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Sören Kierkegaard (1813-1855), Riens philosophiques (Gallimard, Idées, 1969)

Sören Kierkegaard (1813-1855), Riens philosophiques (Gallimard, Idées, 1969)

Comme je me permettais de vous le redire chaque fois que j’extrayais de la vieille bibliothèque normande un livre auquel je ne pensais plus, et de souligner aussi que le confinement a du bon, le présent volume (dont j’ignorais tout jusqu’à il y a quelques semaines) est le dernier survivant de notre retraite forcée : j’ai regagné mon domicile parisien et aujourd’hui c’est la verdure de la pelouse normande qui me manque… Dorénavant, je vous parlerai de livres récents ou venant tout juste de paraître. Il faut, dans ce contexte, rendre hommage aux personnes chargées de la communication et de la presse dans les maisons d’édition qui font leur travail en toute bonne conscience. Bravo et respect !

J’ai écrit tout un chapitre sur Kierkegaard (Crainte et tremblement) dans mon livre sur Abraham, un patriarche dans l’Histoire (Ellipses, 2011) : il s’agissait de comparer le Dieu d’Aristote au Dieu d’Abraham, un Dieu qui ordonna au patriarche de lui sacrifier son fils unique… Ce qui est le comble de l’absurde, du non-sens. Et pourtant, cela a marché, Isaac a survécu et Abraham a subi l’épreuve avec succès.

 

 

 

 

 

Après voir lu et relu ce petit volume, publié anonymement en 1844, avec deux autres petits textes, j’ai mieux compris cet auteur dont les œuvres complètes ou presque, ont connu les honneurs de La Pléiade . En effet, j’ai un peu mieux compris sa définition de la foi chrétienne et en gros son rapport à la religion, étant entendu que nous avons affaire à un solide produit du luthéranisme nordique, bien plus rigoureux que toutes les autres branches de ce même courant religieux au sein de l’église chrétienne.

Dans ce papier, je vais me concentrer sur cet ouvrage qui porte aussi le titre de Fragments ou miettes philosophiques. Pour se dissimuler et ne pas se mettre à mal avec les représentants du culte établi, le luthéranisme étant religion d’Etat dans le Danemark du XIXe siècle, l’auteur a choisi d’attribuer ces Fragments à un certain Johannes Climacus, se réservant à lui-même le modeste rôle d’éditeur… Mais c’est bien K. qui parle, comme il le fera peu avant sa mort en 1855 dans son Anti-Climacus où il atténuera un peu son propos concernant l’accès à l’absolu… N’oublions pas que cet homme, Kierkegaard, dont le nom en langue danoise signifie cimetière (lopin de terre de l’église), avait des idées très claires, pour ne pas dire arrêtées sur l’essence de sa religion et aussi sur la nature du culte établi, de son vivant.

Ce que j’ai découvert en reprenant ses études sur K, c’est que son environnement familial et social explique tant de choses dans son comportement pouvant paraître assez étrange . Je rappelle qu’il passe pour le philosophe du désespoir et que l’optimisme, à ses yeux, était au moins aussi inaccessible que le bonheur. On ne saurait le lui reprocher quand on voit qu’il a assisté à la mort de la quasi totalité de ses frères et sœurs et que son propre père (mort à 56 ans), personnalité incontournable dans le gotha de Copenhague, mais avec lequel il avait une relation assez morbide, avait prédit qu’aucun de ses enfants ne vivrait au-delà de l’âge du Christ, c’est-à-dire trente-trois ans… Il est difficile, dans de telles conditions de croire, un tant soit peu au bonheur dans cette vie terrestre. On peut parler ici d’une douloureuse inaptitude au bonheur : le cas de Régina Olsen est très éloquent à ce sujet.

Le choix de sa profession lui a posé quelques problèmes : comme tout bon protestant de son époque, issu d’une grande famille, il songea à se faire pasteur mais dut subir maintes admonestations paternelles pour passer enfin ses examens de théologie et être apte à exercer les prestigieuses fonctions de médecin des âmes… Il avait ajouté à son cursus la littérature et la philosophie. Je vais revenir sur cette affaire bien compliquée puisque notre homme ne va pas se contenter de prendre en charge une belle paroisse de la ville, il va se livrer à une accablante critique du luthéranisme contemporain, allant jusqu’à s’en prendre à la personne du chef de l’église nationale danoise, qualifié par son successeur, après sa mort, d’ami de la vérité… Kierkegaard n’était pas d’accord et a publié une série de pamphlets d’une rare virulence. Ce qui n’a pas manqué de susciter une forte émotion.

