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  • La misogynie des religieux

    Un 12 juin, il y a cinquante ans, à Jérusalem, l’âme de Martin Buber, philosophe, traducteur de la Bible avec Fr Rosenzweig, et éminent sioniste de gauche, s’envolait vers l’autre monde, après une vie bien remplie : né à Vienne en 1878 dans une famille presque entièrement assimilée de la bourgeoisie juive, il sera appelé à un brillant avenir, même si, à peine âgé de trois ans, sa mère quitte le domicile conjugal pour aller vivre avec son amant. L’enfant ne se remettra jamais de cette séparation et certains critiques vont jusqu’à dire que c’est dans cet événement tragique qu’il faut chercher la racine de son ouvrage majeur, Je et Tu

     Le jeune Martin est alors confié par son père à son grand père, le célèbre érudit traditionnel Salomon Buber qui s’est illustré dans l’édition de vieux textes exégétiques hébraïques. De cette épreuve à jamais traumatisante, l’enfant, devenu adulte fera une force : au cours de la décennie passée dans le foyer si chaleureux de ses grands parents, le jeune Martin grandira à l’ombre d’un couple aussi bienveillant qu’érudit. Le vieil homme enseignera à son petit fils l’amour des textes anciens , la satisfaction qu’on tire du travail bien fait et la sensibilité des hassidim qui vivaient tout près de Lemberg (Lvov), la capitale de la Galicie autrichienne. Mais la grand-mère exercera aussi une influence marquante sur l’enfant : elle choisira les grands classiques allemands qu’il lira dans leur version originale, dotant le jeune homme d’un style ciselé et d’une richesse terminologique impressionnante. Lorsqu’il évoquera ces années là à Lemberg chez ses grands parents, dans ses fragments autobiographiques, Buber dira qu’elles furent bénéfiques malgré le sentiment de solitude qui l’étreignait lorsqu’il pensait à sa mère. Il raconte qu’un jour, alors que sa grand-mère, absente, l’avait confié à la garde d’une jeune fille, à peine plus âgée que lui, il demanda à cette dernière à quel moment, selon elle, sa mère allait enfin revenir pour revoir son enfant. La jeune fille lui dit alors la vérité, sans ménagement : ta mère, lui dit elle, ne reviendra jamais, elle a refait sa vie ailleurs avec un autre homme. Lui, Buber, le philosophe de la rencontre et de la pensée dialogique, une pensée qui met l’accent sur l’échange et la rencontre, créera un terme allemand pour désigner une rencontre ratée, manquée, une rencontre qui n’aura jamais lieu, la sienne avec sa maman : de Begegnung il fera une Vergegnung, le préfixe Ver de ce terme connotant l’idée d’une perte, d’un manque, d’une absence.

    A treize ans, son père qui s’était remarié, vient le chercher pour le ramener à Vienne. L’adolescent en profite pour se réadapter à un milieu qu’il n’avait presque pas connu. Mais il n’oubliera jamais le berceau du hassidisme dans lequel il avait baigné durant ces années décisives. Polyglotte, ayant suivi une scolarité en polonais, mais parlant le haut allemand à la demande da grand mère bien aimée, il maitrisait aussi l’hébreu ancien, trois langues qui lui seront d’un grand secours lorsqu’il deviendra le meilleur connaisseur de la sensibilité hassidique d’Europe centrale et orientale. Il évoque dans ses souvenirs les mois d’été au cours desquels ses grands parents se retiraient dans leur maison de campagne, non loin de quelques communautés hassidiques avec lesquelles Salomon Buber entretenait des relations cordiales. Assister aux prières de ces hassidimes, voir de très près leur dévotion pour leur guide spirituel en lequel ils avaient une confiance absolue, permettra au Buber de la maturité de brosser une image vivante de ces piétistes juifs du XIXe siècle et du début du XXe.

    Comme le jeune Martin Buber était à l’abri du besoin, il partit étudier dans diverses universités suisses (à Zurich où il rencontrera sa future épouse Paula) allemandes (Berlin) et autrichiennes (Vienne principalement). Il consacrera sa thèse de doctorat à Nicolas de Cues et s’intéressera de très près à des mystiques allemands comme Jakob Böhme, le savetier de Görlitz. Sa grand-mère qui l’adorait, lui permit de passer plus d’une année dans les grandes villes italiennes marquées par la Renaissance, afin qu’il puisse tranquillement chercher et  trouver sa voie.

