QUELLES SONT LES RACINES CULTURELLES DE L’EUROPE ?
Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne. Paris, Seuil, 2008.
Dès sa parution, ou plus exactement, à la suite d’un compte-rendu dans les le supplément littéraire du journal Le Monde, ce livre a suscité une controverse.. Quelques chercheurs ont réagi en adressant à cet ouvrage des critiques de fond.
Examinons avec sang froid la thèse de cet ouvrage : il s’agit, comme le montreront de multiples citations, de contester la prévalence de la filière arabo-musulmane dans la transmission du savoir grec à l’Europe chrétienne et de mettre en avant, ou de faire valoir les droits, d’une autre filière, gréco-latine, celle-ci qui aurait joué le rôle de l’authentique intermédiaire. Cette filière incarnée principalement par Jacques de Venise (ob. Vers 1150) a été, selon l’auteur, injustement occultée au profit d’une historiographie officielle qui faisait de l’Europe un satellite intellectuel de la culture arabo-musulmane. L’auteur cite au moins deux historiens de la philosophie, responsables, selon lui, de cette occultation.
L’enjeu de ce débat est grave ; ce n’est pas une simple querelle de spécialistes, il s’agit de savoir quel est, quels sont les pères intellectuels et spirituels de l’«Europe chrétienne» ainsi que la nomme l’auteur qui n’évoque l’apport judéo-hébraïque qu’incidemment, au détour d’une phrase ou dans une simple note…. Pour asseoir sa propre thèse, à savoir que la chrétienté occidentale n’a jamais vraiment rompu le lien qui l’unissait au classicisme et à la philosophie grecs, l’auteur insiste, parfois un peu pesamment, sur des versions latines des œuvres d’Aristote, directement faites sur l’original grec par Jacques de Venise, sans être passé par le filtre arabe… Il s’agit donc de savoir si l’humus intellectuel de l’Europe doit quoi que ce soit au monde arabe ou arabo-musulman. A plus longue échéance, cela revient à se demander s’il y eut jamais un apport musulman, auquel l’Europe serait redevable. Les deux thèses que l’auteur entend combattre sont clairement identifiées : l’islam aurait transmis l’essentiel du savoir grec… et serait donc à l’origine du réveil culturel et scientifique du Moyen Age… la seconde thèse parle de racines musulmanes de la culture européenne.
Ainsi présentée, la thèse de l’ouvrage peut sembler juste et défendable, mais en réalité, si les Arabes ont quelque peu contribué à la redécouverte de la richesse hellénique, nul (parmi nos collègues sérieux et compétents) n’a jamais prétendu, ni oralement ni par écrit, que nous devions l’entière redécouverte du monde antique classique aux Arabes ou aux musulmans. Il demeure, cependant, que les versions commentées d’Aristote, de Platon et de quelques autres nous sont parvenus, dans l’état dans lequel ils nous sont parvenus, avec des annotations des penseurs musulmans les plus connus, depuis al-Kindi jusqu’à Averroès, en passant par Abu Nasr al-Farabi, ibn Sina, ibn Tufayl et ibn Badja. La meilleure preuve que ces auteurs ont contribué d’une certaine façon au mouvement des idées, sans toutefois en avoir été les importateurs exclusifs, est apportée par la latinisation de tous leurs noms : Ibn Rushd est devenu Averroès, Ibn Sina Avicenne, Ibn Tufayl Abu Baker, ibn Badja Avempace etc… Si les penseurs chrétiens ne les avaient jamais utilisés, pourquoi avoir à ce point latinisé leurs points ?
L’auteur a, en revanche, raison sur un autre point : on ne détecte nullement la moindre hellénisation du monde islamique, le philhellénisme de certains penseurs (au premier chef, Averroès) ne suffit pas à faire de l’islam le relais des Grecs au sein de l’Europe qui est, non point chrétienne, mais judéo-chrétienne…
En fait, et l’auteur ne le dit jamais, il s’agissait des relations entretenues par des élites entre elles, du dialogue entre élites et non point d’un mélange authentique de cultures sur une vaste échelle… Un penseur comme Maimonide dont le nom arabe complet est Moussa ben Maimoun al-Kordoubi al-israili, acertes, puisé la science grecque aux fontaines arabes, et pourtant, il n’a entretenu de relations intellectuelles suivies qu’avec une frange réduite de la population musulmane contemporaine. Comment eût-il pu en être autrement ? Certains histoiriens de la médecine arabe sont même allés jusqu’à prétendre qu’il s’était converti «momentanément» à l’islam !!
