La philosophie comme psychothérapie
C’est ce que propose, sous une forme absolument passionnante, le livre du Dr Irving D. Yalom, intitulé La méthode Schopenhauer, du nom du célèbre philosophe allemand, Arthur Schopenhauer (1788-1860) qui compta parmi ses admirateurs les plus convaincus, Sören Kierkegaard et Friedrich Nietzsche, pour ne s’en tenir qu’à ces deux noms célèbres. Comment procède le héros du livre qui trahit tout de même quelques ressemblances autobiographiques avec l’auteur ? De la manière suivante :
Julius, psychothérapeute de son état, suit un certain nombre de patients qui fonctionnent en groupe. Il a toujours réussi, sauf dans un cas, celui d’un certain Philip Slate qu’il a gardé dans sa consultation pendant trois bonnes années sans le moindre résultat probant.
Lorsque l’on annonce à Julius qu’il a un mélanome qui va finir par le tuer dans moins d’un an, il se demande comment s’organiser pour cette dernière tranche de vie et comment l’annoncer à ses patients. Mais lui revient en mémoire le cas de ce Philip qui souffrait d’une addiction violente et irrépressible au sexe : plus de quatre-vingt femmes différentes par mois, nous dit-on, sans jamais chercher à s’attacher à une seule d’entre elles. Julius se demande ce qui a bien pu l’empêcher de guérir ce patient qu’il a perdu de vue depuis deux décennies. Il parvint à le retrouver et Philip lui annonce qu’il a guéri mais que ce n’est pas Julius qui l’a guéri, mais un certain philosophe Arthur Schopenhauer dont les écrits lui ont redonné une raison de vivre et imprégné d’une philosophie curative. Lors d’une entrevue dans son bureau, il annonce à Julius, son ancien psychothérapeute qu’il en est lui-même devenu un… Julius se voit proposer un marché, apparemment sordide : superviser Philip pour qu’il puisse pratiquer une sorte de bibliothérapie basée sur les écrits de Schopenhauer qu’il connaît sur le bout des doigts, et en contrepartie, Philip participera aux séances de thérapie de groupe.
J’ai beaucoup apprécie ce livre dont je vous recommande la lecture car il est à la fois intelligent, bien informé et amusant. Certes, on y retrouve les phobies et les lubies typiques des Américains, notamment des femmes dont les phantasmes sexuels occupent la moitié du livre. Evidemment, je ne porte pas de jugement de valeur, mais je préviens que tous ces récits, les uns plus échevelés que les autres, (une femme mariée et enceinte se fait passer pour une prostituée dans un bar ; une femme fort belle s’offre, toute nue, dans les couloirs d’un hôtel de luxe au premier client sorti de l’ascenseur, etc…), sont sortis tout droit d’une imagination bien fertile. C’est un peu dommage car cela ralentit la dynamique de l’ouvrage et assomme le lecteur d’inutiles digressions.
Ce qui m’a plu dans ce livre, c’est la présentation de la personnalité et de l’œuvre de Schopenhauer que l’auteur appelle joliment Arthur, ce qui dénote, à défaut d’une familiarité réelle, une authentique admiration.
J’avais étudié Schopenhauer lorsque, jeune germaniste, je fis ma maîtrise sur le Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche. Or, l’un des tout premiers textes de celui-ci est un écrit intitulé Schopenhauer als Erzieher (Schopenhauer en tant qu’éducateur). Nietzsche y disait son admiration pour un homme qui lui a enseigné la vérité sur l’existence humaine. Les œuvres maîtresses de Schopenhauer furent, outre sa thèse de doctorat -qui suscita la vive admiration de Goethe lui-même -qui le faisait chercher par son domestique lorsqu’il se trouvait en visite chez sa mère à Weimar- Le monde en tant que volonté et représentation (Die Welt als Wille und Vorstellung) et Parerga et Paralipomena (Travaux secondaires et périphériques) .Il y en eut d’autres, notamment une esquisse autobiographique, au sort étrange (destinée à être brûlée par le légataire testamentaire de l’auteur mais dissipée par celui-ci qui s’en servit, sans mot dire, pour faire une biographie de Schopenhauer), ainsi que des petites considérations ou aphorismes.