    Il ne visera plus une carrière de professeur d’université et préférera vivre de sa plume. Alors qu’il s’affranchissait largement de la tutelle de la tradition juive, si omniprésente dans le domicile du grand père érudit de Lemberg, le mouvement sioniste de Théodore Herzl attira sa attention. Malgré des relations orageuses avec l’auteur de l’Etat des Juifs (Judenstaat), il deviendra l rédacteur en chef de sa publication Die Welt et poursuivra ses activités journalistiques à la tête d’une autre publication au titre encore plus explicite, Der Jude.

    Mais il ne sera jamais un simple militant politique, asservi à la cause qu’il entendait défendre, il sera aussi un philosophe, un homme de lettres et écrira un ouvrage institué Je et Tu, publié en 1923 ; deux ans après l’œuvre majeure de son collègue et ami Franz Rosenzweig, L’étoile de la rédemption (1921). Il explique dans ce livre, traduit très vite en France avec une prestigieuse préface, que l’être ne vit et n’existe que par les autres et que notre moi est constitué par les autres. En ce sens, il influencera considérablement la philosophie d’Emmanuel Levinas qu’il rencontrera maintes fois à Paris après la fin de la guerre.

    Mais parallèlement à cette activité philosophique, basée sur le langage, la rencontre et le dialogue, Buber introduira des millions de lecteurs européens dans l’univers envoutant du hassidisme puisqu’il rendra de manière un peu romancée, la vie et l’activité des grands maîtres de ce mouvement piétiste du judaïsme d’Europe de l’est. Pour se rendre compte du succès remporté par Buber dans ce domaine, il suffit de fréquenter les gares allemandes dont les librairies présentent dans leurs rayons, en format de poche, les Légendes de Rabbi Nachman, Les légendes du Baalshemtov, Le chemin de l’homme selon le hassidisme, etc… Certes, son ancien élève Gershom Scholem, devenu un grand maître, lui reprochera son approche anhistorique, mais l’œuvre de Buber a pu s’imposer et a mis cette sensibilité mystique des XVIII-XIXe siècles à la portée de tous. Buber fut donc le propagateur du hassidisme qu’il sut incorporer er réintégrer à la culture non seulement européenne mais universelle.

    Même s’il n’a pas vraiment respecté les normes du commentaire historique en dépeignant la personnalité et l’activité du fondateur de la secte des hassidim du XIXe siècle, le légendaire Baalshemtov (le maitre du bon Nom divin), il comprendra que le secret de ce fin psychologue résidait dans sa connaissance intime du rapport des choses entre elles. Le second point fort de ce grand thaumaturge que fut le Baalshemtov consistait à faire absorber la magie par la religion. Il avait facilement identifié la crédulité de ses ouailles, mais au lieu de l’exploiter à des fins personnelles, il l’intégra à son système et la mit au service du sentiment religieux vécu par des hommes simples.

    Cette approche a profondément marqué le Buber de l’âge mur : il n’acceptera jamais que le contenu de la Révélation du Sinaï fût une législation. Et ceci transparaitra dans sa conception du judaïsme, aux antipodes de celle de son ami Rosenzweig qui opta pour le respect scrupuleux des commandements bibliques. Pour Buber, au contraire, la divinité va au devant des hommes, elle leur donne un enseignement éthique mais ne cherche pas à leur dicter sa loi. Il y a là un antinomisme qui rappelle un peu les épîtres de Saint Paul, même si Buber a adressé à la religion chrétienne des observations plutôt sévères.

    Le hasard faisant bien les choses, Buber aura rendez vous avec le destin avant sa cinquantième année : en 1925, un jeune éditeur chrétien de Heidelberg, Lambert Schneider, lui proposa de refaire une traduction allemande de la Bible hébraïque. Une version faite selon une sensibilité exégétique authentiquement juive. Buber accepta cette offre si généreuse et qui lui laissait toute latitude dans son travail ; il ne formula qu’une exigence, la possibilité d’œuvrer en partenariat avec Rosenzweig qui commençait à ressentir les premiers effets de la maladie (amyotrophie latérale) et qui l’avait désigné pour lui succéder à la chaire de philosophie et d’éthique du judaïsme à l’université de Francfort sur le Main.