Il est un fait dans sa vie privée que je connaissais mais dont je ne mesurais pas , il y a quelques années, l’ampleur ni les conséquences : il s’agit de ses fiançailles avec la belle Regina Olsen, âgée de dix-sept ans, mais à laquelle il décida de renoncer au motif qu’il avait mieux à faire que de se marier. Cette rupture fit sensation dans la ville et même Kierkegaard ne semble pas être sorti indemne de cette affaire. Il faut dire qu’il avait fortement appréhendé cette décision : se savait il déjà en proie à une angoisse morbide ? Se sentait il incapable d’assumer une vie de couple ? Souffrait il d’un mal qu’il souhaitait garder secret ? Nul ne le sait, mais en tout état de cause il préféra la rupture. Concernant la jeune fille il semble qu’elle ait eu un naturel assez peu charitable puisqu’il lui avoua ne l’avoir accueilli que par pitié ! Etait-ce une réaction consécutive à la rupture ? Peut-être. Toujours est il que l’homme ne fut plus le même après ce grave incident. J’ai lu quelque part que le jour même de la rupture, il alla au théâtre le soir et moins de deux semaines après, il prit le bateau pour l’Allemagne voisine…

La pauvre Régine alla se consoler avec son premier amoureux ; mais Kierkegaard se tenait informé de ses faits et gestes et on trouve quelques passages où il regrette son acte, sans toutefois avoir la force ni le courage de revenir sur sa décision. Mais ces deux faits, une mortalité familiale effroyable et une vie amoureuse brisée, ont exercé une indéniable influence sur le vécu et le penser de cet homme au caractère trempé puisque même sur son lit de mort il refusa l’assistance d’un prêtre..

Tous les authentiques spécialistes de Kierkegaard (dont je ne suis pas, hélas) ont noté, qu’en plus de la critique de le pensée religieuse de son temps (la chrétienté, écrivait il, a aboli le christianisme), son œuvre philosophique se caractérise par un violent rejet de la philosophie de Hegel. C’est d’ailleurs la trame du texte intitulé Miettes ou Fragments philosophiques . Pour Hegel, le concept étendu au plus haut degré de la raison objective digère en elle tous les éléments de la totalisation, voilà ce qui vous conduit à l’absolu. Mais pour K, il ne saurait en être ainsi, l’absolu c’est le Christ de la religion chrétienne. Tout ce qui a touché à Hegel est rejeté après de vives critiques. Et dès le début de Climacus, toutes les notions si chères à Hegel sont mises en pièces. Voici un passage que K a pris pour exergue de son texte : Peut-on faire partir de l’histoire une certitude éternelle ? Trouver à un pareil point de départ un intérêt autre qu’historique, fonder sur un savoir historique une félicité éternelle ?

Tout est dit : quand on connaît les grandes lignes de la philosophie hégélienne qui font appel à l’Histoire universelle, à l’objectivité ou à l’objectivation ,à l’individu et à sa valeur au sein du christianisme, à la vérité de l’existence individuelle et à la subjectivité, au concept, au général, à l’universel et à la négation du singulier, du subjectif, etc… on mesure combien ce Climacus / Kierkegaard rompt totalement avec l’auteur de La phénoménologie de l’esprit. En gros, le système, l’abstraction, tout ce monde clos, autant de points que K rejette avec force. Je rappelle que même Franz Rosenzweig, dans son Etoile de la rédemption, comme d’ailleurs Martin Buber, cite souvent Kierkegaard, en raison, justement, de ses critiques du hégélianisme. Pour K. un système comme celui de Hegel digère la foi en donnant l’impression de la bien comprendre. K. instruit ici le procès de toute théologie spéculative qui porte atteinte à la nature de la foi. Il appelle de ses vœux un christianisme non conceptualisé. Cett expression allemande (unbegriffen : non conceptualisé) se trouve aussi dans les Dix-neuf épîtres du judaïsme de Samson-Raphaël Hirsch (1808-1888) un autre contemporain de Hegel…

Le concept de l’histoire gêne considérablement notre penseur danois selon lequel elle n’est pas habilitée à parler de la divinité de Jésus. Et, peut-être à son insu, K fait appel à une notion déjà présente depuis fort longtemps dans la noétique talmudique, la contemporanéité. C’est-à-dire vivre les événements marquants, cruciiaux, en même temps que ceux ou celui qui les a vécus ou subis… Or, quand on parle de la sortie d’Egypte ou de la réception de la Tora au pied du Mont Sinaï, il est spécifié que toutes les générations d’Israël, les présentes, les absentes comme celles à venir, étaient là : toutes ont vécu l’événement crucial en même temps. Donc, elles s’imposent à toutes. Tant il est vrai que le christianisme est né dans une matrice juive dont il a conservé bien des réflexes ou des idées reçues...…

Climacus oppose l’enseignement de Socrate à celui de Jésus qui incarne à lui seul tout l’Absolu.. Comment l ‘homme peut-il chercher ce qu’il ne connaît pas ? Comment peut-il organiser cette recherche ? K. monte un raisonnement rigoureux pour montrer que seule la théorie de la réminiscence a permis à Socrate de sortir de ce redoutable sophisme : le disciple qui est suspendu aux lèvres de son maître qui l’éduque a déjà en lui tout ce qu’on lui apprend. D’où l’idée de la maïeutique de Socrate qui n’innove guère mais se contente de conduire à la conscience claire ce qui est confusément enfoui dans l’esprit du disciple. Mais ce n’est pas Socrate, dans la comparaison avec Jésus, qui a la dernier mot, aux yeux de Kierkegaard, c’est ce dernier, Jésus, qui l’emporte.

