Cette dernière partie du livre de Chaïm commence par un long rappel des origines des juifs ashkénazes mais pas n’importe lesquels ; il ne s’agit pas encore des grands juifs allemands, acquis aux idéaux de la Haskala, les descendants du grand Moïse Mendelssohn, mais bien des juifs hassidiques, les habitants de la Pologne- Lituanie qui essaimèrent au début de leur installation et se virent confiés par les nobles polonais, la gestions de leurs biens et de leurs terres. Ainsi, ces aristocrates polonais passaient leur temps à s’enivrer dans leurs châteaux sans se préoccuper de la marche de leurs affaires. Tout reposait sur les frêles épaules de leurs sujets juifs qui avaient une grande expérience en matière de circulation financière. Par malheur, cette situation idéale qui prévalut jusqu’en 1648 connut de sinistres développements : les paysans, taillables et corvéable à merci ne connaissaient pas leur seigneur et ne l’avaient jamais vu, en revanche ils cristallisaient leur haine féroce envers ces juifs, ces fermiers généraux qui les ponctionnaient régulièrement, saisissant parfois leurs biens , voire même leurs récoltes lorsqu’ils étaient hors d’état de payer leurs redevances en temps et en heure. Les juifs étaient donc pris entre le marteau et l’enclume/
Chaïm explique longuement que cette violente vague antijuive prit forme lorsqu’un chef cosaque, le Hetman Chmilieki dont les biens venaient d’être saisis pour défaut d’acquittement des taxes dues au noble propriétaire, rassembla autour de lui toute une bande de mécontents et de déshérités. Cette bande de franc- tireurs s’abattit sur les villes et les villages où vivaient leurs tourmenteurs et massacrèrent tout ce petit monde, sans oublier évidemment les juifs. Tout ceci se passa en 1648. Pour le judaïsme polono-lituanien qui avait développé de profondes racines dans le pays, ce fut la fin d’un rêve. La population juive avait crû de manière considérable. L’église polonaise dont on connaît la ferveur religieuse alliait à cet état la haine des juifs. Les ecclésiastiques voyaient avec colère l’avancement socio-économique des juifs qu’ils accusaient de crime déicide. Et des événements récents, vieux d’à peine deux ou trois décennies nous ont montré combien les catholiques polonais ne tiennent pas leurs concitoyens juifs en odeur de sainteté… aujourd’hui encore. Mais il y avait, vers la fin du XVIIIe siècle, les Mémoires (Histoire de ma vie) de Salomon Maimon (1752-1800) qui trace à grands traits la vie des juifs dans la Pologne-Lituanie au XVIIIe siècle.
Donc, en cette fin du XVIIe siècle, les communautés juives de ces régions traversèrent un profond déclin. Il fallu plus d’un siècle pour se remettre de cette saignée. Et Chaïm qui a été élevé aux USA dans ce type de communauté hassidiques, se considère à juste titre comme leur descendant et leur héritier. a En abordant dans un précédent papier la question du messianisme, j’écrivais que le surplus de souffrances générait automatiquement l’attente d’un sauveur, rendait les gens en gésine d’un Messie. Les cosaques avaient tant massacré de juifs qu’un Messie d’Orient fit son apparition et quoique faux, fut accueilli en tant que tel par des populations cruellement frappés. Sabbataï Zewi, (1626-1676) élève -rabbin à Smyrne en Turquie, sut profiter de cette ambiance de fin du monde. On trouve dans uen traité talmudique bien connu l’expression héévlé mashiyah, les souffrance, les affres accompagnant l’avènement du Messie. Et le Hetman cosaque a joué ce rôle à la perfection, comme les Romains avaient joué le leur des siècles auparavant. Tout le monde, les gens simples comme les érudits, s’est laissé prendre par les artifices de ce faux messie qui finit par prendre le turban lorsque les Turcs lui laissèrent le choix entre la conversion et la mort, preuve qu’il avait usurpé se fausse dignité messianique.
