Isaac Babel, Mes premiers honoraires (Gallimard)
Mais qui se souvient aujourd’hui du nom d’Isaac Babel, écrivain natif de Russie en 1894 ? Issu d’une famille juive, il se rallie à la révolution bolchevique et rejoint même l’Armée Rouge. Malheureusement, il est arrêté et incarcéré à la suite d’une dénonciation calomnieuse . Critique du système stalinien qui se met en place pour succéder à Lénine, il est fusillé en 1940. Dès lors, une chape de plomb ou un silence de mort s’abat sur lui et sur son œuvre. Mais en 1957 il a droit à une réhabilitation, comme tant d’autres grands écrivains russes tombés en disgrâce du temps du stalinisme.
Isaac Babel, Mes premeiers honiraires (Gallimard)
Ce recueil de nouvelles, qui porte le titre de la première, arrive à point nommé. Le thème n’est pas vraiment réjouissant, l’atmosphère est morbide, malsaine et reflète ce qu’on nommait jadis le réalisme soviétique : on parlait de la vraie vie des gens, des ouvriers, et cela n’est pas très engageant. Ici, il s’agit d’un jeune homme aux mœurs corrompues qui loge dans une mansarde, à peine séparée par une fine cloison d’une chambre où un jeune couple se livre chaque soir à de bruyants ébats amoureux. Ce qui finit par donner des idées à ce jeune homme qui consacre ses premiers gains à une visite chez une prostituée… Mais même dans cette circonstance, les descriptions sont un véritable remède contre l’amour, voire même d’une simple relation sexuelle tarifée… La description du physique de la femme prostituée est repoussante. Là encore, il s’agit de refléter la sordide réalité de la vie, une vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue.
Quand on lit l’autre nouvelle, intitulée La juive, on est accueilli par un tout autre esprit : malgré l’indicible pauvreté du milieu et de la famille juive concernée, on sent vibrer une fierté et un élan d’avenir. Il y a une lueur d’espoir, même si les premières lignes décrivent une pauvre femme qui vient de perdre son époux et qui achève tout juste les sept jours d’immobilisation chez elle, comme le veut la tradition rabbinique, scrupuleusement respectée dans ces villages déshérités et abandonnés de tous. Les descriptions de cette misère contrastent avec l’arrivée d’un jeune homme, sanglé dans un bel uniforme de commissaire politique de l’Armée Rouge, arborant fièrement ses médailles militaires ; il n’a pas pu assister à la mort ni à l’enterrement de son père, ce que sa mère, éplorée, lui reproche avec des sanglots dans la voix. Ce jeune homme va chambouler la vie de sa mère. Il décide de tout abandonner derrière lui et de conduire sa mère à Moscou où il veut vivre avec elle.
Babel souligne les qualités de l’éthique juive, le sens de la solidarité des générations, la confiance placée les uns dans les autres, la loyauté, tout ceci sonne comme un rappel, voire une défense des valeurs juives, en général. Sans oublier le respect et l’affection témoignées aux parents. On peut penser que c’est là une défense des valeurs religieuses juives qui avaient été reléguées à l’arrière-plan pour faire place aux idéaux victorieux de la Révolution bolchevique.
Mais cette nouvelle, la plus longue de toutes, nous est probablement parvenue sous forme de manuscrit inachevé. La traductrice émet l’hypothèse que nous tenons là l’épure d’un véritable projet de livre que l’auteur n’a pas pu mener à son terme. IL n’en représente pas moins le plaidoyer d’un homme qui semble être revenu de tous ces idéaux révolutionnaires. Mais les toutes dernières lignes de ce récit inachevé nous apprennent que la famille désormais bien installée dans un bel appartement à Moscou commence à être victime des persécutions d’une famille voisine qui se plaint des odeurs et du bruit… Et ces odeurs sont typiques de la cuisine juive. Le texte s’arrête là, mais on devine la suite. Babel dénonce donc l’antisémitisme contre lequel même la Révolution ne peut rien.
Au fil des lectures, on se rend compte que les juifs et leurs traditions sont constamment évoqués ; la ville d’Odessa par exemple ; grand centre culturel juif depuis le milieu du XIXe siècle ; la référence humoristique au poisson farci qui justifierait à lui seul une conversion au judaïsme (sic). Et il y a cette savoureuse nouvelle intitulée chabbat-Nahamou où un aigrefin, un Luftmensch exploite la crédulité de ses coreligionnaires. Cette nouvelle rappelle furieusement les nouvelles d’ Isaac Beshevis Singer et témoigne que dans les shtetels il n’y avait pas que des gens honnêtes et bien intentionnés… Ce bon à rien est contraint de vivre aux dépens de l’idiotie des autres et il monte un stratagème concernant la vie dans l’au-delà : il se fait passer pour un revenant qui renseigne une femme très simple sur le sort de ses chers disparus dans l’au-delà… Cette dernière le charge de victuailles pour les siens qui sont dans la gêne dans l’autre monde. Et quand le mari se lance à la poursuite du bonimenteur pour lui faire rendre gorge, il lui fait croire qu’il a lui aussi été victime du même diable….
On sent dans toutes ces nouvelles une sempiternelle référence au judaïsme et à ses valeurs humanistes. Exemple : ce passage au cours duquel un prisonnier polonais qui va être poignardé par ses geôliers cosaques qui fixe l’officier et lui dit en un allemand approximatif : vous Jude ? Vous êtes juif ? On lui demande comment il a bien pu deviner et il répond ceci : la douce lueur de votre regard… Le cosaque, lui, n’aurait jamais suscité une telle lueur d’humanité puisqu’il enfonce sa dague dans le corps de sa victime…
A la fin de ce florilège de nouvelles, on lit une intéressante interview d’Isaac Babel en 1937. Hélas, moins de trois ans plus tard, il sera arrêté suite à une dénonciation calomnieuse et fusillé en 1940. Dans cet entretien, il dévoile sa grande admiration pour les œuvres de Léon Tolstoï. Il explique aussi son atelier littéraire et d’écriture. Pour écrire, il lui suffit de s’imprégner durablement du contenu d’une nouvelle et une fois le degré de maturité atteint, il se met à son bureau et rédige sans la moindre rature. Cependant, il recommande de ne pas s’enthousiasmer trop tôt ; il convient de laisser le texte reposer quelque temps et de le recopier ensuite au propre.
J’ai bien aimé ce style et surtout ce caractère de témoin d’un monde d’hier qui a disparu à tout jamais, l’univers yiddish avec ses personnages si caractéristiques. Un monde que des hommes aussi différents que Gustave Mahler et Stefan Zweig ont évoqué à des degrés divers…