QUE SE PASSE-T-IL AVEC LA COUR SUPRÊME EN ISRAËL ?
Les récentes décisions de la cour suprême israélienne concernant le statut des citoyens qualifiés d’ultra-orthodoxes ont provoqué un certain émoi dans le pays où les formations religieuses se sont liguées pour contester la nature des décisions rendues. Quel est le problème et pourquoi revêt-il une acuité particulière ?
Il faut faire ici une brève rétrospective qui remonte au livre du Deutéronome, aux livres des Rois et à Flavius Josèphe, le premier à avoir qualifié la nature de l’Etat juif en son temps, en recourant au terme théocratia qui s’est depuis imposé dans toutes les langues européennes. Dans ces livres bibliques sus cités on souligne qu’Israël est le peuple de Dieu qui est son seul roi et que ce dernier ne consent à admettre l’institution royale, réclamée à cor et à cris par les Hébreux, qu’à contrecœur. Il dit bien à Samuel que ce n’est pas «contre toi que ce peuple en a, mais bien contre moi…»
Après la catastrophe de 79, Josèphe qui avait pourtant été promu général de l’armée chargée de défendre la Galilée se rend aux troupes romaines, est conduit sain et sauf dans le camp des assaillants auprès de Vespasien et lui annonce sa future et brillante promotion en tant qu’empereur. Pour faire court : richement doté, vivant retiré dans la villa romaine de son protecteur, Josèphe occupe ses loisirs studieux à écrire La guerre des juifs et les Antiquités juives. Rongé par le remord ou simplement gagné par une culpabilité nostalgique, il glorifie ce qu’il considère comme son peuple et dit que la nature du royaume judéen -qui a fait naufrage sous ses yeux- est théocratique… C’est-à-dire que cet Etat obéit à un régime et à une loi d’origine divine.
Après la chute du Temple et la mise à sac de Jérusalem, la diaspora touche aux confins de l’univers et le judaïsme doit oublier le culte sacrificiel pour se rabattre sur le culte synagogal, dit le culte reposant sur le souffle des lèvres (i.e. la prière, l’oraison) . Une foule de lois et de règlements nouveaux voit alors le jour. Le judaïsme se transforme et l’identité juive qui était assez diversifiées devint absolument monolithique : elle se réduisit au seul statut religieux. Comme le rappelait Ernest Renan dans son Histoire d’Israël, seule avait survécu au désastre la classe des Docteurs des Ecritures, les membres de la futur classe rabbinique, qui monopolisèrent l’identité juive. Laquelle devint exclusivement et intrinsèquement religieuse.
Pendant près de 2000 ans, les juifs vécurent sous la férule rabbinique et seule cette classe d’érudits a su les munir d’une carapace défensive qui put préserver l’intégrité de leur héritage et garantir leur survie.
`Certes, les rabbins furent les instituteurs d’Israël comme Homère a été celui de la Grèce, mais leur règne absolu a exclu tout le reste. Il y avait avant une identité juive nationale, culturelle, linguistique, folklorique, etc… ET tout ceci a disparu.
Le judaïsme a, certes, survécu grâce à eux, mais dans quel état. Barricadé de toutes parts, méfiant (légitimement) envers tout le monde, et comme l’écrivait Salomon Maimon (en 1792) dans son autobiographie «überworfen mit der ganzen Welt» (en conflit avec le monde entier…
Lorsque l’Etat renaquit de ses cendres en 1948, la question se posa de savoir comment se définit un Etat juif, une expression qui, en temps normal, semble être un oxymore. Rappelons que Th. Herzl lui-même avait contourné la difficulté sans la résoudre car il intitule son livre l’Etat des juifs (Judenstaat) et non l’Etat juif (der jüdische Staat). Toute la question se rrepsoe : quu’est ce qu’être juif ou quelle est l’essence du judaïsme ? Question reodutable qui touche aux racines mêmes de notre existence. Comment s’est maintenu le lien avec l’Histoire juive originelle ?
Génie politique des temps modernes et véritable père de la nation juive, David Ben Gourion sut se concilier les bonnes grâces des religieux en leur offrant quelques compensations afin qu’ils ne se retranchent pas dans une citadelle inexpugnable. Et aussi de peur qu’ils ne paralysent la vie du pays en présentant des demandes nouvelles chaque jour que Dieu fait.
Mais fidèle à sa tactique constante, il sut grignoter leur pouvoir afin de les confiner dans des limites acceptables pour un régime démocratique. Les partis religieux détiennent certains portefeuilles comme le ministère de l’intérieur qui détermine l’appartenance juive, la sécurité étant l’apanage du ministère de la police.
Le problème posé aujourd’hui est de savoir qui prend le pas sur qui : la loi de la Tora telle que l’entendent les religieux ou la loi de l’Etat démocratique qui, lui, se conçoit comme un Etat de droit (medina hukkit, Rechtsstaat) ? La cour suprême doit en tenir compte, mais le respect du droit doit l’emporter sur tout le reste. Depuis l’époque prophétique, les textes ont toujours mis l’accent sur le respect de la loi. Et, à ma connaissance, la loi juive, loi éthique par essence, ne saurait s’opposer au droit pour la bonne raison que le droit a des racines métaphysiques (comme disait Kant)
Les partis religieux sont fondés à faire certaines représentations du style : a quoi bon ériger un Etat dit juif s’il n’a rien de juif et si son instance juridique suprême prend des décisions qui vont à l’encontre de la Tora ? Sur ce point, ils ont raison, au plan théorique.
Mais là où je ne les suis pas, c’est quand ils se muent en centrale syndicale qui défend des intérêts catégoriels : pas de service militaire, statut particulier d’exonération de taxes, versements d’aides etc… Certes, on doit aider la Tora, aider les érudits qui s’y consacrent mais il faut aussi rappeler les conseils talmudiques qui interdisent d’instrumentaliser la Tora (gardoum la-hafor bo) et qui commandent de se sacrifier pour l’étude de la Tora de Dieu (mi shé mémit et atsmo ‘aléha)…
On le voit, l’affaire est singulièrement compliquée. Et nous espérons l’émergence d’une classe rabbinique éclairée, celle dont le slogan est Tora et travail (Tora wa-avoda), celle de jeunes érudits qui choisissent les unités combattantes pour leur service militaire. Et qui ne demandant pas de privilèges car leur étude de la Tora est désintéressée.