    Les deux amis ne livreront pas une nouvelle version allemande de la Bible hébraïque, ils modifieront en profondeur la langue allemande pour la rendre compatible avec le lexique et la syntaxe hébraïques. A la mort de Rosenzweig le 10 décembre 1929, les deux amis avaient déjà publié plusieurs fascicules de leur traduction et abordaient la littérature prophétique.

    Mais ce qui retiendra le plus notre attention en ce cinquantenaire de la mort de Martin Buber le 12 juin 1965, ce sont ses idées politiques et son militantisme pour imposer un état binational où seraient regroupés Juifs et Arabes. Buber et quelques rares sionistes de gauche luttèrent sans relâche sans obtenir gain de cause. Même si Buber a fait preuve d’un esprit utopiste, il a fait une juste prophétie : un Etat juif ne jouira jamais d’une seule journée de paix totale, face à un monde arabo-musulman qui n’acceptera jamais d’oublier sa frustration.

    Mais en ces cérémonies du cinquantenaire, Buber est toujours respecté à défaut d’avoir été suivi.

     

    Maurice-Ruben HAYOUN

  • La misogynie des religieux

    Un 12 juin, il y a cinquante ans, à Jérusalem, l’âme de Martin Buber, philosophe, traducteur de la Bible avec Fr Rosenzweig, et éminent sioniste de gauche, s’envolait vers l’autre monde, après une vie bien remplie : né à Vienne en 1878 dans une famille presque entièrement assimilée de la bourgeoisie juive, il sera appelé à un brillant avenir, même si, à peine âgé de trois ans, sa mère quitte le domicile conjugal pour aller vivre avec son amant. L’enfant ne se remettra jamais de cette séparation et certains critiques vont jusqu’à dire que c’est dans cet événement tragique qu’il faut chercher la racine de son ouvrage majeur, Je et Tu

     Le jeune Martin est alors confié par son père à son grand père, le célèbre érudit traditionnel Salomon Buber qui s’est illustré dans l’édition de vieux textes exégétiques hébraïques. De cette épreuve à jamais traumatisante, l’enfant, devenu adulte fera une force : au cours de la décennie passée dans le foyer si chaleureux de ses grands parents, le jeune Martin grandira à l’ombre d’un couple aussi bienveillant qu’érudit. Le vieil homme enseignera à son petit fils l’amour des textes anciens , la satisfaction qu’on tire du travail bien fait et la sensibilité des hassidim qui vivaient tout près de Lemberg (Lvov), la capitale de la Galicie autrichienne. Mais la grand-mère exercera aussi une influence marquante sur l’enfant : elle choisira les grands classiques allemands qu’il lira dans leur version originale, dotant le jeune homme d’un style ciselé et d’une richesse terminologique impressionnante. Lorsqu’il évoquera ces années là à Lemberg chez ses grands parents, dans ses fragments autobiographiques, Buber dira qu’elles furent bénéfiques malgré le sentiment de solitude qui l’étreignait lorsqu’il pensait à sa mère. Il raconte qu’un jour, alors que sa grand-mère, absente, l’avait confié à la garde d’une jeune fille, à peine plus âgée que lui, il demanda à cette dernière à quel moment, selon elle, sa mère allait enfin revenir pour revoir son enfant. La jeune fille lui dit alors la vérité, sans ménagement : ta mère, lui dit elle, ne reviendra jamais, elle a refait sa vie ailleurs avec un autre homme. Lui, Buber, le philosophe de la rencontre et de la pensée dialogique, une pensée qui met l’accent sur l’échange et la rencontre, créera un terme allemand pour désigner une rencontre ratée, manquée, une rencontre qui n’aura jamais lieu, la sienne avec sa maman : de Begegnung il fera une Vergegnung, le préfixe Ver de ce terme connotant l’idée d’une perte, d’un manque, d’une absence.

