Nazisme et diplomatie : le ministère allemand des affaires étrangères a-t-il été une assocication criminelle sous le IIIe Reich ?
Comme on a pu le voir en parcourant certains journaux, la publication d’un imposant ouvrage, plus de huit cents pages, sur le comportement des diplomates allemands à l’époque national-socialiste, ne cesse de défrayer la chronique outre-Rhin. Jochka Fischer, alors ministre des affaires étrangères, voulut faire la lumière sur le comportement de la diplomatie allemande sous le IIIe Reich en commandant en 2006 une enquête globale et détaillée à une commission d’historiens indépendants qui purent œuvrer à leur guise et eurent accès aux archives. Cette commission qui vient de publier son rapport aux édition Blessing de Munich comprend quatre historiens dont un israélien, le professeur Moshé Zimmermann de l’Université Hébraïque de Jérusalem. Il est encore trop tôt pour tirer des conclusions définitives de cet imposant travail qui suscite déjà des controverses et même des critiques d’autres historiens.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut savoir que ce thème de la dénazification de l’appareil d’Etat de la République Fédérale a constamment préoccupé tant les autorités allemandes elles-mêmes que les gouvernements européens alliés. Mais c’est la première fois, depuis de précédents travaux pionniers publiés il y a plusieurs décennies, que l’Auswärtiges Amt de la Wilhelmstrasse fait l’objet d’une telle attention réveillant des passions et des peurs que l’on croyait disparues.
Comme on dit au Conseil d’Etat, c’est un historien parmi les quatre qui a «tenu la plume» sans que l’on parvienne à identifier l’auteur de tel ou tel chapitre. Et d’ailleurs, les interviews données par les différents auteurs font apparaître des approches différentes sans être toutefois contradictoires. Un exemple intéressant : à la question de savoir si tout le ministère allemand des affaires étrangères avait été un repaire de Nazis et une véritable association de criminels, Zimmermann a répondu que l’Allemagne dans son ensemble s’était donné une élite dirigeante de cette espèce..
Qu’apporte ce rapport de vraiment nouveau ?
Il met à mal certaines idées reçues, notamment la thèse qui veut que les diplomates professionnels, issus de grandes familles de l’aristocratie allemande, aient tenté de résister aux assauts d’une couche de militants parvenus issus de la NSDAP, le parti nazi. Ces diplomates stylés, conscients de la valeur d’une digne représentation de leur pays à l’étranger, se seraient murés dans une opposition feutrée sans pouvoir peser sur la marche des événements. Le rapport détruit cette idée. Tout comme il détruit l’idée selon laquelle le remplacement de von Neurath par le nazi von Ribbentrop aurait radicalement changé la donne. On observe, cependant, que la venue de ce dernier à la Wilhelmstrasse fit passer les effectifs du ministère du simple au triple : entre 1938 et 1943, de 2665 personnes à 6458). Cet afflux soudain de personnel visait à enserrer l’ancienne diplomatie dans une camisole de force constituée par d’innombrables commissaires aux affaires juives qui joueront un rôle criminel dans les déportations et l’extermination.
Selon le rapport, c’est le ministère qui se serait de lui-même mis au pied. On parle en Allemagne de la Gleichschaltung, la mise au pas de toutes les administrations dès la prise du pouvoir par Hitler en 1933. Il faut rappeler que les diplomates adoptèrent dès l’automne 1933 le fameux salut allemand (Heil Hitler) entre eux, alors que personne ne les y avait encore contraints.. L’année suivante, le décès du chef de l’Etat, le vieux Generalfeldmarschall Paul von Hindenburg permit au Führer d’être le seul maître à bord. Il y eut alors une pleine identité de vues entre le ministère et les dirigeants du parti nazi. On observe une participation croissante des diplomates à la vaste entreprise de persécution des juifs, au pillage des pays occupés, à la confiscation de toutes sortes de biens et, dernier mais non moindre, à la surveillance par les ambassadeurs allemands des opposants émigrés au régime (par exemple Thomas Mann et sa famille). Sur ces derniers points, le rapport est accablant : la résistance fut limitée à quelques rares individus et a constitué l’exception. On a coutume de citer le courageux exemple du conseiller d’ambassade Adam von Trott zu Solz (mort par strangulation le 26 août 1944) pour étayer la thèse d’une diplomatie résistant au nazisme mais le rapport fait voler ce mythe en éclats. Lorsque Hitler prit le pouvoir, seul un ambassadeur (et non des moindres, certes) présenta sa démission ; ce fut Friedrich Wilhelm von Prittwitz und Gaffron, alors en poste à Washington…
Dès 1937, Bohle, l’homme qui supervisait au parti nazi les relations internationales fut intégré au ministère où chaque nouvelle nomination devait lui être soumise. Cet homme s’acquitta si bien de tâche qu’en 1937, un seul candidat au poste d’attaché n’était encore affilié à aucune organisation national-socialiste : de telles statistiques prouvent que le ministère avait été largement infiltré par les Nazis.
