériaux de diverses provenances, la tradition islamique a tenu à rassembler de nombreux dits du prophète concernant Ibrahim. Ceux-ci furent réunis par des auteurs de recueils de hadith ou des auteurs de l’histoire du monde comme al-Tabari (839-923).  On y retrouve pratiquement les mêmes développements que dans la tradition talmudique ou midrachique, ce qui s’explique par des contacts entre les tenants des deux traditions ou par des conversions à l’islam. Qu’on en juge :
Les astrologues du despote Nimrod lui annoncent la naissance d’Ibrahim qui constituera une grave menace pour son trône. Celui-ci prend une mesure radicale en faisant tuer tous les nouveaux-nés. La mère d’Ibrahim accouche à l’abri des bourreaux, cachée dans une grotte. Au terme d’une quinzaine de mois marqués par une croissance extraordinaire, Ibrahim sort de sa grotte et se met ) observer la course sidérale. Constatant qu’aucun des éléments observés ne jouit d’une souveraineté absolue, Il décide de n’adorer que l’ordonnateur de tous ces phénomènes naturels. La nature ne peut pas tenir lieu de divinité.
L père d’Ibrahim,  nommé Azar dans le Coran, est négociant en idoles ; prétextant une maladie, Ibrahim ne participe pas à une fête du peuple et détruit toutes les idoles de son père en n’épargnant que la plus grande. Au retour de son père qui constate le désastre, il affirme que la plus grande idole s’est battue avec le autres qu’elle a réussi  à détruire en totalité… Furieux, son père n’en croit pas un mot et dénonce son fils aux autorités royales.
Sommé de compromettre devant le roi Nimrod, Ibrahim ne fléchit pas, ce qui lui vaut d’être condamnée à être jeté dans la fournaise. Mais malgré tout le bois apporté par le peuple, l’ange Gabriel protège Ibrahim de son ombre rafraîchissante, ce qui plonge Nimrod dans une profond désarroi. Dès lors, Ibrahim n’a d’autre choix que de s’exiler.
La suite du récit montre une nette dépendance par rapport aux chapitres de la Genèse : De Haran où il séjourne, Ibrahim se retire en Egypte où il se voit contraint de faire passer sa femme pour sa sœur. Emmenée au palais du Pharaon Sarah ne subit aucun dommage car Dieu accable le Pharaon de nombreuses calamités. Malgré plusieurs tentatives infructueuses auprès de la matriarche, le monarque rend Sarah à Ibrahim et lui offre même Hagar. Ici, la tradition islamique innove dans une certaine mesure puisque, tout en reprenant l’origine égyptienne de la servante, il en fait un présent du Pharaon à Ibrahim.  Celle-ci lui donne un fils, Isma’il. Installé à Beershéva, Ibrahim fait forer un puits, tandis que Loth s’installe dans la vallée du Jourdain. A la suite d’un conflit, Ibrahim s’installe à Hébron, en arabe al-Khalil, ce qui vaut au saint homme l’appellation coranique d’ami de Dieu (Khalil Allah).
Dieu demande à Ibrahim de lui construire une maison où on lui rendra un culte.  Accomapgné de Hagar et de leur fils, Ibrahim reçoit les indications de l’emplacement de la Ka’aba à la Mecque.  Livrée à elle-même avec son fils, Hagar fait sept fois le tour du lieu pour trouver une source afin d’étancher la soif d’Isma’il; aidé de l’ange Gabriel, Isma’il creuse une source avec son doigt, zamzam.
