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Philo - Page 7

  • Le programme Kalima (parole) d'Abu Dhabi

     

        C'est très bien de constater qu'un émirat pétrolier du Golfe, croulant sous les pétrodollars, se lance de manière réfléchie dans cette grande aventure culturelle qui consiste à emprunter des œuvres d'art aux grands pays européens et de lancer le programme ambitieux kalima.

        De quoi s'agit-il? L'émirat veut traduire chaque année près de 100 œuvres de la littérature et de la philosophie occidentale en langue arabe.

      C'est peut-être le meilleur fortifiant du dialogue des cultures qui peine à s'engager: je rappelle à ce sujet que Monsieur Barroso, aidé de son conseiller spécial le professeur Dusan Sidjansky de Genève, vient d'éditer un volume d'actes d'un colloque tenu à Lisbonne en 2004 sur le dialogue des cultures. (Bruxelles, Bruylant, 2007; collection du Centre Européen de la Culture)

      Si cela continue, cette politique d'ouverture culturelle pénétrera enfin le monde arabo-musulman qui menace de sombrer dans une regrettable autarcie intellectuelle…  100 ouvrages chaque année, cela représente mille livres en une décennie, mille ouvrages qui trouveront leur chemin, depuis le petit émirat, jusque dans la plupart des pays du monde arabe.

     Une entreprise à encourager et à suivre…

     

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  • Les Lumières de Cordoue à Berlin

     

      A l’occasion de la parution en livre de poche (Pocket, Agora, janvier 2008) du premier volume des Lumières de Cordoue à Berlin : une histoire intellectuelle du judaïsme, j’ai rédigé une nouvelle introduction  qui élargit la perspective. C’est cette introduction nouvelle que je mets aujourd’hui en ligne. Bonne lecture.