Des années avant son apostasie, cet homme qui souffrait de maladie bipolaire, véritable maniaco-dépressif, avait introduit dans ses mœurs personnelles une attitude plus qu’ambiguë vis à vis des commandements bibliques. Lors d’un repas, il consomma, au vu et au su de tous les convives, des graisses interdites… Ses adeptes s’en trouvèrent très gêenés et parlèrent pudiquement de ces actions étranges (maassim mouzarim), sans oser s’opposer à lui. Il inaugura une nouvelle religiosité dont l’essence consistait à transgresser les commandements bibliques. Une sorte de théorie de rédemption par le péché : pour accomplir la loi, il suffisait de la transgresser (bittoulah zé kiyyoumah). Depuis Saint Paul on n’avait pas connu de telles pratiques. Et son lointain descendant du XVIIIe siècle, Jacob Frank, alla encore plus loin dans cette voie suscitant le fureur des communautés juives orthodoxes.
Jacob Emden (1697-1776) relate dans ses Mémoires (Meguilat séfer) que des femmes juives vertueuses refusèrent de participer à des orgies, que leurs époux frankistes voulaient leur imposer… C’est dire l’étendue de la crise spirituelle et religieuse. Certains adversaires du courant ésotérique tentèrent d’incriminer l’arrière-plan kabbalistique, responsable de tous ces gigantesques contresens. Ce jugement est partiellement fondé. Mais je n’ai pas aimé que Chaïm parle de Sabbataï comme d’un messie… séfarade ! Un Messie tout court puisque même des villes allemandes comme Hambourg, peuplés d’ashkénazes, ont adhéré un temps aux théories du faux Messie. Je n’ai plus assez de place pour parler du rôle du serviteur de Sabbataï, Nathan de Gaza dont j’ai longuement parlé dans mon livre, La kabbale (Ellipses). Je dirai simplement que sans Nathan, le mouvement sabbataïste ne se serait jamais étendu à ce point. La dépression du faux Messie lui faisait traverser des périodes de prostration profonde, suivies de moments d’exaltation. Nathan sut le galvaniser en lui expliquant que son âme messianique l’affranchissait d’un grand tikkoun, purification générale…
Rappelez vous de ce que disais dans un précédent papier : l’histoire intellectuelle juive a le secret d’un mouvement de balancier : lorsque le pendule est allé trop loin au Moyen Age du côté de l’intellectualisme maimonidien, il y eut le surgissement de la kabbale. Au XVIIIe siècle lorsque Moïse Mendelssohn avait le vent en poupe, à l’autre bout du spectre on vit apparaître le mouvement hassidique du Baalshemtob, dit le BESHT. C’est une mystérieuse façon de ramener un certain équilibre chaque fois qu’une situation pouvait s’avérer dangereuse…
Peu auparavant, Chaïm évoque le cas de Spinoza et son attitude face à la Bible et au dispositif exégétique de Maïmonide en personne qu’il connaissait bien, tout en s’écartant de ses présupposés philosophiques, à savoir l’interprétation de la Tora à partir de la philosophie grecque.
Chaïm cite d’innombrables auteurs, développe de très nombreuses théories kabbalistiques. Bref, nous avons affaire à une synthèse magistrale de toute l’histoire juive, des origines à nos jours. C’est avec une intense émotion que Chaïm évoque la renaissance de l’Etat d’Israël ainsi que sa double appartenance, juif et américain. On sent chez lui cette satisfaction inspirée par le fait que l’histoire juive remarche de nouveau. Les juifs approchent de la normalisation mais ils ne seront jamais comme tous les autres hommes. Leur relation au divin est spécifique, la part du divin fera toujours valoir ses droits. Ils ne seront jamais comme les autres, ils attendent le Messie, ce qui, philosophiquement, signifie tout simplement qu’ils ne trouveront jamais le repos absolu, le jour où tous les hommes seront justes, égaux et responsables. Que cela plaise ou non, telle est la condition de ce peuple dont l’existence est coextensive au divin…
Encore bravo à Chaïm Poyok pour cette brillante Histoire des juifs.
(Suite et fin)