Mais cette commission d’historiens ne s’en est pas tenue à la seule période nazie (douze années !), elle s’est aussi penchée sur l’immédiat après-guerre afin de savoir si la représentation diplomatique avait été décontaminée, expurgée de ses anciens fonctionnaires nazis. Dès 1951, lorsque l’Allemagne occupée par les Occidentaux permit le rétablissement d’une souveraineté, le chancelier Konrad Adenauer qui fut en même temps le chef de la diplomatie n’a pas réussi, en dépit de louables efforts et d’une bonne volonté touchante, à limiter à moins de dix pour cent le personnel diplomatique qui s’était compromis avec le précédent régime : c’est ainsi que le secrétaire d’Etat (en poste de 1938-1943) Ernst von Weiszäcker se retrouva sur le banc des accusés de Nuremberg, même si l’un de ses deux fils, devenu président de la République Fédérale, allait, par la suite, sillonner son pays en long et en large pour parler d’éthique aux lycéens et aux étudiants.. Son propre père, alors secrétaire d’Etat du IIIe Reich, n’a pas bronché lorsqu’il fut décidé de déporter les juifs vers l’Est… C’est du reste ce qui lui valut une comparution devant le tribunal.
Toutefois, en dépit de cette image contrastée, le rapport cacherise (si j’ose dire) le ministère d’après-guerre qui n’aurait jamais été une clique d’anciens conjurés nazis, se soutenant mutuellement et protégeant leurs inavouables secrets.
Mais revenons à la période national-socialiste : les choses ne furent pas simples pour des diplomates qui se virent retirer au profit d’Hitler en personne le peu de domaines réservés qui leur restaient et dont la guerre avait, de toutes façons, considérablement réduit l’activité normale. La diplomatie n’avait plus à cultiver son domaine propre, elle avait désormais un rôle de supplétif (de harkis) des Nazis et du grand Etat Major de l’armée (Oberkaommdno der Wehrmacht) dont le chef Keitel fut condamné à la pendaison à Nuremberg.
La question qui se posait à l’opinion publique allemande de manière lancinante était la suivante : le ministère des affaires étrangères avait-il vraiment trempé dans la politique raciale du IIIe Reich ? Selon le rapport, les diplomates étaient parfaitement au courant de ce que faisaient leurs armées dans les pays occupés, ils avaient eu vent des souffrances effroyables endurées par les esclaves du IIIe Reich : les départements chargés de la propagande, de l’information et de la culture relayaient (mais pouvaient-ils agir autrement ?) la politique des autorités nazies du pays.
Mais une chose demeure incontestable et marque au front de ce ministère le signe de Caïn (pour parler en allemand : Kainszeichen) ; sa collaboration avec l’organisme central de la Gestapo, le Reichsicherheitshauptamt, celui-là même qui paracheva l’exclusion des citoyens allemands de confession juive et supervisa les déportations. Il suffit de voir ce qu’en dit le dernier leader spirituel du judaïsme allemand pendant la guerre, Léo Baeck (1873-1956) qui dut passer sous les fourches caudines des sbires du régime. Le rapport va encore plus loin en soulignant que cette coopération criminelle ne se limita pas aux commissaires nazis aux affaires mais a impliqué bien des diplomates de carrière…
Est-ce que le ministère a été directement impliqué dans l’Holocauste ? Les auteurs du rapport s’en réfèrent à une rencontre en tête à tête entre Hitler et Ribbentrop le 17 septembre 1941 et tirent de cet entretien une conclusion qui est peut-être un peu exagérée ; en cette sinistre journée, le sort des juifs allemands aurait été scellé. Le ministère des affaires étrangères prit l’initiative de régler la question juive à l’échelle de l’Europe tout entière.
L’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler a tout de même secoué quelques consciences. Depuis au moins deux ans, les élites dirigeantes savaient que la guerre était perdue. Etait-ce de l’opportunisme ou un soudain sursaut (tant attendu) de la conscience morale ? Toujours est-il qu’un simple conseiller d’ambassade à Budapest Gerhard Feine œuvra au sauvetage de dizaines de milliers de juifs hongrois avec l’aide déterminante de la légation suisse.
Même s’il faut attendre que les historiens professionnels épluchent les résultats de ce volumineux rapport, on peut déjà dire que l’Allemagne d’aujourd’hui est toujours hantée par son passé.
Quand j’étais jeune germaniste, je me souviens très bien des débats sur la maîtrise du passé, sa juste appréciation, son acceptation sans chercher à le banaliser ni à en faire un traumatisme. Les Allemands nomment ce processus Vergangenheitsüberwältigung. On permettra tout de même à l’auteur de papier qui est un germaniste, spécialiste de philosophie allemande, de s’en remettre à la conscience éthique de chacun.
Pour finir sur une belle phrase de Goethe, tirée de Faust, mais qui est une adaptation d’un verset des prophètes : wer strebend sich bemüht, den werden wir erlösen : celui qui n’épargne aucun effort en vue de s’amender, celui-là sera sauvé.
C’est la conscience de l’Allemagne qui juge l’Allemagne