Attiré par cette source miraculeuse, une tribu arabe s’installe à proximité.  A la mort de sa mère, Isma’il épouse l’une de leurs filles. Mais un jour, Ibrahim rend par surprise une visite à son fils qui est absent de chez lui.  L’épouse ne reconnaît pas en cet étrange vieillard son propre beau-père et ne lui témoigne donc pas les égards qui s’imposent. Ibrahim n’en laisse pas moins à son fils Isma’il un message sibyllin par lequel il lui fait comprendre qu’il doit répudier cette femme et contracter un nouveau mariage. Enfin, sous la conduite de l’ange Gabriel (djibril en arabe), le père et le fils construisent la Ka’aba et accomplissent un pèlerinage qui préfigure le pèlerinage de la Mecque…
Arrive l’injonction du sacrifice, sans qu’aucun des deux fils ne soit nommé.  D’une soumission totale, Ibrahim ne se dérobe pas tandis que son fils n’oppose aucune résistance… C’est alors  que Dieu fait d’Ibrahim un guide pour l’humanité tout entière (2 ; 124). Ici aussi, on perçoit nettement que l’auteur avait connaissance des détails du livre de la Genèse lorsque Dieu fait d’Abraham le père d’une multitude nations (av hamon goyim). La tradition islamique s’interroge sur le contenu du message divin à Ibrahim lors de cette théophanie. Pour suppléer à ce manque, les commentateurs s’en remettent à leur ingéniosité exégétique et nous offrent une pluralité de solutions : la circoncision, le pèlerinage, les ablutions, la prière (salat) etc…
Mais al-Tabari n’en  a pas fini avec Nimrod qui veut construire la tour de Babel pour défier Dieu ; la tour finit par s’effondrer et Nimrod lève une puissante armée que Dieu décime par une nuée de moustiques. L’un d’entre eux entre dans le cerveau de Nimrod qu’il détruit après d’indicibles souffrances. Ce détail provient assurément de sources talmudiques qui réservèrent ce supplice à Titus, le destructeur du temple de Jérusalem…
Il est indéniable que, tant dans le Coran que dans les attestations islamiques ultérieures, la personnalité d’Ibrahim a été constituée à l’aide de multiples emprunts, notamment à la tradition orale juive. Ceci n’a rien d’extraordinaire si l’on tient compte de la forte implantation juive en Arabie au VIIe siècle et des contacts que le prophète musulman avait noués avec cette communauté. En revanche, l’installation d’Ibrahim à la Mecque est rigoureusement d’origine islamique.
Mais il reste un point sur lequel Tabari a adopté une position minoritaire : le sacrifice du fils d’Ibrahim. Voici ce que dit la sourate 37  (100-113) :
Seigneur, fais moi don d’une progéniture d’entre les personnes vertueuses. Nous lui fîmes donc la bonne annonce d’un garçon patient. Puis, quand celui-ci fut en âge de l’accompagner, il (Ibrahim) dit : O mon fils, je me vois en songe en train de t’immoler. Vois donc ce que tu en penses. Il répondit, O mon cher père : fais ce qui t’est commandé ; tu me trouveras, s’il plaît à Dieu, du nombre des endurants. Puis quand tous deux se furent soumis à l’ordre divin et qu’il l’eut jeté sur le front, voila que nous l’appelâmes : Ibrahim ! Tu as confirmé la vision. C’est ainsi que nous récompensons les bienfaisants. C’était là, certes, l’épreuve manifeste. Et nous le rançonnâmes d’une immolation généreuse Et nous perpétuâmes son renom dans la postérité. Paix sur Ibrahim. Ainsi récompensons nous les bienfaisants. Car il était de nos serviteurs croyants. Nous lui fîmes la bonne annonce d’Isaac, comme prophète d’entre les gens vertueux. Et nous le bénîmes ainsi qu’Isaac.
Nulle trace du nom d’Isma’il dans ces versets… al-Tabari relate que la calife Omar avait consulté à ce sujet  un juif passé à l’islam; celui-ci lui dit qu’il s’agissait bien d’Isma’il mais que les juifs, jaloux que celui-ci soit le père des Arabes et non des juifs, avaient procédé à une substitution. Toutefois, les premiers musulmans pensaient nettement à Ishaq mais progressivement l’unanimité se fit autour du nom d’Isma’il.  Pourtant, c’est bien Ishaq qui est nommé aux côtés de son père, Isma’il n’est mentionné qu’occasionnellement : ce lien père / fils n’apparaît qu’à l’époque des controverses de Mahomet avec les juifs de Médine.
Isma’il acquiert alors une autre stature. Au moment où Mahomet change la direction de la prière de Jérusalem à la Mecque, Isma’il renforce son lien   avec son père et par ce biais, fait bénéficier les arabes des bénédictions dédiées à Ibrahim. On sent bien que la question de la place d’Ibrahim (et donc d’Isma’il) en Islam s’était bel et bien posée.  La  sourate de la vache (2 ; 125) parle de la station d’Ibrahim à la Mecque : aidé d’Isma’il, il érigea la Ka’aba et la dernière pierre, la fameuse pierre noire, lui est tendue par l’ange Gabriel. Mais Ibrahim ne s’est pas limité à construire cet édifice, il alla beaucoup plus loin puisqu’il implora Dieu d’envoyer un prophète parmi ses descendants : 
Notre Seigneur ! fais de nous tes soumis et de notre descendance une communauté  soumise à toi.  Et montre nous nos rites et accepte de nous le repentir. Car, c’est toi l’accueillant au repentir, le miséricordieux. Notre Seigneur ! Envoie l’un des leurs comme messager parmi eux, pour leur réciter tes versets, leur enseigner le livre et la sagesse et les purifier.  Car c’est toi le puissant, le sage (2 ; 129)
Ibrahim est donc au fondement même de la foi islamique. Il n’est donc guère étonnant qu’il soit présent dans les prières quotidiennes (al-salawat al-ibrahimiya) : O notre Dieu  prie pour Mahomet et pour la famille de Mahomet comme tu as prié pour Ibrahim et  la famille d’Ibrahim ; bénis Mahomet et la famille de Mahomet, comme tu as béni Ibrahim et la famille d’Ibrahim
L’inspirateur direct de Mahomet est donc Ibrahim auquel il s’identifie 0d’une certaine manière car, comme lui, il dut quitter sa ville et sa famille.