    Identité juive et culture européenne

        Il est une figure incontournable dans l’histoire intellectuelle du judaïsme, tant en France où il naquit, qu’en Europe et que dans l’ensemble du monde juif, c’est assurément rabbi Salomon ben Isaac (22.02.1040 – 13.07. 1105),grande personnalité emblématique de l’exégèse juive traditionnelle et véritable archétype du commentateur biblique. Nous ne l’avions pas intégré initialement dans ce volume en raison de sa non-appartenance à l’univers strictement philosophique.
     Mais son importance dans l’histoire de l’exégèse st si grande qu’il est rentré dans l’histoire du peuple juif sous l’anagramme de RaSH“I ( rabbi shelomo Itshaqi) et que certains, mus par le désir de lui rendre le vibrant hommage qu’il mérite, lisent cet anagramme de la façon suivante, rabban shél Israël : le maître ou l’instituteur d’Israël. Un peu comme Homère fut l’instituteur de la Grèce… Certes, Rashi ne fut pas, comme on va le voir, un expert en philosophie ni un commentateur biblique recourant fréquemment comme le fit Moïse Maimonide (1138-1204) à l’interprétation allégorique des Ecritures, ni à l’exégèse non-littérale de la Bible et du Talmud. Mais comme il surpasse les rares commentateurs traditionnels qui eurent le grand privilège de voir leurs gloses encadrer le texte biblique dans les Bibles rabbiniques (biblia rabbinica, en hébreu miqra’ot gedolot), on peut dire qu’il fait partie intégrante du système éducatif juif tant ancien que moderne.  Héritier d’une vénérable tradition exégétique ancestrale qu’il alla recueillir de la bouche de ses maîtres dans la ville de Worms (où un établissement, conservé à ce jour et nommé la Raschischule,  a été restauré par la municipalité), cet esprit juif authentiquement encyclopédique nous fournit des explications qu’il veut littérales, c’est-à-dire sans se contenter de recopier servilement les gloses des anciens docteurs du talmud et du midrash.
        Rashi occupe donc une place centrale dans la formation religieuse du juif d’Europe depuis le Moyen Age jusqu’à nos jours
    Natif de Troyes en Champagne qu’il quitta momentanément pour  étudier dans les communautés juives de la vallée du Rhin (Worms, Spire et Mayence), jadis unies pour former un important centre religieux et culturel rhénan, il suivit l’enseignement des disciples d’un grand sage de l’époque, Rabbénu Gershom de Mayence. Ce sage, qui prit peu avant la première croisade une mesure interdisant la polygamie chez les juifs d’Europe, est appelé mé’or ha-gola, c’est-à-dire le luminaire de l’exil.
     A Worms, les années de formation de Rashi durent environ 7 ans ; revenu chez lui, dans sa bonne ville de Troyes à l’âge de 25 ans, il y fonde une académie talmudique qu’il animera jusqu’à sa mort. Coopté au sein du tribunal rabbinique local, il dirigera cette cour de justice à la mort de son précédent président, rabbi  Zérah ben Abraham. Curieusement, cet éminent rabbin n’eut pas de descendance mâle mais il sut former ses futurs gendres dans sa grande académie talmudique. Il eut trois filles : Myriam, Yochébéd et Rachel. Son petit-fils, le célèbre rabbénu Tam se fit un nom dans le sillage de son grand père auquel il apporte parfois (mais toujours très respectueusement) la contradiction. Ce qui montre que la tradition du Magister dixit n’avait pas cours dans l’école de Rashi… et qu’il ne suivit pas l’habitude que Goethe critiquera dans son Faust, «jurer sur la parole du maître» (auf des Meisters Wort schwören). Ceci ne saurait nous étonner : tout en ayant une sensibilité humaine développée, ce qui se vérifie dans les élégies qu’il rédigea à l’occasion du meurtre par les croisés des trois fils de son maître rabbi Isaac ben Eliézer ha-Lévi, Rashi ne souffle mot dans ses commentaires bibliques des croisades qui avaient pourtant commencé dès 1096… Ce n’est ni un oubli ni un défaut d’information mais probablement la réaction d’un esprit rassis, sachant confiner son émotivité dans un espace plutôt restreint et s’en remettant toujours à la justice divine.
    L’organisation communautaire des juifs dans le royaume de France était, du temps de Rashi, assez embryonnaire. Mais Rashi semblait mener une vie plutôt normale puisqu’à côtés de son académie talmudique et de ses activités exégétiques, il était vigneron de son état. Pratiquant le dialecte champenois de son temps, il traduit maintes fois des vocables hébraïques en langue vernaculaire qu’il translittère sans peine. Ce qui en fait une grande figure de la mémoire judéo-française.
    On connaît Rashi comme commentateur biblique, il ne faut pas oublier que ses gloses sur le Talmud, véritable depositorium du penser et du vécu juifs, sont tout aussi indispensables. C’est d’ailleurs dans son sillage que les Tossafistes du Nord de la France, livrèrent les matériaux de ce que l’on peut nommer le «Talmud de France». Il s’agit de gloses tardives visant à combler certaines lacunes, omises ou inaperçues par des commentateurs talmudiques plus anciens.