    A treize ans, son père qui s’était remarié, vient le chercher pour le ramener à Vienne. L’adolescent en profite pour se réadapter à un milieu qu’il n’avait presque pas connu. Mais il n’oubliera jamais le berceau du hassidisme dans lequel il avait baigné durant ces années décisives. Polyglotte, ayant suivi une scolarité en polonais, mais parlant le haut allemand à la demande da grand mère bien aimée, il maitrisait aussi l’hébreu ancien, trois langues qui lui seront d’un grand secours lorsqu’il deviendra le meilleur connaisseur de la sensibilité hassidique d’Europe centrale et orientale. Il évoque dans ses souvenirs les mois d’été au cours desquels ses grands parents se retiraient dans leur maison de campagne, non loin de quelques communautés hassidiques avec lesquelles Salomon Buber entretenait des relations cordiales. Assister aux prières de ces hassidimes, voir de très près leur dévotion pour leur guide spirituel en lequel ils avaient une confiance absolue, permettra au Buber de la maturité de brosser une image vivante de ces piétistes juifs du XIXe siècle et du début du XXe.

    Comme le jeune Martin Buber était à l’abri du besoin, il partit étudier dans diverses universités suisses (à Zurich où il rencontrera sa future épouse Paula) allemandes (Berlin) et autrichiennes (Vienne principalement). Il consacrera sa thèse de doctorat à Nicolas de Cues et s’intéressera de très près à des mystiques allemands comme Jakob Böhme, le savetier de Görlitz. Sa grand-mère qui l’adorait, lui permit de passer plus d’une année dans les grandes villes italiennes marquées par la Renaissance, afin qu’il puisse tranquillement chercher et  trouver sa voie.

    Il ne visera plus une carrière de professeur d’université et préférera vivre de sa plume. Alors qu’il s’affranchissait largement de la tutelle de la tradition juive, si omniprésente dans le domicile du grand père érudit de Lemberg, le mouvement sioniste de Théodore Herzl attira sa attention. Malgré des relations orageuses avec l’auteur de l’Etat des Juifs (Judenstaat), il deviendra l rédacteur en chef de sa publication Die Welt et poursuivra ses activités journalistiques à la tête d’une autre publication au titre encore plus explicite, Der Jude.

    Mais il ne sera jamais un simple militant politique, asservi à la cause qu’il entendait défendre, il sera aussi un philosophe, un homme de lettres et écrira un ouvrage institué Je et Tu, publié en 1923 ; deux ans après l’œuvre majeure de son collègue et ami Franz Rosenzweig, L’étoile de la rédemption (1921). Il explique dans ce livre, traduit très vite en France avec une prestigieuse préface, que l’être ne vit et n’existe que par les autres et que notre moi est constitué par les autres. En ce sens, il influencera considérablement la philosophie d’Emmanuel Levinas qu’il rencontrera maintes fois à Paris après la fin de la guerre.

    Mais parallèlement à cette activité philosophique, basée sur le langage, la rencontre et le dialogue, Buber introduira des millions de lecteurs européens dans l’univers envoutant du hassidisme puisqu’il rendra de manière un peu romancée, la vie et l’activité des grands maîtres de ce mouvement piétiste du judaïsme d’Europe de l’est. Pour se rendre compte du succès remporté par Buber dans ce domaine, il suffit de fréquenter les gares allemandes dont les librairies présentent dans leurs rayons, en format de poche, les Légendes de Rabbi Nachman, Les légendes du Baalshemtov, Le chemin de l’homme selon le hassidisme, etc… Certes, son ancien élève Gershom Scholem, devenu un grand maître, lui reprochera son approche anhistorique, mais l’œuvre de Buber a pu s’imposer et a mis cette sensibilité mystique des XVIII-XIXe siècles à la portée de tous. Buber fut donc le propagateur du hassidisme qu’il sut incorporer er réintégrer à la culture non seulement européenne mais universelle.

