Dominique Schnapper & Fabrice Gardel , L’abécédaire de Raymond Aron. Éditions de l’Observatoire, 2023
Dominique Schnapper & Fabrice Gardel , L’abécédaire de Raymond Aron. Éditions de l’Observatoire, 2023
Je cherchais avidement une manière originale d’entrer en matière et n’en trouvais aucune, quand soudain la dernière phrase de la présentation par F. Gardel me revint à l’esprit. J’ai décidé de l‘utiliser et la voici : Quand tant de gens ont le cœur dur et l’esprit confus, Aron avait le cœur tendre et l’esprit droit... Je sais que bien des gens ne partageront pas cette appréciation mais je la retiens car elle me plait.
L’idée de l’abécédaire est bonne mais difficile à exploiter car Raymond Aron a touché à tout ; je ne dis pas que ce fut un touche à tout, je veux dire qu’il a un esprit universel et allait au fond des choses. Esprit puissant, il surclassait tant de journalistes dits politiques, chargés, dans le meilleur des cas, de nous informer et d’analyser le réel qui nous entoure et nous dicte ce qu’il faut penser.
J’ai toujours apprécié la profondeur de sa pensée et regretté aujourd’hui encore que peu de journalistes ou éditorialistes partagent ses scrupules. L’éditeur dit vrai lorsqu’il signale que Aron tournait sept fois sa plume dans l’encrier avant d’écrire. D’une certaine façon il a donné ses lettres de noblesse aux professeurs-hommes de lettres ou écrivains. Dans le domaine des sciences humaines, il était l’un des meilleurs. Je me souviens de mes interminables discussions avec mes camarades qui éraient à la Fondation des sciences politiques ou qui préparaient l’entrées à HEC. Toute la richesse de l’enseignement de cet homme me parvenait sans peine. Mais l’élément le plus important qui rendait Aron indispensable à mes yeux, était sa connaissance de la langue allemande et ses séjours prolongés de l’autre côté du Rhin. C’était un point commun entre nous deux, même si je n’ai jamais eu l’honneur de le remonter. Ses idées sur la philosophie de l’Histoire proviennent de cet environnement germanique originel.
Le projet de l’abécédaire reste difficile car qui trop embrasse peu étreint... Il couvre quelques centaines de notions ou d’idées glanées dans l’œuvre du savant homme et qui se retrouvent désormais dans un même volume. Je ne me risquerai pas à discuter de tel thème ou tel autre. Je me concentrerai plutôt sur un aspect que la pensée de Raymond a peu ou prou envisagé, le judaïsme de sa naissance et son milieu. Imaginez un Raymond Aron, non point rabbin mais grand érudit ou historien, une sorte de Grätz ou Salo Witmayuer Baron français Des fondateurs de l’historiographie juive moderne.... Cela aurait changé la face du pays, le sionisme, la science allemande du judaïsme, etc... Or, comme Aron dominait la langue de Goethe , il se serait situé sans peine dans le sillage de toutes ces études qui nous ont permis d’avoir des études juives plus robustes que jamais.
Comment expliquer le fait que de grands intellectuels juifs français, tels que Aron ou Lévi-Strauss ou même mon ami Pierre Nora, qui se sont illustrés dans tous ces domaines n’aient pas fait des études juives le centre de leur intérêt ? Et quand je parle d’un intérêt, je pense évidemment à des études historiques sérieuses, guidées par le seul intérêt scientifique.
Le judaïsme français de son époque brillait de quelques feux qui étaient loin d’être négligeables : les frères Reinach Salomon et Théodore en sont un excellent exemple. Pourquoi Raymond Aron n’a-t-il pas eu de muse juive ? Je suis moi-même à la fois philosophe, historien et germaniste et le fait de cultiver les sources judéo-hébraïques ne m’a pas paru dévalorisant.
Nul ne peut sérieusement contester les racines juives de la culture européenne. Nul ne peut contester la valeur de l’humus que constitue le judéo-christianisme de notre continent. Et pourtant, un antisémitisme plus ou moins diffus a, semble-t-il, a dissuadé les meilleurs fils d’Israël en France de suivre cette voie et de l’approfondir. Ce qui me frappe, c’est que des fils de rabbins ou même de grands rabbins ont fondé des écoles de pensée ou des disciplines universitaires, et se sont, de ce fait, entièrement détournés du judaïsme qu’ils avaient pourtant tété avec le lait de leur mère.
Cet intérêt pour la science du judaïsme, ou plutôt cette absence d’intérêt pour cette matière, leur est apparu comme réducteur, loin des préoccupations de la culture européenne stricto sensu, c’est-à-dire de nature chrétienne. A l’époque d’Aron, de Durkheim et de Lévi-Strauss, la haine du juif, héritée du Moyen-Âge, n’avait plus cours, les juifs pouvaient fréquenter toutes les universités... Alors que s’est -il passé ? J’écarte d’emblée l’hypothèse injurieuse de la haine de soi, si chère à Théodore Lessing (1872-1933). D’autres facteurs entrent en ligne de compte, mais j’ignore lesquels, avec certitude.
Penchons nous un instant sur l’entrée : Israël qui commence significativement par cette formule alambiquée : Français d’origine juive, comment pourrais je oublier que la France doit sa libération... Ces quelques lignes résument mieux que tout le reste, ce déchirement entre l’attachement à une nation juive et une fidélité à la France. Mais ce texte parle aussi de l’absence d’une communauté juive de nature granitiqu ou, au moins, homogène, e, et en gros, d’un vote juif. Aron parle de nombreux juifs qui sont antisionistes, rejettent le colonialisme au point de devenir pro palestiniens. Mais ce n’est pas là l’essentiel, ce qui touche le plus l’auteur, est à suivre. Car il reconnait que l’éventualité d’une défaire militaire de l’état hébreu entrainerait le massacre d’une partie de la population juive et que cela le blesse jusqu’au fond de l’âme... Il souligne aussi que dans cette hypothèse nombre d’intellectuels juifs de gauche oublient alors leur combat contre le colonialisme et l’impérialisme tant la crainte d’une tuerie génarle les terrorise. Raymond Aron éprouve donc un sentiment de solidarité avec d’autres juifs menacés par un massacre.
Encore un mot sur la relation d’Aron aux juifs et au judaïsme. Il s’agit de la mémorable déclaration de Charles de Gaulle, sûr de soi et dominateur... là, Aron ne s’embarrasse pas de circonlocutions ; pour lui, de telles déclarations sont des aberrations. Voila comment le grand sociologue conclut son propos : Je n’accuserai pas le général d’antisémitisme, je l’accuserai de lui rendre des titres, sinon de noblesse, du moins de légitimité.
J’ai regardé l’entrée Shoah. Aron reconnait que cce drame le hante. Savait on quelque chose de précis à Londres sur ce drame ?. Aron écrit alors ceci, en substance : c’était tellement inimaginable, cette tuerie à l’échelle de toute l’Europe, qu’il ne pouvait pas se l’imaginer...
Le présent ouvrage présente l’inestimable mérite de réunir en un seul volume tant d’extraits de l’œuvre immense et fécondante de Raymond Aron.