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Joachim Lefloch-Imad, Tolstoï, une vie philosophique. Le Cerf, 2023

Joachim Lefloch-Imad, Tolstoï, une vie philosophique. Le Cerf, 2023

Joachim Lefloch-Imad, Tolstoï, une vie philosophique. Le Cerf, 2023

 

Nous tenons ici une belle biographie d’un très grand maître à la fois en littérature et en philosophie. Ce n’est pas sans intention profonde que l’auteur de ce livre a choisi d’ajouter ce sous-titre. En effet, il est parfois malaisé de conclure sur la nature véritable d’un homme comme Léon Tolstoï, figure emblématique de la pensée universelle. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que le monde entier a accueilli avec stupeur la nouvelle de sa disparition en 1910 et lui a rendu un hommage mondial. Nul doute que, grâce au présent ouvrage, les lecteurs auront une vision plus claire des défis que s’était imposé cet homme pour parvenir à son auto perfectionnement et à la maitrise de ses sentiments. Et nous pouvons dire d’emblée que ce ne fut pas tâche aisée. La richesse d’une personnalité tient souvent à sa nature complexe, pour ne pas dire contradictoire.

 

L’auteur a commencé par évoquer cette obsession de la mort qui caractérise les toutes premières années de cet homme si éprouvé par le destin ; on ne va pas dresser la liste des disparus, mais on doit souligner un seul fait : il n’a jamais connu sa mère, morte en couches alors qu’il n’avait que dix-huit mois ! Plus tard, dans l’une de ses nouvelles, il dira sa tristesse infinie de n’avoir jamais pu dire : maman... Mais ce ne fut pas tout ; plusieurs autres êtres chers et très proches passèrent à l’ éternité, accroissant le sentiment de vulnérabilité qui s’empara du jeune homme. Outre cette pensée obsessionnelle de la mort, un autre fait marquant renforça ce sentiment tragique : son père qui n’allait pas tarder à quitter ce monde lui aussi, décida de déserter le grand domaine familial qu’il possédait à la campagne  pour s’établir à Moscou. Cette décision a porté à l’adolescent un coup terrible. Je n’ai pas assez de place pour décrire l’attachement fusionnel que le futur philosophe-romancier éprouvait pour ce domaine rural où il était né et où il se sentait chez lui et ne faire qu’un  avec la nature environnante.. Ce départ fut ressenti comme un déchirement dont les retombées trouveront place dans la plupart de ses œuvres romanesques.

 

Le lecteur sera surpris de voir comment notre homme a fait de ses vicissitudes  somme toute, inséparables de toute vie sur cette terre, une œuvre d’art que des millions de lecteurs ont appréciée à sa juste valeur. J’ai été impressionné en découvrant qu’en dépit de son très jeune âge l’écrivain s’est efforcé de faire appel à des règles morales, des règles de vie, pour lui servir de guide et de référence. Je laisse de côté la vie tumultueuse, les quelques années de dépravation passées à Saint-Pétersbourg, à s’adonner au jeu, à la boisson  et aux femmes. Ces dernières feront dès lors l’objet d’une implacable détestation de la part de Tolstoï qui leur impute une responsabilité exclusive dans tout ce qui ne va pas bien dans notre univers. Une mysogénie absolue. En une phrase, cet homme était tiraillé entre des tendances ou des instincts contradictoires. Mais la quête d’un absolu ne le quitta jamais.

 

Il faut dire un mot des échecs universitaires qui ont jalonné la vie de Tolstoï. Il mit quelque temps avant d’acquérir des grades universitaires et finit par avoir une licence en droit. Mais ce n’était pas dans ce domaine que notre homme allait donner toute sa mesure. Bientôt, le retour dans la grande maison familiale l’aida à voir plus clair dans sa vie et à trouver enfin la bonne voie. Mis il était seul, accompagné d’une très vieille tante...

Un fait absolument nouveau allait transformer l’existence de Tolstoï de fond en comble. C’est la visite de son frère qui combattait en Tchétchénie et qui lui proposa  de le suivre, en qualité de civil, sur le champ de bataille. L’écrivain en herbe va bientôt se trouver au milieu d’une zone de guerre où les belligérants  s’entretuent sans pitié ; Tolstoï vit alors des scènes qui vont trouver leur traduction littéraire dans ses futurs écrits. Des monceaux de cadavres, des corps amputés, la mort qui rôde et fauche tous ceux qu’elle croise ; bref, Tolstoï va y trouver sa principale source d’inspiration et aussi les débuts de sa métamorphose. Il pose un regard plus critique sur l’héroïsme. Il va commencer par être subjugué par les opérations militaires, il sera même nommé sous-lieutenant mais cela ne suffira pas pour le séduire durablement puisqu’il demande à être déchargé de ses fonctions. On l’enverra à Sébastopol en Crimée où le danger est moins grave.

