Antoine Faivre, Carl Friedrich Tieman (1743-1802) : Aux carrefours des courants illuministes et maçonniques (Arche, Milan)
Voici un singulier personnage que l’acribie et l’érudition écrasante d’Antoine Faivre ont contribué à sauver de l’oubli et à mieux faire connaître. En effet, le volume que nous tenons en main apporte un éclairage des plus érudits sur un personnage aux carrefours des loges maçonniques et des courants illuministes de son temps.
Né dans une bourgade sans importance, d’un père pasteur luthérien maintes fois rappelé à l’ordre en raison de son piétisme prononcé (on lui interdit de publier certains sermons), notre personnage suivit un cycle d’enseignement supérieur à l’université de Wittenberg, entre autres et se spécialisa en histoire, philosophie et théologie. Ce fut un homme d’érudition puisqu’il maitrisait la quasi totalité des langues européennes (et notamment sa langue maternelle, l’allemand, et le français), et un savant très versé dans l’étude de la Bible hébraïque comme nous l’apprend Johann Georg Hamann, l’adversaire de son contemporain juif Moïse Mendelssohn (1729-1786), qui vante ses mérites. Il affirme même que Tieman le dépasse en matière d’études sémitiques puisqu’il se débrouille mieux que lui en hébreu et en araméen, deux langues qui se trouvent au fondement de la théologie et de la philosophie.
Antoine Faivre, Carl Friedrich Tieman (1743-1802) : Aux carrefours des courants illuministes et maçonniques (Arche, Milan)
L’auteur de ce bel ouvrage cite (p. XXVII, in fine) cette belle formule pour caractériser Tieman, commis-voyageur en Franc-Maçonnerie et en illuminisme et qui se considérait volontiers comme un citoyen du monde (Weltbïrger). Pour bien comprendre l’orientation intellectuelle et spirituelle de ce personnage, il faut se pencher un peu sur son époque.
La première idée que nous rencontrons est celle du piétisme. Un peu plus loin dans son livre Antoine Faivre (p. 13) le qualifie fort bien en peu de mots : il est allemand, protestant et fils de pasteur. Ce Johann Georg, le père de Carl Friedrich, aura beaucoup voyagé dans sa région mais il se distingue surtout, selon moi, comme un grand reproducteur : de ses différentes unions maritales naîtront pas moins de quatorze enfants, ce qui explique que Carl Friedrich aura de nombreux demi-frères.
Un mot de l’époque : le mouvement intellectuel qui commençait à affirmer sa suprématie sur la vie culturelle en ce début du XVIIIe siècle était évidemment l’Aufklärung qui insistait, comme chacun sait, sur différents points : le jugement presque infaillible dans son rôle d’arbitre entre le vrai et le faux, la liberté et la tolérance puisque la Raison produit ce qui est universel, donc s’imposant à tous, et enfin l’infinie perfectibilité de la nature humaine. La foi inébranlable en le progrès. Sans chercher à opposer les deux courants intellectuels de l’époque, à savoir le sentiment d’une part, et le rigorisme rationnel, d’autre part, il faut relever que le piétisme tendait à introduire d’autres courants dans le domaine religieux et spirituel. Il y avait une sorte de défiance à l’égard d’une tyrannie, réelle ou prétendue telle, de la Raison. L’emprise de ce courant piétiste était telle (la mère de Kant fut elle-même piétiste) qu’on a pu, le concernant, parler d’une seconde Réforme. L’idée était de se montrer plus ouvert au mystère, de tenter de revenir au temps mythique où l’homme n’avait pas encore été victime de la chute, bref une sorte de retour au paradis perdu… L’Aufklärung allemande, contrairement à ce qui se passait en France avec ce siècle des Lumières, avait une attitude nettement moins antireligieuse : il suffit de comparer les positions respectives de G.E. Lessing de Voltaire sur ce sujet pour s’en faire une idée précise. On n’évacue plus le miracle par le biais d’une exégèse allégorique, on l’intègre même à sa vie personnelle. Tieman, par exemple, parlait maintes de ses apparitions de forme humaine ou de ses anges gardiens… L’homme ne vit plus dans un univers rigoureux mais dans un ensemble où le surnaturel côtoie le naturel, la vie le mystère et le temps l’éternité.