Mais ce qui m’a le plus frappé, c’est la vie de Schopenhauer. Son père, négociant fortuné, le destinait à une carrière commerciale et à cet effet, l’envoya au Havre se former un peu et apprendre les langues ; la mère, bien plus jeune que son époux, avait au préalable vécu un véritable amour mais s’était résignée à épouser ce Heinrich Schopenhauer qui finit par se suicider en se jetant du haut du toit dans les eaux glacées de Hambourg, démoralisé et excédée parles incartades répétées de son épouse volage. Schopenhauer n’aimait pas son père auquel il s’opposa fortement, refusant notamment de prendre sa succession dans le négoce, mais il détestait encore plus sa mère qui finit par le chasser de chez elle, pour aller s’installer, seule, à Weimar, où il tenait salon, recevant Goethe et toute une rangée d’admirateurs mais aussi d’amants que son fils ne pouvait supporter. Les échanges épistolaires entre la mère et le fils sont stupéfiants, Johanna dénonçant la misanthropie, l’esprit fermé et belliqueux de son fils qui développa dès son jeune âge une foi inébranlable en son propre génie… Goethe, le seul que Arthur consentait à rencontrer, lui voua une très grande admiration et tenta de lui exposer sa théorie des couleurs. Le jeune Arthur ne se laissa pas impressionner et prit même la plume pour publier un traité sur le même sujet mais avec des vues opposées à celles du vieux Sage de Weimar. La rupture ne se fit point attendre. Elle ne fut que la première d’une longue série.
Dans le livre de Yalom, Julius insiste, à l’endroit de son public américain, sur la conception très négative que Arthur se faisait des femmes, lui qui ne fréquentait que les danseuses, les chanteuses et les servantes d’auberge. Et parfois même, les prostituées : il se vantait même d’avoir mis au point une sorte de mixtue pour éviter les maladies vénériennes… Etrange !
Les passas sur la sexualité sont très nombreux dans cette œuvre d’un homme qui n’a jamais sérieusement cherché à se marier, même si son unique offre, faite à une toute jeune fille, resta infructueuse.
Un mot de l’œuvre et de son esprit : comme Kierkegaard au même moment ou presque (1855), Arthur développa une pensée opposée à celle du grand Manitou de la philosophie de l’époque, Hegel. Le vrai grand philosophe était pour lui Kant et son criticisme. Arthur avnça l’idée que certaines sensations en nous ne provenaient que de nous-mêmes et nous orientaient dans nos choix et donditionnaient nos comportements. Il nommait cette source éminemment personnelle, la volonté. D’où le titre de son ouvre maîtresse volonté et représentation. Le second terme s’explique par le fait que c’est nous qui construisons notre réel par des concepts constitutifs.
Arthur n’a jamais vraiment travaillé pour vivre, il a vécu (modestement) de ses rentes. Mais il réussit tout de même à se faire embaucher comme Privatdozent au département de philosophie de l’université de Berlin dont le spiritus rector n’était autre que ce cher Hegel. Et que fit notre génial Arthur ? Il programma son cours sur un sujet abscons, le même jour et à la même heure que les cours magistraux de Hegel en personne. Résultat : l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit parlait devant des centaines d’auditeurs, Arthur dut se contenter de cinq étudiants. Au semestre suivant, le cours fut supprimé, faute d’étudiants inscrits. Depuis, Arthur ne donna plus jamais de leçons publiques. Cela suscita en lui une certaine amertume, même s’il s’ingéniait à dire qu’il n’écrivait ni ne parlait pour la foule, ce que faisait son collègue Hegel, selon lui…
Cet homme qui disait des femmes et de l’instinct sexuel qu’ils étaient la source de tous les maux imaginables (il avait rompu toute relation avec sa jeune sœur Adèle), dînait toujours seul et payait pour deux afin de ne pas se voir imposer un commensal qui ne fût pas à sa hauteur. Il parlait à son chien pendant le dîner ou parlait tout seul et à haute voix durant ses promenades., ce qui faisait de lui la risée des enfants qu’il croisait sur son chemin.
Pessimiste, hypocondriaque, angoissé depuis son plus jeune âge et misogyne tout en ayant eu de gros besoins sexuels, il passe aux de Yalom pour le grand précurseur de Freud. La place qu’il accordait aux pulsions, le peu de contrôle qu’il concédait à la personne humaine sur ses actes et son comportement, en font une sorte de psychothérapeute avant la lettre. Un ancêtre de la théorie de l’inconscient.
L’homme avait aussi, parfois, de l’humour : à une femme qui lui contait ses déboires de sa vie intime et qui lui demandait s’il la comprenait, il répondit
avec un phlegme tout britannique : je comprends surtout votre mari, Madame !
Un grand philosophe, profond, lucide, mais tout de même un peu antisémite : dans Parerga et… il démonte entièrement le récit biblique de l’Exode et souligne que ce sont les Egyptiens qui ont finalement chassé les Hébreux de chez eux. En fait, il reprenait la thèse de Manéthon.
Mais à tout péché miséricorde. Nous aimons bien Arthur. Al kol pésha’im tekhassé ha-ahava