Louis Massignon et les trois prières d’Abraham
Illustre professeur d’islamologie au Collège de France – il occupa cette prestigieuse chaire près de trente ans- Massignon (1883-1962) semble avoir eu un rendez-vous des plus intimes avec la spiritualité islamique qui lui révéla les richesses de sa propre religion, le christianisme, dont il s’était détourné durant quelques années. Le 3 mai 1908, alors qu’on le ramenait prisonnier à Bagdad, il eut une vision qu’il nomma «la visitation de l’Etranger ». Il éprouva alors, au contact de l’islam, ce que Goethe nomma, dans un tout autre contexte, ein Erlebnis, eine Seinsbegegnung : un événement d’une importance psychologique majeure qui vous révèle à vous même. L’islam lui servit de miroir de sa propre sensibilité religieuse. Ce qui explique peut-être qu’il se soit tant passionné pour ce théologien mystique de l’islam, Al-Hallaj , exécuté à Bagdad en 922. Le rapprochement, dans l’âme de Massignon, entre la mort tragique du mystique arabo-musulman et la Passion du Christ saute aux yeux. Ce rapprochement figure même dans le titre de son livre (La Passion d’Al-Hallaj).
Poursuivant ses études arabes avec enthousiasme, Massignon séjourna longuement au Caire et à Bagdad où il apprit à connaître l’islam comme une réalité vécue au quotidien par des millions d’hommes. En se penchant sur les trois branches du monothéisme, il émit le vœu de les voir unies au lieu de se combattre, étant issues des mêmes racines et du même terreau. Massignon prônait une sorte d’œcuménisme abrahamique, thème auquel il consacra un ouvrage en 1949 (donc après les ravages de la seconde guerre mondiale) et qui fut repris récemment aux éditions du Cerf (1997) .  Comme le note son fils Daniel dans son introduction, Massignon travailla à ce texte qui lui tenait tant à cœur, jusqu’à sa mort. Jusqu’au bout, il le remania, l’enrichit de notes supplémentaires et approfondit sa conception de la religion d’Abraham. En y insérant, toutefois,  de très nombreux renvois à des thèmes christologiques…
Abraham a, certes, découvert Dieu mais il a surtout compris que la seule façon de l’approcher, de vivre dans sa proximité, était la prière.. D’où le titre de cet singulier ouvrage, Trois prières d’Abraham. Ce patriarche, nous dit la tradition juive,  ne s’est pas contenté de prier pour lui et ses proches, il a aussi intercédé pour d’autres, et notamment les incirconcis, auprès de Dieu. Alors que Noé, le rescapé du Déluge, n’a prié que pour lui-même… Abraham a imploré la grâce du Seigneur pour tant d’autres que lui, notamment les habitants des villes pécheresses de Sodome. Massignon recense donc trois prières abrahamiques majeures : la prière pour Sodome (Gen. 18 ; 22-33) ; celle  pour son fils Ismaël (Gen. 17 ; 18-20) et enfin celle pour son autre fils Isaac (22 ; 1-19). Ces trois prières naissent à trois endroits différents des pérégrinations d’Abraham : Mambré (Hébron), Beersheva et le mont Morya.