Au Moyen Age, comme dans l’Allemagne du XIXe siècle, des intellectuels juifs, en butte aux persécutions des chrétiens, avaient beau jeu d’insister sur l’ouverture d’esprit, la disponibilité et l’hospitalité des Arabo-musulmans. On parlait alors peu des lois de la dhimmitude mais il fallait opposer l’ostracisme de l’Europe chrétienne contemporaine à l’ouverture du monde musulman de l’ »poque médiévale. Nous savons aujourd’hui que cette remarque doit être nuancée. Mais dans le présent contexte, ce n’est pas une question primordiale. La quasi-totalité des candidats-rabbins d’outre-Rhin devaient préparer une thèse de doctorat pour devenir des Herr Rabbiner Doktor. Et tous, absolument tous, prenaient des sujets de thèses judéo-arabes… Pour quelle raison ? Principalement pour administrer à leurs contemporains de l’Europe chrétienne qui leur barraient l’accès aux carrières académiques que des siècles auparavant, les Arabes avaient été plus ouverts qu’eux en admettant les juifs dans leurs cercles culturels… Et même le chantre de la néo-orthodoxie juive en Allemagne, Samson-Raphaën Hirsch (1808-1888) notait dans ses Dix-neuf épîtres sur le judaïsme la phrase suivante :ces jeunes gens(juifs) puisèrent des philosophèmes grecs à des fontaines arabes.
Si S. Gouguenheim avait lu Hirsch, ou simplement feuilleté le maître ouvrage de Moritz Steinschneider, Die hebräischen Übersetzungen des Mittelalters und die Juden als Dolmetscher (Berlin, 1892), ou ceux Julius Guttmann, d’Alexandre Altmann, de Georges Vajda… et de quelques autres, il serait parvenu à une plus juste appréciation des choses
Il est vrai qu’il est plus préoccupé par le rétablissement de certains faits, ainsi qu’il l’écrit :il y’a dans cette quête une dette envers l’Empire romain d’Orient, Constantinople, grand oublié de l’héritage européen, qui partageait avec lui un même patrimoine culturel et civilisationnel, celui de l’Antiquité classique. (p 19) Nous ne sommes pas insensibles à ce courant nostalgique mais est-ce que la nostalgie a sa place dans un ouvrage sur l’histoire des idées ? L’auteur a raison de souligner l’apport incontestable de chrétiens syriaques, tel Hunayn ibn Ishaq (809-873) qui effectuèrent un véritable travail de transfert culturel pour mettre à portée des nouveaux maîtres de l’Orient la tradition classique
Cette connaissance ou cette ignorance du grec avait déjà préoccupé Ernest Renan qui lui avait consacré une partie de sa thèse de doctorat. L’Europe n’a jamais totalement perdu le fil des lettres grecques, mais de la à écrire que Charlemagne corrigeait lui-même (sic) le texte de l’Evangile avec l’aide de Grecs et de Syriens présents à sa cour (p 35)… Tout de même ! On veut bien admettre la critique des prétendus «dark ages» du Moyen Age et accepter volontiers que notre continent n’était exclusivement peuplé de brutes épaisses ou de moines incultes…
Certains territoires de l’Europe, notamment l’Italie la plus méridionale, ont abrité des foyers culturels importants, au VIIIe siècle, par exemple. L’auteur a probablement raison d’écrire que de l’antiquité au Moyen Age, sans rupture aucune, l’usage du grec se maintint. C’est tout à fait vraisemblable puisque même une langue dont les locuteurs furent moins bien lotis par l’histoire et par le destin, je veux dire les Juifs, ont conservé l’usage de l’hébreu et ont préservé cette langue durant plus de deux millénaires alors qu’on le considérait comme une langue morte…
L’autre présupposé idéologique de ce livre, et qui, je l’avoue, n’est pas absolument illégitime, c’est la compatibilité entre l’identité judéo-chrétienne et la culture européenne, laquelle se fonde principalement sur l’héritage hellénique. Le philosophe français Emmanuel Levinas disait que l’Europe, c’est la Bible et la langue grecque… On lit aussi dans ce livre ( p 87) que les chrétiens syriaques, nestoriens ou monophysites, furent donc à la source de la culture écrite arabo-musulmane . Il est vrai qu’en forgeant, de force, une identification entre arabité et islam, les conquérants musulmans sont porté un coup fatal aux Arabes chrétiens, en général. Déjà Renan critiquait le rôle du panarabisme dans la propagation de l’islam. Si nul ne conteste que c’est Hunayn qui a formé le terme de falsafa, failasouf et son pluriel faslasifa, est-il juste d’écrire que des chrétiens ont ainsi forgé, de A à Z, le vocabulaire philosophique arabe.…
Il y a une autre conclusion qu’il eut fallu tempérer, même si au cours du XIXe siècle, Renan avait lui sévèrement réduit les mérites de cette science die arabe. Mais voici ce qu’on peut lire en page 101 : pendant plus de trois siècles, du VIIe au Xe siècle, la «science arabo-musulmane» de Dar al-islam fut donc en réalité une science grecque par son contenu et son inspiration, syriaque, puis arabe par sa langue. Et d’ajouter : l’Orient musulman doit presque tout à l’Orient chrétien. Et c’est cette dette que l’on passe souvent sous silence de nos jours, tant dans le monde musulman que dans le monde occidental.
