Le tikkoun ‘olam ou la restauration de l’harmonie universelle…
Les événements tragiques d’Ukraine que nous vivons depuis presque deux semaines ont mis à l’épreuve les valeurs éthiques universelles, où l’homme se retrouve face à lui-même, avec des devoirs et des hésitations, mais d’où la solidarité humaine doit sortir renforcée, en dépit de toutes les difficultés…
Ce qui m’a contraint de me saisir de la plume, c’est la question soulevée par la réadmission des réfugiés ukrainiens non-juifs dans l’État juif. Il y a eu quelques hésitations, voire quelques décisions malencontreuses mais que l’on peut comprendre, en raison de grands équilibres confessionnels à respecter et à surveiller. En fin de compte, c’est la valeur de la solidarité interhumaine qui l’a emporté. L’État juif s’est souvenu de ses fondements moraux : qui sauve une vie, sauve un monde dans son entièreté… Ce principe a traversé les siècles de l’histoire juive et a fini par triompher de tous les calculs. Dans l’histoire juive, laquelle ressemble parfois à une martyrologie, les enfants d’Israël se sont retrouvés au bord de la route, livrés à eux-mêmes, sans la moindre aide ni protection extérieure ; ils ont néanmoins tenté de rester fidèles aux principes éthiques qui les ont vu naître. Et qui donnent sens à leur existence.
Le tikkoun ‘olam ou la restauration de l’harmonie universelle…
Dans la littérature talmudique, un sage connu sous le nom de Rav Hounna a dit une phrase immortelle, illustrant bien la profonde spiritualité d’Israël, même de nos jours : Dieu est toujours avec ceux qui souffrent… En effet, il l’est toujours. Et cette règle ne souffre pas d’exception. L’État juif a un peu balancé entre l’intérêt égoïste et la vertu universelle, et c’est cette dernière qui l’a emporté puisque le gouvernement israélien a supprimé toute barrière restreignant l’accueil dans le pays de ceux qui ont tout perdu. Les non-juifs seront accueillis dans le pays comme leurs concitoyens juifs.
D’où vient cette expression de la solidarité universelle, par-delà les différences ethniques et religieuses ? Tikkoun vient du verbe factitif le-takken qui signifie arrêter une mesure (takkana), amender, restaurer, réparer. Et le substantif tikkoun a toujours conservé son aspect éthique. A la fin de la prière quotidienne, l’orant juif prononce une prière qui souhaite la disparition de la violence du globe terrestre, ouvrant la voie au règne universel de Dieu. Et on ajoute expressément : réparer, amender le monde par ou grâce à la royauté de Dieu (be-malkhout Shaddaï).
On parle souvent de la déjudaïsation de l’État d’Israël et des Israéliens, désireux de vivre une vie la plus normale possible, alliant les idéaux inhérents à la création de cet État et à sa vocation sur cette terre. Nombre d’organisations humanitaires israéliennes ont repris l’expression (tikkoun ‘olam) ) à leur compte et affichent leur pleine conformité avec cette valeur sécularisée, consistant à apporter de l’aide à tous ceux qui se trouvent dans la détresse. Ce fut le lot du judaïsme pendant deux millénaires. Et rares furent ceux qui lui ont apporté leur soutien…
Un mot de l’arrière-plan éthique de cette formule qui n’a rien perdu de sa fraîcheur, en dépit de son grand âge… On suppose que le monde, à l’origine, ne connaissait pas le mal dans l’univers paradisiaque du premier couple : Adam et Ève évoluaient, nous dit-on, dans un monde sans heurt ni contradiction. Le mal n’a pris naissance qu’après la Chute. Donc, si vous combattez les forces démoniques et toutes les hiérarchies du mal, vous contribuez à la restauration de l’harmonie cosmique. Dans la pensée religieuse juive, cet idéal a pris les proportions de l’univers dans son ensemble.
La vocation universaliste de la religion d’Israël a donc été réaffirmée avec force, de notre temps. J’apprends avec une infinie satisfaction que l’État juif, fidèle aux valeurs qui l’ont vu naître, se dit prêt à accueillir des milliers de réfugiés ukrainiens, juifs et non juifs, leur permettre même de prendre un emploi pour subvenir à leurs besoins.
Cette attitude, la plus fidèle à la vocation éthique de l’État juif, remonte à de vieilles traditions, notamment à la littérature prophétique : Isaïe, le grand prophète du VIIIe siècle avant l’ère usuelle, met l’accent sur la vraie religion, celle qui fait coïncider la pratique religieuse avec le souci éthique de l’humanité, sans jamais s’en référer à l’appartenance religieuse de l’individu concerné. Près de trois millénaires après cet appel, un philosophe comme Franz Rosenzweig (mort en 1929) dit dans son Etoile de la rédemption que Dieu a certes créé le monde mais qu’il n’a créé aucune religion. L’homme incarne une valeur qui n’est réductible à aucune autre. Isaïe, encore lui, a frappé une admirable formule lapidaire que je tente de traduire ici : Sion sera racheté par la justice et ses habitants par la charité (. Il y a une mise en parallèle de deux notions fondamentales : michpat et tsedakka .
Mais je laisse pour la fin, la meilleure prise en compte de cette valeur du tikkoun ‘olam. C’est chez le fondateur de la kabbale de Safed, portant le nom de son fondateur du XVIe siècle, rabbi Isaac Louria, qu’on la trouve. Dans le résumé le plus concis de sa nouvelle mystique, après celle de la kabbale espagnole, regroupée autour du Séfer ha-Zohar, il place la notion de tikkoun après les deux autres notions de tsimtsoum (auto-contraction) et de bris des vases (shevirat ha-kélim). Certes, cette cosmogonie est largement métaphorique mais elle assigne à la rédemption de notre monde de violence et d’injustice, le rôle majeur. C’est elle qui clôture cette triade éminemment mystique. Puisque le kabbaliste est invité à rassembler toutes ses forces pour susciter un monde nouveau ici-bas, un homme ressemblant à l’univers séfirotique, l’univers du divin. Il devient l’incarnation terrestre de ce même tikkoun.
Enfin, cette notion de tikkoun rappelle à ceux qui l’auraient oublié que tous les êtres humains sont frères et que la solidarité humaine est le plus saint, le plus sacré de tous les commandements. Toute pratique religieuse doit s’inspirer de cette éthique. Les Dix Commandements, charte univoque de l’humanité civilisée, en atteste largement.