Massignon ne se satisfaisait guère de sa seule érudition, son vœu le plus profond était d’unifier sa vie intellectuelle et sa vie spirituelle. D’ailleurs, il ne se pencha pas sérieusement sur les avancées de la critique biblique tandis que sa rencontre avec le père Marie-Joseph Lagrange , devenu directeur de l’Ecole Biblique de Jérusalem et excellent connaisseur de la légende d’Abraham, est restée sans résultats concrets. Sa vision d’Abraham ne pouvait guère s’accorder avec la conception de savants biblistes qui allaient jusqu’à douter de l’historicité du patriarche, pratiquant ce qu’un grand philosophe comme Paul Ricœur appellera plus tard, «l’herméneutique du soupçon». En 1930, Massignon trouve  enfin en un disciple de Jacques Maritain, Louis Gardet , un spécialiste à la fois de la théologie musulmane et du thomisme, pouvant l’épauler dans ses recherches. Voici ce qu’il écrivait dans une note liminaire (p 23) :  Devant ceux d’entre eux qui ne croient plus, je confesse que j’accepte en simplicité les chapitres 16 à 22 de la Genèse qui nous ont été transmis dans le cadre d’une vie, celle d’Abraham. Il consent tout juste à faire quelques maigres concessions à la haute critique en reconnaissant «des traces d’harmonisation amalgamées au noyau central  de prières…» Il conclut, cependant, que ces compléments n’en modifient pas le potentiel de vérité…
Dès son introduction, Massignon relève que la prière constitue aujourd’hui le refuge ultime d’une humanité désorientée, affligée de tant de maux et victime d’une perversité inouïe. Après un hommage appuyé à Gandhi qui a su arracher la tradition pénitentielle bouddhiste au «solipsisme égoïste du yoga», Massignon explique que l’oraison n’est pas un simple luxe dont on se pare en se présentant devant Dieu, c’est au contraire l’œuvre la plus profonde de la miséricorde, celle qui guérit les maux par sa propre brisure et blessure.  Dans la situation presque désespérée qui est la nôtre, dit Massignon, nous nous tournons vers l’unique ancêtre commun que nous ayons, Abraham, le seul homme capable d’influer de manière bénéfique sur la situation grave dans laquelle nous nous trouvons. Et comme l’islam est, selon Massignon, le digne héritier de l’enseignement abrahamique, c’est à lui que Dieu semble avoir confié la mission suivante : contredire les prétentions d’Israël qui affirme attendre un Messie qui, selon Massignon et ses sources, est déjà venu…  Au christianisme aussi, l’islam reproche de ne pas avoir élucidé tout le sens de la Cène… Massignon est étrangement silencieux sur les attaques répétées contre la doctrine trinitaire professée par ceux que le Coran dénonce comme des «associateurs», tout en spécifiant qu’Abraham n’en fit jamais partie… De tels oublis marquent bien les limites d’un livre si important pour la renaissance du personnage d’Abraham mais qui comporte aussi quelques rapprochements hasardeux et des jugements à l’emporte-pièce…
Examinons à présent d’un peu plus près les prières du patriarche, et notamment celle en faveur de Sodome, placée en tête de son ouvrage.
Le texte s’ouvre sur une phrase remarquable qui insiste sur Abraham, homme de rupture :Abraham a quitté sa terre natale et la tombe de son père, il a exilé son aîné, il offrira son puîné en sacrifice. (p 33) Cette phrase est poignante et résume en peu de termes le drame vécu par le patriarche. Pour expliquer l’ire divine contre la ville pécheresse, Massignon étudie longuement toutes les graves déviations dont la ville de Sodome s’était fait une  triste spécialité, en quelque sorte, au point de donner son nom à l’inversion sexuelle. Mais le plus intéressant dans notre contexte est l’idée suivante qu’il ne développe (hélas) qu’à la fin de son chapitre: jusqu’ici, on avait prié contre Sodome, lancé contre ses habitants de violentes imprécations et de graves anathèmes en raison de leur perversité et de leur prédilection pour les unions charnelles interdites; Abraham tourne, lui, le dos à cette lignée de malédictions et prie pour Sodome, pour son sauvetage mais aussi pour sa rédemption. Particulièrement émouvant est son plaidoyer en faveur de la cité qui doit pouvoir compter dans ses rangs au moins quelques individus justes et vertueux. L’attribut majeur de la divinité monothéiste n’étant autre que l’éthique, Dieu doit donc se montrer  digne de la théodicée en garantissant la pérennité de la morale et de l’équité. Confondrait-il alors dans un même opprobre le vice et la vertu, les pervers et les justes ? Avant Abraham, personne n’avait encore prié de cette façon pour la rémission des péchés. Pour le patriarche, même les fautes de Sodome ne sont pas indélébiles. Toutefois, à l’exception de la dîme versée au roi de justice Melchisédéch (qui offrit un sacrifice non sanglant) il s’est abstenu de prélever le moindre butin des habitants de Sodome. En revanche, il pria pour eux d’un cœur sincère, pensant finalement que le bien avait une existence substantielle tandis que le mal n’était pas inextirpable du cœur humain.

