La renaissance de Martin Buber
Depuis l’année dernière, date à laquelle l’auteur de ces lignes a fait paraît un ouvrage consacré à la vie et à l’œuvre de Martin Buber, on assiste à une véritable renaissance d’un grand philosophe juif allemand qui, bien que né à Vienne, a passé la plus grande partie de sa vie en Allemagne et a fini ses jours à Jérusalem qu’il rallia au cours de l’année 1938. Il fut nommé à une chaire de sociologie car les éléments les plus conservateurs du Board of Governors se méfiait de ses idées en matière de judaïsme.
Depuis la parution de Martin Buber. Une introduction (Pocket) les éditions des Belles Lettres ont, sous l’impulsion de M. Jean-Claude Zylberstein, directeur de la collection Le goût des idées, procédé à la réédition de quelques ouvrages devenus introuvables, notamment Les fragments autobiographiques, Le chemin de l’homme, le problème de l’homme et Moïse.
Depuis sa mort en 1965 à Jérusalem où il acheva seul la traduction de la Bible hébraïque en langue allemande, ce grand philosophe, auteur du fameux Je et tu (1923), Buber semblait oublié en France, un pays qu’il admirait et dont il maitrisait parfaitement la langue. Certes, son œuvre philosophique majeure qui s’apparente à une sorte d’existentialisme, tel que nous le découvrons dans l’Etoile de la rédemption de Franz Rosenzweig (ob. 1929), fut traduite avant la seconde guerre mondiale avec une belle préface de Gaston Bachelard. Mais depuis ce temps là, rares furent les études portant sur son œuvre.
Aux USA en revanche, où tant d’étudiants lisent cette œuvre dans les campus, son Je et tu fut traduit par l’un de ses meilleurs disciples, Walter Kaufmann. Aujourd’hui, grâce à cette réédition et à la belle somme de Dominique Bourel, à paraître ces prochains jours aux éditions Gallimard, Buber va connaître une belle renaissance.
Buber fut le dernier grand philosophe juif d’Europe à développer une philosophie non religieuse du judaïsme, tout en restant ancré dans sa tradition trimillénaire. Dans cette œuvre immense, sa seule correspondance qui comprend plusieurs centaines de lettres, éditées en Allemagne par Grete Schräder, nous le montre en contact épistolaire avec tous les grands intellectuels de sa génération. Il a même échangé des lettres avec Gandhi auquel il a tenté de faire comprendre le drame vécu par le peuple juif au cours de la seconde guerre mondiale.
Son œuvre embrasse un large ensemble qui va de la littérature biblique aux questions du sionisme et à l’avenir du peuple juif qui renoue avec sa souveraineté nationale dont il fut privé durant deux interminables millénaires. Malgré les circonstances, Buber n’a pas entièrement rompu avec la culture germanique qui avait imprégné sa jeunesse.
La séparation de ses parents alors qu’il avait tout juste trois ans lui a permis de vivre durant un décennie chez son grand père paternel, l’érudit rabbinique Salomon Buber, auteur de maintes éditions de commentaires midrachiques de la Bible. Polyglotte, il parlait et écrivait l’allemand, l’hébreu, le yiddish, le polonais, le français et l’anglais.
L’œuvre à laquelle il a attaché son nom et celui de son inoubliable ami Rosenzweig reste cette belle traduction de la Bible hébraïque dans la langue de Goethe. Voici un esprit éminemment juif pour lequel la culture universelle n’a jamais été un vain mot. Sa conception du judaïsme a parfois suscité des controverses car il considérait que le contenu de la Révélation ne pouvait pas être de nature juridico-légal. Pour lui, l’appellation divine contenue dans Exode 3 ;14 devenait je serai qui je serai… en ce moment avec toi. Face à Rosenzweig qui était devenu très observant depuis sa conversion manquée et sa redécouverte du judaïsme orthodoxe, il se refusait à voir dans le judaïsme une sorte de nomocratie. Rosenzweig lui adressa une longue lettre ouvrete à ce sujet, intitulée Les bâtisseurs.
Il suffit de se pencher sérieusement sur son Moïse, jadis publié aux PUF, pour s’en convaincre. Certes, les critiques bibliques ne le considéraient pas comme l’un des leurs car il n’adoptait pas la même méthodologie stricte que la haute critique. Sa vision de Moïse nous est livrée dès la toute première note infra-paginale du livre : il y critique la démarche de son contemporain dans son L’homme Moïse et le monothéisme. Mais il adopte cependant une attitude critique, ne prenant pas au pied de la lettre les récits bibliques sur la naissance du libérateur des Hébreux du pays de l’esclavage.
Si l’on veut donner une vue d’ensemble, la moins incomplète, de son œuvre, il faut aussi signaler sa conception des relations judéo-chrétiennes ; là aussi, il se distinguait de l’approche de son ami Rosenzweig pour lequel judaïsme et christianisme étaient les deux faces d’une même vérité.
Dans une Allemagne juive plutôt rétive, à ses débuts, à l’égard de l’idéologue sioniste, Buber n’a jamais hésité concernant le renouveau national d’Israël. Mais il y a un domaine dans lequel Buber a rendu un inestimable service à la culture universelle : il a aidé l’Europe chrétienne à découvrir le hassidisme. Certes, son ancien disciple, devenu une célébrité universitaire mondiale, Gershom Scholem, a fini par lancer une vive attaque contre sa conception du hassidisme mais ce fut un coup d’épée dans l’eau. Car, si Scholem a eu raison d’un point de vue historico-critique, Buber était parfaitement fondé à viser la renaissance d’un piétisme juif méconnu, enclavé dans des contrées moyenâgeuses d’Europe centrale et orientale. Il l’en extrait et a montré à l’Europe entière que le sein maternel d’Israël était encore fécond et pouvait produire de si belles floraisons. En fait, il a accompli à sa manière ce que Scholem a fait, à sa façon, pour une meilleure connaissance de la littérature kabbalistique.
Le hassidisme, le sionisme, la Bible, tels sont les grands chapitres de cette œuvre.
Mais Buber n’a jamais oublié la politique et le temps présent. Il a toujours milité pour un état binational (en quoi je pense qu’il se trompait), et il l’a constamment fait de bonne foi. L’une de ses prédictions s’est hélas avérée : il avait prédit que si l’on optait pour un état juif, celui-ci ne jouirait jamais d’un seul jour de paix, en raison de la vive hostilité de ses voisins qui s’estimeraient spoliés.
Il y a quelques mois, l’Etat d’Israël a faiblement commémoré le cinquantième anniversaire de sa disparition. Certes, il fut marginalisé dans un pays qu’il a vu naître mais dont il souhaitait faire évoluer la mentalité.
A t il eu raison ? A t il eu tort ? A de plus experts que nous de juger. Nous saluons la réédition de ses écrits par M. Jean-Claude Zylverstein et son retour en grâce, à l’occasion de ses rééditions d’ouvrages et de la parution de ces deux livres sur sa vie et son œuvre.
Maurice-Ruben HAYOUN in Tribune de Genève du 25 septembre 2015