Quant à l’illuminisme, il connote, comme son nom l’indique, l’idée de lumière et de luminosité. Au plan théologique, c’est une référence à une exégèse lumineuse des Ecritures, une métaphore de la lumière. Une allusion rapide à la mystique juive sans parler ici de rapport de source à emprunteur : les deux grands livres de la Kabbale sont le Bahir et le Zohar, deux termes connotant l’idée de lumière…
Mais c’est aussi, au niveau de nature même de la connaissance et du savoir, une donnée qui se situe au-dessus de la normale. C’est une connaissance supérieure, qui va bien au-delà de ce qui se rencontre ailleurs. Et là nous nous trouvons aux abords de ce qu’il faut bien nommer la néo-kabbale ou l’ésotérisme. Cette époque de Tieman disposait déjà de bien des travaux sur qu’on appelle depuis Van Helmont la kabbale chrétienne. Des érudits comme Jean Reuchlin ou Guillaume Budé avaient déjà à leur disposition maint ouvrage kabbalistique traduit en latin ; et ce courant va se renforcer considérablement avec la publication de la Kabbala denudata par Knorr von Rosenroth (1636-1689).
Carl Friedrich Tieman était alors très déployé dans les cercles aristocratiques et ésotériques de son temps. Issu d’une famille nombreuse et désargentée, il lui fallait trouver des soutiens et des appuis chez les riches, notamment de grands aristocrates qui lui confièrent l’éducation de leurs enfants. C’est ainsi que celui qui n’allait pas tarder à être promu major de l’armée russe par Catherine II en personne, accompagna dans de longs périples à travers l’Europe ses jeunes élèves. Mais partout où il passait, notre homme savait se rendre utile et agréable, ce qui lui ouvrait les portes des meilleures familles aristocratiques. Il sut aussi se faire bien voir par de puissants aristocrates qui lui allouèrent de substantielles rentes. Certes, le destin peut parfois être contraire, notamment en cas de décès subit d’un puissant protecteur, ce qui mettait fin à la manne princière… Mais dans ce cas, notre homme ne manquait pas de ressource et se trouvait un nouveau généreux donateur…
Tieman aurait aussi compris combien il est important d’attirer l’attention des grands esprits de son tempe : témoin sa lettre-confession au pasteur zurichois, l’enthousiaste Johann Caspar Lavater, traducteur d’une partie de la Palingénésie philosophique de Charles Bonnet et adversaire à ce sujet de Moïse Mendelssohn, où il reconnaît s’être amendé et revenu au christianisme de son enfance. On rencontre le plus souvent Lavater dans cet ouvrage, mais d’autres amis ou collègues de Mendelssohn apparaissent aussi comme Friedrich Heinrich Jacobi (qui joua un certain rôle dans la querelle autour spinozisme de Lessing), Friedrich Nicolaï, l’éditeur mais aussi l’ami de Mendelssohn, et enfin Johann Gottfried Herder, ministre du culte protestant et grand spécialiste de la poésie hébraïque de la Bible… On a déjà évoqué plus haut Hamann.
Cet homme, Carl Friedrich Tieman, un peu touche-à-tout aura allié illuminisme et franc-maçonnerie et rencontré les grands esprits de son temps. Comme je le notai plus haut, il sut mettre tous ses longs voyages à profit pour s’enrichir intellectuellement et se rapprocher de toutes les longes maçonniques sur son passage. Les trois dernières années de son vie se passèrent en Russie où il mourut . Il aura été aussi un grand voyageur et un non moins grand épistolier. Antoine Faivre a intégré à son bel ouvrage plus de trois cents pages de correspondance en russe et en allemand. Ce qui permet de suivre notre hommes presque pas à pas.
Il faut féliciter l’auteur, le professeur Antoine Faivre, de ce beau travail dont il nous fait l’aubaine.