La prière suivante se présente tout autrement. Ismaël, le déshérité, l’exilé, celui que la Bible présente comme le rejeton de la servante, reçoit de son père une bénédiction qui a trait à la fécondité. Il est présenté comme un guerrier, expert  dans le maniement de l’arc. L’expression symbolique «jet de flèche» est utilisée par la Bible pour apprécier la distance qui le sépare de sa mère dont les  larmes sont les premières de l’Ecriture, celles d’une femme qui ne veut pas assister à la mort de son enfant… Massignon cite aussi une interprétation spirituelle qui provient peut-être du Commentaire Allégorique de Philon d’Alexandrie : Au sens allégorique, Agar représente la nature charnelle et la discipline de la vie active, Sara l’âme  et la perfection de la vie contemplative. Au sens typologique, l’une est la synagogue, l’autre l’église…  (p 62)
La vie de Mahomet laisse apparaître quelques similitudes avec celle d’Ismaël : comme lui, il est contraint de s’exiler de La Mecque pour se réfugier à Médine où il entre en contact avec des tribus arabes converties au judaïsme. Massignon parle alors d’une «revanche» de Mahomet qui prend ombrage du traitement que la Bible réserve à celui qu’il entend considérer comme l’ancêtre des Arabes. Dix ans avant sa mort, il se réclame d’Abraham devant Dieu et se prévaut  de l’ensemble de son héritage. Le peuple d’Isaac, écrit (imprudemment) Massignon, est déchu et c’est le peuple arabe qui va lui être substitué…  Et la  direction de la prière (qibla) sera réorientée du nord, ( Jérusalem), vers le sud,  (La Mecque) que tardivement. Même si l’auteur peine à se libérer de certains partis pris christianisants et assez pesants, il conserve le sens de la formule ; ainsi lisons nous (p 98) l’énoncé suivant :si Israël est enraciné dans l’espérance et la chrétienté vouée à la charité, l’islam  est centré sur la foi. Encore une très belle phrase qui illustre bien la religiosité profonde de Massignon.
Le fait de se réclamer d’Abraham comme du seul et unique fondateur de l’authentique religion monothéiste permet au prophète de l’islam de considérer que tout être humain naît «musulman» en quelque sorte… Se réclamer directement d’Abraham permet aussi de mettre Moïse et son Décalogue entre parenthèses et de promulguer une législation nouvelle qui prend ses distances avec ce que certains nomment  le légalisme juif.

La dernière prière, celle en faveur d’Isaac, n’existe ici qu’à l’état d’ébauche, datée de 1949. Massignon l’a rédigée dans un état d’esprit très particulier, en raison du conflit armé qui venait de prendre fin en Palestine, après la décision du partage en deux Etats : l’un juif, et l’autre arabe.  Ce texte mêle des propos de haute élévation, aux intonations parfois mystiques, à des considérations purement politiques. Certes, Abraham est toujours la personnalité centrale, l’homme  qui fait de  l’expérience du divin le critère crucial.  Fort de ce constat, l’auteur attend des juifs qu’ils accomplissent «le sacrifice interrompu»… en acceptant enfin le message du Christ et en réhabilitant Marie. Néanmoins, Massignon, qui cite dans ce texte des érudits juifs allemands comme Léopold Zunz, un grand penseur comme Martin Buber, Juda Leib Magnès, l’un des fondateurs de l’Université Hébraïque de Jérusalem, et même le grand philosophe médiéval Moïse Maimonide, écrit cette phrase d’où toute judéophobie est absente : Il reste que, par son sacrifice, Abraham a rendu sa race sacerdotale, à vouer les Israélites à devenir prêtres. (p. 125).
En somme, ce beau livre de Massignon, si contrasté, traversé par tant d’idées contradictoires, célèbre à sa façon la passion amoureuse d’Abraham pour l’humanité dans son ensemble ; le patriarche fait preuve d’un pouvoir d’intercession et d’une compassion rédemptrice absolument incomparables. Pour Abraham, il n’existe pas de pécheur invétéré, nulle humanité qui ne puisse être rachetée, rédimée. Mais pour Massignon, Israël n’a plus le droit de se retrancher derrière son élection et ses privilèges, il faudrait qu’il redevienne une communauté essénienne.

Comme l’explique fort bien notre collègue de l’université de Tubingen, Karl-Joseph Kuschel , Abraham relie l’islam à la religion patriarcale. Il est paré de toutes les vertus, incarne parfaitement la soumission à Dieu, la droiture, la grandeur d’âme, la piété et l’abandon confiant à Dieu. Par son attachement à une religion réellement abrahamique, il nous offre l’exemple même d’une fraternité authentique et d’uns spiritualité ouverte. Il résiste aussi à toute tentative d’annexion religieuse.



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