Il existe une différence fondamentale entre l’optimisme de la pensée grecque et le pessimisme de la pensée chrétienne ; comme on l’a dit, Socrate ne créé pas la vérité, il aide le disciple à le retrouver en lui-même alors que dans le système chrétien c’est Dieu qui engendre la vérité dans l’âme du disciple qu’il sauve de lui-même par une véritable renaissance. Ce n’est plus le même homme car sa nature propre a été régénérée. Et c’est Dieu qui est le père de cette nouvelle vérité.

Il est question de la scala paradisi, l’échelle sainte qui permettrait à l’homme de s’élever vers le paradis par ses propres moyens. Ce n’est pas possible, même si, plus tard, peu avant sa mort, K assouplit sa position en revenant sur ce qui semblait être une impossibilité absolue. Cela se produisit dans ce qu’il nomme l’Anti-Climarus. Comment ferait-on alors ? En recourant à plusieurs possibilités : l’amour, l’éthique, la spéculation, ou l’esthétique, la poésie… Une chance de réussir est fournie par la transformation chrétienne de toutes ces choses.

Nous sommes confrontés ici à la question de la grâce qui joue un rôle primordial dans les épîtres de Saint Paul, notamment celles aux Romains et aux Hébreux. Cette notion éminemment religieuse ne dépend ni de la logique ni du raisonnement ; dans la ligne idéologique qui va de Saint Paul à Luther en passant par Saint Augustin, c’est cette théorie quasi mystique qui tient le haut du pavé. La même question se pose dans un chapitre crucial, celui de la prophétie et de l’impossibilité pour le prophète de se tromper (l’inerrance prophétique) . Thomas d’Aquin s’était lui aussi posé la question : l’inspiration divine relève t elle de la nature, peut on y accéder par l’exercice ou relève t elle exclusivement d’un don divin qui est accordé à un heureux élu, sans qu’il y soit pour quelque chose ?

On en revient à la problématique du début, présente dans l’exergue : la vérité éternelle prend elle sa source dans quelque chose relevant de l’histoire ? Ce sont deux choses bien différentes et seul le fondateur du christianisme peut réussir dans ce domaine. L’accès à l’Absolu nous vient de l’extérieur ; et cette vérité transcendante n’est pas atteignable par la raison ni par la logique. Encore une opposition à la pensée hégélienne qui confiait cette mission, révéler l’Absolu, à la philosophie universelle qui broie l’individu et soumet tout ce qui existe à la règle de la totalité. Toute différence est effacée, toute altérité est niée dans ce grand tout qu’est la sagesse universelle et la règle générale. K lui fausse compagnie en affirmant que la vérité est une acquisition subjective, elle est une vérité pour soi.

Une définition de la connaissance qui illustre bien la nature religieuse de la pensée du Danois : connaître n’est pas savoir mais croire. La vérité chrétienne n’est pas un savoir théorique sur le Christ, car le connaître, c’est le vivre. Il faut le vivre et n’on l’enseigner, c’est ce que reproche K aux pasteurs de son temps.. Il faut se méfier de l’histoire car elle mène souvent à l’historicisme qui équivaut à une fossilisation ou à une pétrification de la foi vivante. K. stigmatise la conduite de ces pasteurs de Copenhague qui tiennent des sermons vibrants d’émotion, tirant des larmes à tous les auditeurs mais qui, une fois le service terminé, reprennent une vie normale et confortable, très à l’aise avec les biens terrestres. Or, dit K. ils oublient la fameuse phrase, lourde de conséquences, qu’on lit chez Jean : Mon royaume n’est pas de ce monde…

Pour finir, j’en viens à cet aspect curieux de Kierkegaard, critique sévère du protestantisme de son temps. Revenons sur cette formule à l’emporte-pièce : la chrétienté a aboli le christianisme ! Elle lui est devenue indifférente. Selon K, on a liquéfié la doctrine chrétienne, tout le monde est devenu chrétien, où est donc l’essence (le noyau insécable) de la doctrine chrétienne ? Cette massification est devenue préjudiciable à la foi chrétienne: il faut, selon K, attaquer la chrétienté au nom du christianisme.

Si je suis K jusqu’au bout, il faudrait annuler tout enseignement théologique au motif qu’il pétrifie ou fossilise la vie religieuse… Vaste programme qui frappe de caducité toute théologie spéculative du Moyen Age européen… Adieu à toute la scolastique juive, chrétienne et musulmane.

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