    Même s’il n’a pas vraiment respecté les normes du commentaire historique en dépeignant la personnalité et l’activité du fondateur de la secte des hassidim du XIXe siècle, le légendaire Baalshemtov (le maitre du bon Nom divin), il comprendra que le secret de ce fin psychologue résidait dans sa connaissance intime du rapport des choses entre elles. Le second point fort de ce grand thaumaturge que fut le Baalshemtov consistait à faire absorber la magie par la religion. Il avait facilement identifié la crédulité de ses ouailles, mais au lieu de l’exploiter à des fins personnelles, il l’intégra à son système et la mit au service du sentiment religieux vécu par des hommes simples.

    Cette approche a profondément marqué le Buber de l’âge mur : il n’acceptera jamais que le contenu de la Révélation du Sinaï fût une législation. Et ceci transparaitra dans sa conception du judaïsme, aux antipodes de celle de son ami Rosenzweig qui opta pour le respect scrupuleux des commandements bibliques. Pour Buber, au contraire, la divinité va au devant des hommes, elle leur donne un enseignement éthique mais ne cherche pas à leur dicter sa loi. Il y a là un antinomisme qui rappelle un peu les épîtres de Saint Paul, même si Buber a adressé à la religion chrétienne des observations plutôt sévères.

    Le hasard faisant bien les choses, Buber aura rendez vous avec le destin avant sa cinquantième année : en 1925, un jeune éditeur chrétien de Heidelberg, Lambert Schneider, lui proposa de refaire une traduction allemande de la Bible hébraïque. Une version faite selon une sensibilité exégétique authentiquement juive. Buber accepta cette offre si généreuse et qui lui laissait toute latitude dans son travail ; il ne formula qu’une exigence, la possibilité d’œuvrer en partenariat avec Rosenzweig qui commençait à ressentir les premiers effets de la maladie (amyotrophie latérale) et qui l’avait désigné pour lui succéder à la chaire de philosophie et d’éthique du judaïsme à l’université de Francfort sur le Main.

    Les deux amis ne livreront pas une nouvelle version allemande de la Bible hébraïque, ils modifieront en profondeur la langue allemande pour la rendre compatible avec le lexique et la syntaxe hébraïques. A la mort de Rosenzweig le 10 décembre 1929, les deux amis avaient déjà publié plusieurs fascicules de leur traduction et abordaient la littérature prophétique.

    Mais ce qui retiendra le plus notre attention en ce cinquantenaire de la mort de Martin Buber le 12 juin 1965, ce sont ses idées politiques et son militantisme pour imposer un état binational où seraient regroupés Juifs et Arabes. Buber et quelques rares sionistes de gauche luttèrent sans relâche sans obtenir gain de cause. Même si Buber a fait preuve d’un esprit utopiste, il a fait une juste prophétie : un Etat juif ne jouira jamais d’une seule journée de paix totale, face à un monde arabo-musulman qui n’acceptera jamais d’oublier sa frustration.

    Mais en ces cérémonies du cinquantenaire, Buber est toujours respecté à défaut d’avoir été suivi.

     

    Maurice-Ruben HAYOUN

  • La misogynie des religieux

    Un 12 juin, il y a cinquante ans, à Jérusalem, l’âme de Martin Buber, philosophe, traducteur de la Bible avec Fr Rosenzweig, et éminent sioniste de gauche, s’envolait vers l’autre monde, après une vie bien remplie : né à Vienne en 1878 dans une famille presque entièrement assimilée de la bourgeoisie juive, il sera appelé à un brillant avenir, même si, à peine âgé de trois ans, sa mère quitte le domicile conjugal pour aller vivre avec son amant. L’enfant ne se remettra jamais de cette séparation et certains critiques vont jusqu’à dire que c’est dans cet événement tragique qu’il faut chercher la racine de son ouvrage majeur, Je et Tu