 

L’auteur du présent ouvrage fait quelques rapprochements intéressants avec des thèmes traités dans les nouvelles et le Journal de Tolstoï, montrant que cette période de sa vie l’a marqué à tout jamais. Petit à petit, la tendance antimilitariste prend le dessus en lui, provoquant sa disgrâce et son renvoi de l’armée, tant cette dernière que l’église orthodoxe n’auront plus ses faveurs et finiront par le rejeter, refusant de le suivre dans son évolution ; ce n’était plus le même homme qui prônait désormais l’amour universel et condamnait la guerre en raison de ses horreurs.  De retour du Caucase, Tolstoï s’installe à Saint-Pétersbourg où son collègue et ami Tourgueniev  lui offre l’hospitalité. Après ce qu’il a vécu dans le Caucase, notre écrivain ne peut pas supporter les mesquineries et  le comportement vaniteux des écrivaillions qui l’entourent. Il préfère s’en retourner chez lui, dans le domaine familial où il s’attache à réformer la condition des serfs. Entretemps il avait été nommé juge, chargé de régler les conflits entre serfs et propriétaires. Ces derniers étaient très mécontents et cherchèrent à le destituer car il défendait d’abord les intérêts des paysans. Tolstoï n’était plus le même homme, il avait quitté les habits du hobereau classique défendant des intérêts catégoriels.

Un tel homme dont les préoccupations dépassent les questions futiles d’amour propre ou de vanité personnelle, l’histoire a un sens, une philosophie. Mais ces lectures historiques, notamment les textes de Hegel sont loin d’assouvir cette lancinante quête de vérité. Il se gausse même des explications fournies par les historiens. Selon lui, ils échouent dans leur recherche des causes profondes donnant naissance aux événements vécus par l’humanité. C’est alors qu’il se met à penser le grand’ œuvre qui scellera sa célébrité mondiale, Guerre et paix. Quel est l’élément, quelle est la force qui pousse les hommes à faire  des choix, à réagir comme ils le font généralement ? Dans ces domaines précis, l’analyse historique n’est pas d’un grand secours... Il est intéressant de voir la place considérable que Tolstoï accord à ce qu’on peut appeler les affinités électives ; toutes les femmes qui se réfugient dans d’autres bras, ces infidélités, ces amours qui ne durent qu’un temps...

Dans sa critique de toute prétention historienne à prédire l’avenir en se fondant sur les leçons du passé, Tolstoï trouve en Joseph de Maistre un puissant allié. Mais Tolstoï thématise, théorise cette méfiance envers l’histoire qui ne serait, au fond, qu’une illusion. On sent ici une approche volontaire ou involontaire du pessimisme du livre biblique, l’Ecclésiaste. Au fond, l’homme selon ces deux penseurs, ne maîtrise rien et sa liberté, si tant est qu’elle existe, est très contingente. On sent aussi un rappel caché au pouvoir cosmique de la divine providence qui a confié à d’humaines mains la mission de régler certaines affaires, auxquelles l’intellect humain est à des années-lumière d’apporter des solutions. Cela transparait franchement dans la réflexion des deux penseurs sur l’inéluctabilité de la guerre sur terre. Tant de facteurs, connus ou inconnus, agissent sur l’homme et décident à sa place. Et le plus souvent, à son insu. Une chose est certaine, un certain pessimisme est à l’œuvre dans cet horion tolstoïen. D’où la question des rapports idéologiques entre le comte russe et Arthur Schopenhauer.

Le 2 septembre 1869 alors qu’il n’a que cinquante ans, que tout lui sourit, qu’il ne manque de rien, il traverse une crise spirituelle profonde. Il parle désormais de l’inanité de l’existence, il n’a plus la moindre joie de vivre alors que son œuvre romanesque Guerre et Paix est unanimement louée et adulée. Un grain de sable enraye la machine... comme cela arrive parfois aux personnalités les plus aguerries et paradoxalement cet aguerrissement ne sert plus à rien, il ne protège plus celui qui l’a acquis de haute lutte.

En écho aux développements glanés dans la philosophie si pessimiste de Schopenhauer, les personnages d’Anna et de son amant le fameux comte sont l’incarnation d’une sorte de prédestination, une loi d’airain dont ils ne peuvent réduire l’emprise et contre laquelle ils ne peuvent strictement rien faire. Un rêve prémonitoire princièrement inquiétant obsède Anna et se rappelle à elle dans des circonstances vraiment tragiques. Tolstoï  veut nous dire que la liberté humaine n’est qu’une simple illusion et présente ses personnages comme étant manipulés par le destin : par exemple, lorsque les chemins d’Anna et de son amant se croisent, qui peut rationaliser, expliciter les raisons d’une telle rencontre et tout ce qui va en découler, notamment la mort du comte et la mort tragique de l’héroïne... A quoi bon espérer puisqu’on ne peut rien changer et que tout est déjà écrit ?

 

Il établit out de même des valeurs morales  et réussit à échapper au pessimisme foncier hérité de Joseph de Maistre et de Schopenhauer, notamment le chapitre sur la souffrance, sa pérennité et son inéluctabilité... Mais il va plus loin, bien plus loin que  l’Ecclésiaste selon lequel les plus chanceux sont ceux qui ne sont jamais venus à l’être.

 

Il y aurait tant de choses à dire sur cette personnalité hors du commun, mais il me faut désormais aller plus vite après Joseph de Maistre, Hegel, Schopenhauer, se présenter à une sorte de conclusion concernant cet homme qui, en dépit de sa hantise de la chair, eut pas moins de treize enfants. J’espère ne pas me tromper en risquant l’idée d’un anarchiste religieux car tout en rejetant l’expression matérielle de la foi sur cette terre, je veux dire l’église, il tient à une certaine spiritualité. Et puis il ne faut pas oublier le fait que cet aristocrate, ce propriétaire terrien a trahi, si j’ose dire, les intérêts de sa classe sociale, conduit à cela par sa volonté d’adapter  ses actes à ses idées. C’est la meilleure des morales. J’ai beaucoup aimé ce livre.

 

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