    Comme toute activité religieuse ou culturelle juive au sein de l’Europe médiévale, l’exégèse de Rashi se développe sur un arrière-plan polémique avec les chrétiens qui déployaient alors une grande vigueur religieuse et un violent zèle convertisseur. Joseph Quara, contemporain plus jeune de Rashi, laisse percer à la fois sa crainte et soin admiration secrète  pour la vitalité de l’exégèse chrétienne de son temps : «Quoique mon esprit enregistre leurs paroles  et que dans mon cœur une flamme ardente m’attire imperceptiblement vers eux,  malgré tout cela , mon attachement et ma fidélité à la Tora de Dieu est mon seul bien.» Rashi, dans son commentaire du Cantique des Cantiques, poème d’amour sacralisé par les soins de rabbi Aqiba sous la forme d’une véritable unio mystica,  est encore plus clair. Il résume les efforts exégétiques que les juifs de son temps devaient déployer sans relâche pour résister aux pressions exercées par  un environnement chrétien assez implacable: «Dieu s’adresse ainsi à la synagogue: Prouve la vérité de mes paroles et ne sois pas séduite par les nations ; que les hommes bons et intelligents  d’entre les tiens soient fermes dans leur foi afin de servir d’exemple aux plus jeunes.»
    Comment s’explique le succès de l’exégèse de Rashi ? Il tient, semble-t-il, en quatre mots : Lucidité, intelligence, sobriété et concision. Avant lui, la bibliothèque juive traditionnelle était, certes, peu étoffée mais guère inexistante. On disposait, pour ce qui est du talmud, des commentaires de Hananél et de son cousin Nissim de Kiarouaon, sans omettre les glose d’Isaac al-Fassi. Il y avait aussi l’indispensable dictionnaire, l’Aroukh, de Nathan ben Yéhiel de Rome. Mais aucun d’entre eux n’a connu l’insigne honneur de figurer dans la dénomination de l’érudit traditionnel accompli et qui se dit le GuéFaT. Cet heureux homme doit maîtriser  la Guémara (partie interprétative du talmud) le Pérush Rashi (les gloses de Rashi) et les Tossafot… Rashi  s’est vu attribué un alphabet cursif propre, nommé le ketav Rashi (l’écriture de Rashi), lui qui fut le premier à écrire un commentaire talmudique intégral, sans répétition ni paraphrase, sans omissions, introduisant une ponctuation là où elle faisait défaut, identifiant les questions (c’est-à-dire des interrogations) et des évidences pour ce qu’elles sont. Son œuvre est un vrai commentaire raisonné. Parfois, il amende un texte talmudique dont l’intitulé a été troublé ou qui n’est pas clair. Quelle fut la forme originelle de toute cette masse de commentaires ? Il n’est pas impossible qu’il s’agisse des retombées de ses cours, les commentaires biblique et talmudiques seraient alors la mise au propre, la consignation par écrit des réponses faites aux étudiants qui effectuaient leur apprentissage sous la direction du maître… Les réponses aux questions constituent la substance des commentaires. La modestie et la probité intellectuelle de Rashi le conduisent à marquer maintes fois sa différence en disant, par exemple, je ne lis pas cette leçon, mais une autre, tout en citant les auteurs qui ne pensaient pas comme lui et se contentaient de la leçon existante.
    On a expliqué supra à quoi tient, selon nous, le succès de l’exégèse de Rashi. Il faut aussi dire un mot de sa pérennité. Tout en étant le produit achevé de l’exégèse traditionnelle, Rashi a jeté son dévolu sur l’exégèse littérale, c’est-à-dire en hébreu, le pshat. Il a donc mis à l’honneur le pshat ou sens obvie contre le derash, l’explication homilétique. Mais cela ne suffirait pas à qualifier son exégèse de philologique, au sens que nous donnons aujourd’hui à ce terme. Disons qu’il restreint le recours au midrash et à l’exégèse homilétique en général. Nous avons affaire à un auteur qui remanie, résume et abrège les passages midrashiques, sans les bannir totalement. Parfois, quand une bonne intelligence du texte l’exige, Rashi n’hésite pas à introduire une certaine forme d’harmonisation, ce qu’il nomme en hébreu le-yashev et ha-qéta’. On demeure, cependant, très loin, de l’exégèse allégorique qui était alors très en vogue dans les milieux chrétiens avant de connaître un usage plus libre dans le Guide des égarés de Moïse Maimonide. Rashi reprend souvent l’adage traditionnel qui stipule qu’aucune référence scripturaire ne saurait être dépouillée de son sens littéral (eyn miqra yotsé midé peshuto)
    Les sources de Rashi sont exclusivement juives ou hébraïques, on chercherait vainement chez lui des traces de philosophie gréco-musulmanes ou scolastiques. Ce commentateur a contribué à populariser certains principes exégétiques en vogue dans le talmud. Constatant certaines incohérences chronologiques au sein des récits bibliques, comme le firent, bien avant lui, les docteurs des Ecritures durant l’Antiquité, il reprit dans ses propres commentaires les principes que ces derniers avaient édictés afin de faire pièce  aux critiques et sauver le texte traditionnel. Le traité Sanhédrin (fol. 49b) du talmud de Babylone énonce qu’il n’existe pas d’antériorité ni de postériorité dans la Bible (Eyn muqdam we-eyn me’ujar ba-Tora). Un principe à manier avec précaution car si la Bible n’est pas, à proprement parler, un livre d’histoire, les événements qui y sont narrés n’en demeurent pas moins historiques. Il ne faut pas y chercher, cependant, des événements relatés avec tous les soins que requérraient une historiographie digne d’Hérodote ou de ses disciples…