     Le jeune Martin est alors confié par son père à son grand père, le célèbre érudit traditionnel Salomon Buber qui s’est illustré dans l’édition de vieux textes exégétiques hébraïques. De cette épreuve à jamais traumatisante, l’enfant, devenu adulte fera une force : au cours de la décennie passée dans le foyer si chaleureux de ses grands parents, le jeune Martin grandira à l’ombre d’un couple aussi bienveillant qu’érudit. Le vieil homme enseignera à son petit fils l’amour des textes anciens , la satisfaction qu’on tire du travail bien fait et la sensibilité des hassidim qui vivaient tout près de Lemberg (Lvov), la capitale de la Galicie autrichienne. Mais la grand-mère exercera aussi une influence marquante sur l’enfant : elle choisira les grands classiques allemands qu’il lira dans leur version originale, dotant le jeune homme d’un style ciselé et d’une richesse terminologique impressionnante. Lorsqu’il évoquera ces années là à Lemberg chez ses grands parents, dans ses fragments autobiographiques, Buber dira qu’elles furent bénéfiques malgré le sentiment de solitude qui l’étreignait lorsqu’il pensait à sa mère. Il raconte qu’un jour, alors que sa grand-mère, absente, l’avait confié à la garde d’une jeune fille, à peine plus âgée que lui, il demanda à cette dernière à quel moment, selon elle, sa mère allait enfin revenir pour revoir son enfant. La jeune fille lui dit alors la vérité, sans ménagement : ta mère, lui dit elle, ne reviendra jamais, elle a refait sa vie ailleurs avec un autre homme. Lui, Buber, le philosophe de la rencontre et de la pensée dialogique, une pensée qui met l’accent sur l’échange et la rencontre, créera un terme allemand pour désigner une rencontre ratée, manquée, une rencontre qui n’aura jamais lieu, la sienne avec sa maman : de Begegnung il fera une Vergegnung, le préfixe Ver de ce terme connotant l’idée d’une perte, d’un manque, d’une absence.

    A treize ans, son père qui s’était remarié, vient le chercher pour le ramener à Vienne. L’adolescent en profite pour se réadapter à un milieu qu’il n’avait presque pas connu. Mais il n’oubliera jamais le berceau du hassidisme dans lequel il avait baigné durant ces années décisives. Polyglotte, ayant suivi une scolarité en polonais, mais parlant le haut allemand à la demande da grand mère bien aimée, il maitrisait aussi l’hébreu ancien, trois langues qui lui seront d’un grand secours lorsqu’il deviendra le meilleur connaisseur de la sensibilité hassidique d’Europe centrale et orientale. Il évoque dans ses souvenirs les mois d’été au cours desquels ses grands parents se retiraient dans leur maison de campagne, non loin de quelques communautés hassidiques avec lesquelles Salomon Buber entretenait des relations cordiales. Assister aux prières de ces hassidimes, voir de très près leur dévotion pour leur guide spirituel en lequel ils avaient une confiance absolue, permettra au Buber de la maturité de brosser une image vivante de ces piétistes juifs du XIXe siècle et du début du XXe.

    Comme le jeune Martin Buber était à l’abri du besoin, il partit étudier dans diverses universités suisses (à Zurich où il rencontrera sa future épouse Paula) allemandes (Berlin) et autrichiennes (Vienne principalement). Il consacrera sa thèse de doctorat à Nicolas de Cues et s’intéressera de très près à des mystiques allemands comme Jakob Böhme, le savetier de Görlitz. Sa grand-mère qui l’adorait, lui permit de passer plus d’une année dans les grandes villes italiennes marquées par la Renaissance, afin qu’il puisse tranquillement chercher et  trouver sa voie.

    Il ne visera plus une carrière de professeur d’université et préférera vivre de sa plume. Alors qu’il s’affranchissait largement de la tutelle de la tradition juive, si omniprésente dans le domicile du grand père érudit de Lemberg, le mouvement sioniste de Théodore Herzl attira sa attention. Malgré des relations orageuses avec l’auteur de l’Etat des Juifs (Judenstaat), il deviendra l rédacteur en chef de sa publication Die Welt et poursuivra ses activités journalistiques à la tête d’une autre publication au titre encore plus explicite, Der Jude.

    Mais il ne sera jamais un simple militant politique, asservi à la cause qu’il entendait défendre, il sera aussi un philosophe, un homme de lettres et écrira un ouvrage institué Je et Tu, publié en 1923 ; deux ans après l’œuvre majeure de son collègue et ami Franz Rosenzweig, L’étoile de la rédemption (1921). Il explique dans ce livre, traduit très vite en France avec une prestigieuse préface, que l’être ne vit et n’existe que par les autres et que notre moi est constitué par les autres. En ce sens, il influencera considérablement la philosophie d’Emmanuel Levinas qu’il rencontrera maintes fois à Paris après la fin de la guerre.