Le chapitre clé de ce livre est consacré aux moines traducteurs qui, d’Antioche au Mont Saint-Michel, ont précédé les traductions de Tolède. Clerc vénitien de Constantinople, Jacques de Venise est le chaînon manquant dans l’histoire du passage de la philosophie aristotélicienne du monde grec au monde latin. Et cette phrase, devenue presque fameuse : l’homme mériterait de figurer en lettres capitales dans les manuels d’histoire culturelle… Mais qui en veut à ce saint homme qui, dans l’esprit de notre auteur, supplante même le grand Gérard de Crémone ? Après avoir tressé des couronnes, sans doute méritées à Jacques de Venise et à quelques autres traducteurs latins qui effectuèrent leur œuvre de transmission à partir de l’original grec, l’auteur écrit ceci : (p 124) un front pionnier de la culture européenne s’est ainsi ouvert autour de la grande abbaye, dès la première moitié du XIIe siècle. L’Europe y plonge certaines de ses racines, sans doute davantage sur les rives de l’Euphrate.
Existe-t-il une compatibilité entre l’islam et le savoir grec ? On retrouve ici la légende bien connue sur l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie et le verdict d’Omar… L’auteur est mieux inspiré lorsqu’il note ( p 136) qu’une civilisation qui cherche à s’assimiler l’héritage d’une autre civilisation doit soit faire partie de la même aire linguistique, soit disposer d’excellents traducteurs. Et il est vrai que les musulmans n’ont pas absorbé tout le savoir grec comme le ferait une éponge ; ils n’ont repris que ce qui ne menaçait pas leur religion. C’est d’ailleurs, soit dit en passant, les remarques préliminaires que fait Averroès dans son Traité décisif … concernant la science grecque…
Les grands oubliés de cet ouvrage sont évidement les traducteurs et philosophes juifs du Moyen Age ; là encore, on s’interroge sur l’absence d’un homme comme Eliya Delmédigo (le Hélias Cretensis des Latins) qui fut le maître d’hébreu de Pic de la Mirandole et traduisit pour lui des commentaires d’Averroès…
Que pouvons nous ajouter pour clore ce compte-rendu ? Que des hommes comme Ibn Badja, Ibn Tufayl et Ibn Rushd ont tout de même enrichi l’Europe et les archives mondiales de la philosophie de conceptions originales et de théories nouvelles..
Ibn Badja fut le premier a développer dans son Tadbir al-Mutawahid (dont l’original arabe ne fut découvert qu’en 1940 mais dont Moïse de Narbonne nous a conservé une dissertation hébraïque) une critique de la politique d’Aristote qui veut que l’homme soit un animal social par essence ; le penseur musulman adopte l’esseulement pour son solitaire, forcé de s’isoler pour préserver sa vertu…
Ibn Tufayl nous a laissé un magnifique conte philosophique, le Hayy ibn Yaqzan (remarquablement commenté par Moïse de Narbonne) où il élabore une forte critique rationnelle des traditions religieuses. Jamais auparavant, le concept même de Révélation, de tradition religieuse et donc d’orthodoxie, n’avaient reçu une telle critique.
Enfin, Ibn Rushd élabora, en s’appuyant sur un peu de savoir grec, une véritable théorie des rapports entre la religion révélée et la philosophie. Et ces trois affaires furent réglées avant 1200… Irait-on jusqu’à nier même ces incontestables mérites de quelques penseurs Arabo-musulmans ? Ce serait folie. Nous n’ignorons pas les violences faites aux peuples conquis et soumis, voire islamisés de force, nous nous ne fermons pas les yeux sur les églises, les synagogues et les temples détruits sans pitié. Mais est-ce suffisant pour nier les mérites d’une petite poignée d’hommes qui tentèrent, de leur mieux, d’aider d’autres hommes à mieux penser et à mieux vivre ?
L’auteur du présent ouvrage n’est pas dénué de qualités ; il s’est même donné quelque mal pour réunir des savoirs divers. Mais j’avoue n’avoir jamais rien lu de lui dans ce domaine, je veux dire notre discipline de l’orientalisme médiéval. Une réédition devrait débarrasser cet ouvrage de ses manquements les plus évidents. C’est dans cet esprit que nous avons pris le temps de rédiger ces quelques lignes.