Nous autres Européens : dialogue philosophique entre Bruno Karsenty et Bruno Latour. PUF, 2024.
Nous autres Européens : dialogue philosophique entre Bruno Karsenty et Bruno Latour. PUF, 2024.
Ce livre qui se lit agréablement pose les questions qui questionnent la construction européenne, ses espoirs, ses défauts et en gros la crise que traverse notre continent, depuis au moins l’année 1945. Tant de choses ont été occultées au point de croire qu’elles avaient été prises en considération en vue d’un règlement digne de ce nom et non comme de la poussière poussée sous le tapis.
Il y a cette opposition entre les acquis des sciences sociales et la philosophie politique, un idéal que poursuit désespérément l’Europe dans sa quête d’unité réelle. Mais comment faire, avec tant d’état-nations, nés de traditions diverses... Les auteurs soulignent les manquements des institutions européennes aux yeux desquelles l’universalité du modèle européen ne souffre pas le moindre doute, ce que les faits démentent chaque jour que Dieu fait....
Se pose donc la question du théologico-politique, même si l’Europe feint de l’ignorer. Il faudrait exhumer les racines anciennes d’une culture européenne commune, tissée d’idéaux communs mais oubliés, enfouies sous des décombres d’une civilisation défunte. C’est elle qu’il faudrait ressusciter si on veut procéder à une avancée dans la bonne direction. Mais pouvons nous isoler l’Europe contemporaine, lui épargner tous les malheurs qui s’abattent sur des nations en guerre, vivant non loin de ses frontières et parfois même dans ses villes et ses villages ?
Nos deux philosophes discutent aussi des bouleversements qu’a vécus l’Europe dans les années 1990, alors que de l’autre côté de la Méditerranée, l’Algérie traversait les années dites de sang... Des centaines de milliers de morts sont à déplorer et une forme de dictature militaire détermine toujours l’avenir de ce pays dont les liens avec la France ne datent pas d’hier. La rupture des liens n’est toujours pas là, en dépit de l’Indépendance... Pour continuer à parler des gestations du monde musulman, le fameux printemps arabe -qui ne fut en réalité qu’une révolte sociale plus ou moins aboutie, a eu des répercussions dont l’Europe n’a pas su tenir compte. Elle n’a pas prévu la vague d’attentats dont seront victimes toutes les puissances européennes. Aucune capitale d’importante ne fut épargnée. Ici aussi, on a cru que le modèle proposé par l’Europe judéo-chrétienne serait opérant. Cette supposition subit un échec retentissant. La sensibilité arabo-musulmane n’a pas au monde le même rapport que nous. Les transferts culturels qu’on espérait n’ont pas été effectués. Nos exigences de laïcité, d’égalité des sexes, l’éloignement du théologique et du religieux de la politique, la libéralisation des mœurs , etc…… se font attendre. Les régimes autoritaires, les persécutions religieuses des minorités, l’abandon de quelques populations, livrées à elles-mêmes, tout ceci se développe de manière inquiétante sous nos yeux.
Nous n’oublions pas les migrations de populations étrangères dont l’intégration n’est pas achevée, sans même parler des descendants de ceux qui sont en Europe depuis bien longtemps. Mais cette question d’intégration est soulevée dans un autre contexte, intra européen, assez surprenant : pourquoi avoir procédé à la réunification de l’Allemagne sans être passé au préalable par l’admission au sein de l’Europe de la défunte RDA. C’eut été plus logique et aurait facilité d’autant la suite du processus : c’est qu’il y avait des réalité politiques qui s’étaient accumulées durant un demi-siècle et qui continuent de se manifester à bas bruit ou à feu doux.... Tout ceci explique la crise que traverse la construction européenne. Et je n’évoque même pas l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine...
De toutes parts, on perçoit des discours désabusés critiquant la passivité de notre continent qui a cru que la vie avant changé de nature, que la paix serait le bien commun de tous et que l’Europe ne connaitrait plus les guerres, les effusions de sangs, les drames. Une citation du philosophe Hegel aurait dû attirer l’attention des élites politiques : les années de paix de l’humanité sont les pages blanches de l’histoire... Autant paraphraser le grand philosophe, spécialiste de la pensée politique qui attirait l’attention sur la nature naturellement agressive et tragique de l’histoire du genre humain. Eh oui, la guerre est de retour en Europe et elle n’est pas près de s’arrêter !
Relisons cette phrase quasi prophétique : Face à la deuxième menace venant de la théologie politique, on s’est privé des capacités à réfléchir à toutes ces questions puisqu’on était supposé avoir dépassé la question religieuse...
Cet échange sur l’Europe et ses fondements culturels n’omet pas de traiter de la question islamique. On s’oppose souvent entre chercheurs, au sujet de l’existence ou de l’inexistence d’une modernité propre à cette culture. Cela m’a rappelé ce que j’écrivais alors en rédigeant ma thèse de doctorat d’état au sujet d’Averroès qui n’a pas eu de descendant ou d’héritier dans sa propre communauté religieuse. Est-ce un signe ou une preuve ? N’oublions pas que la seconde génération juive après Maimonide a donné naissance à un averroïsme juif très puissant. Judaïsme et christianisme ont élaboré, chacun à sa façon, le contenu doctrinal du philosophe cordouan, lui conférant une place d’honneur dans les annales mondiales de la philosophie.
Je ne vois pas très bien la voie à suivre pour sortir l’Europe de la crise. Je pense au problème posé par le théologico-politique et l’influence de la pensée de Spinoza dans ce contexte. En fait, on pourrait presque remonter à saint Augustin et à sa cité de Dieu... Sur cette terre, ici-bas, rien ne se détermine par la perfection mais se contente de s’en rapprocher. On peut tenter d’ériger un édifice qui ressemble à ce que fait Dieu. Toute société est nécessairement imparfaite. On convoque le Révélation pour la faire comparaitre devant la Raison. Il n y a pas d’alternative à cela...
Mais ce beau livre apporte une contribution claire et solide à la problématique qui nous occupe.