    Mais parallèlement à cette activité philosophique, basée sur le langage, la rencontre et le dialogue, Buber introduira des millions de lecteurs européens dans l’univers envoutant du hassidisme puisqu’il rendra de manière un peu romancée, la vie et l’activité des grands maîtres de ce mouvement piétiste du judaïsme d’Europe de l’est. Pour se rendre compte du succès remporté par Buber dans ce domaine, il suffit de fréquenter les gares allemandes dont les librairies présentent dans leurs rayons, en format de poche, les Légendes de Rabbi Nachman, Les légendes du Baalshemtov, Le chemin de l’homme selon le hassidisme, etc… Certes, son ancien élève Gershom Scholem, devenu un grand maître, lui reprochera son approche anhistorique, mais l’œuvre de Buber a pu s’imposer et a mis cette sensibilité mystique des XVIII-XIXe siècles à la portée de tous. Buber fut donc le propagateur du hassidisme qu’il sut incorporer er réintégrer à la culture non seulement européenne mais universelle.

    Même s’il n’a pas vraiment respecté les normes du commentaire historique en dépeignant la personnalité et l’activité du fondateur de la secte des hassidim du XIXe siècle, le légendaire Baalshemtov (le maitre du bon Nom divin), il comprendra que le secret de ce fin psychologue résidait dans sa connaissance intime du rapport des choses entre elles. Le second point fort de ce grand thaumaturge que fut le Baalshemtov consistait à faire absorber la magie par la religion. Il avait facilement identifié la crédulité de ses ouailles, mais au lieu de l’exploiter à des fins personnelles, il l’intégra à son système et la mit au service du sentiment religieux vécu par des hommes simples.

    Cette approche a profondément marqué le Buber de l’âge mur : il n’acceptera jamais que le contenu de la Révélation du Sinaï fût une législation. Et ceci transparaitra dans sa conception du judaïsme, aux antipodes de celle de son ami Rosenzweig qui opta pour le respect scrupuleux des commandements bibliques. Pour Buber, au contraire, la divinité va au devant des hommes, elle leur donne un enseignement éthique mais ne cherche pas à leur dicter sa loi. Il y a là un antinomisme qui rappelle un peu les épîtres de Saint Paul, même si Buber a adressé à la religion chrétienne des observations plutôt sévères.

    Le hasard faisant bien les choses, Buber aura rendez vous avec le destin avant sa cinquantième année : en 1925, un jeune éditeur chrétien de Heidelberg, Lambert Schneider, lui proposa de refaire une traduction allemande de la Bible hébraïque. Une version faite selon une sensibilité exégétique authentiquement juive. Buber accepta cette offre si généreuse et qui lui laissait toute latitude dans son travail ; il ne formula qu’une exigence, la possibilité d’œuvrer en partenariat avec Rosenzweig qui commençait à ressentir les premiers effets de la maladie (amyotrophie latérale) et qui l’avait désigné pour lui succéder à la chaire de philosophie et d’éthique du judaïsme à l’université de Francfort sur le Main.

    Les deux amis ne livreront pas une nouvelle version allemande de la Bible hébraïque, ils modifieront en profondeur la langue allemande pour la rendre compatible avec le lexique et la syntaxe hébraïques. A la mort de Rosenzweig le 10 décembre 1929, les deux amis avaient déjà publié plusieurs fascicules de leur traduction et abordaient la littérature prophétique.

    Mais ce qui retiendra le plus notre attention en ce cinquantenaire de la mort de Martin Buber le 12 juin 1965, ce sont ses idées politiques et son militantisme pour imposer un état binational où seraient regroupés Juifs et Arabes. Buber et quelques rares sionistes de gauche luttèrent sans relâche sans obtenir gain de cause. Même si Buber a fait preuve d’un esprit utopiste, il a fait une juste prophétie : un Etat juif ne jouira jamais d’une seule journée de paix totale, face à un monde arabo-musulman qui n’acceptera jamais d’oublier sa frustration.

    Mais en ces cérémonies du cinquantenaire, Buber est toujours respecté à défaut d’avoir été suivi.

     

    Maurice-Ruben HAYOUN