    Dans le système éducatif juif ancien, cet enseignant, cet éducateur et ce pédagogue que fut tout à la fois Rashi, a opéré une sorte de révolution copernicienne : s’inspirant d’un illustre devancier, Onqelos, l’auteur du Targoum, la paraphrase araméenne du Pentateuque, Rashi a accordé, au sein de son exégèse, une place non négligeable au dialecte champenois de la seconde moitié du XIIe siècle ; selon Arsène Darmsteter, ces la’azim (mots d’emprunt) se montent à trois mille cinq cents dans le commentaire talmudique et à environ trois cent cinquante dans les gloses bibliques…  Dans le commentaire de Nombres 13 ;30 il est dit que Caleb ft taire le peuple (en hébreu wa-yahas) Rashi  dit CHUT ! Or Le Thesaurus de la langue française fait remonter au XVIe siècle la première attestation de cette interjection qui se trouve en fait chez Rashi dès… le XIIe siècle. 
    Un tel génie ne peut avoir été le fruit d’une génération spontanée. Outre ses maîtres de Worms et de Mayence, Rashi cite quelques sources où il a puisé son immense savoir : Sabbataï Donolo, médecin et astronome juif du Xe siècle est cité dans les commentaires des traités talmudiques Erubin (fol. 56a) et Betsa (fol. 33a). Il évoque aussi sa dette envers des commentateurs et lexicographes comme Moïse ha-Darshan de Narbonne, Menahem ibn Helbo, Menahem ben Saruk  et Dunash ibn Labrat…
    Ainsi que nous le laissions entendre au commencement de ces lignes, l’influence de ce commentateur juif archétypal se fit sentir partout et tout d’abord dans le royaume de France, à Paris, à Sens, à Dampierre et bien entendu à Troyes. On compte pas moins de deux cents super-commentaires  de Rashi ; par exemple le Gur Aryé de  rabbi Juda Lœw, (le célèbre Maharal de Prague), et les Yeri’ot Shlomo de rabbi Salomon Louria. Toutefois, Maimonide, plus porté sur l’exégèse allégorique et le commentaire philosophique des Ecritures, ne le cita point. Il est vrai que le grand philosophe de Cordoue était l’héritier des grands lexicographes judéo-arabes d’Espagne, ce qui le dispensait, si l’on dire, des travaux de Rashi… Cette influence bénéficia de puissants relais vivants que furent les gendres de Rashi et son petit-fils, déjà mentionné supra, rabbénu Tam. Enfin, le monde chrétien n’ignora pas l’héritage de Rashi puisque Nicolas de Lyre le cite dans ses Postillae perpetuae. On sait l’influence que cet auteur exerça lui-même sur Luther.
    Mais l’invention de l’imprimerie qui conféra à Rashi l’importance et la place qu’il mérite. Lorsque Daniel Bomberg fit imprimer à Venise la Biblia rabbinica, les commentaires de Rashi figuraient en marge intérieure e t ceux des Tossafot en marge extérieure.  Moins de deux siècles plus tard, le monde chrétien put avoir un accès direct aux commentaires e Rashi grâce à la traduction latine qu’en procura  Johann Friedrich Breithaupt (1710-14). Mais déjà les humanistes chrétiens de la Renaissance avaient été très intrigués par une personnalité à laquelle leurs interlocuteurs juifs se référaient sans cesse…
    Même le siècle des Lumières ainsi que les débuts de l’Emancipation des juifs d’Europe ne parvinrent pas à détrôner Rashi dans le cœur et l’esprit des juifs. Bien au contraire, les coryphées de la science du judaïsme le mirent à l’honneur et le père fondateur du mouvement, Léopold Zunz lui consacrera toute une étude en 1823 . Quant à Abraham Geiger, le tenant de la branche libérale du judaïsme allemand, il s’intéressera fortement à l’école exégétique de la France dont Rashi fut justement le fondateur. Lorsque Lazarus Goldschmidt traduisit le Talmud de Babylone en langue allemande, il optera constamment pour les solutions préconisées par Rashi chaque fois qu’il sera confronté à une incertitude lexicale ou linguistique.
    Pour finir, Rashi incarne une symbiose aussi bonne que possible entre l’identité juive et la culture européenne. Il fut l’un des père de l’exégèse biblique en Europe puisque même un homme comme Baruch Spinoza commença, à l’âge de l’enfance, ses lectures bibliques, assisté de cet indispensable accompagnateur. Cet homme n’a pas mené une vie d’ermite replié sur lui-même et sa religion, il a permis de conserver dans notre mémoire des strates fort anciennes du vieux français et notamment du dialecte champenois de la seconde partie du XIIe siècle, montrant par là qu’il vivait vraiment dans un environnement linguistique et culturel.


    Ce premier volume des Lumières de Cordoue à Berlin fait la part belle à une autre personnalité du judaïsme médiéval, Moïse Maimonide, qui savait tout sur l’Aristote de la tradition gréco-musulmane de son temps mais ignorait tout de Rashi… Que pouvons-nous retenir aujourd’hui de la pensée et de Maimonide, mort  il y a huit cent huit ans? En quoi son approche philosophique de la religion, véritable ancêtre des Lumières de notre époque, peut-elle nous intéresser aujourd’hui ? Par sa vocation mai aussi par son destin, cet homme fut un précurseur du dialogue des cultures.
     Né en 1138 à Cordoue (Andalousie), réfugié avec sa famille à Fes vers 1165 à la suite de l’invasion de la secte des fanatiques almohades, établi jusqu’à sa mort en 1204 dans le vieux Caire (Fostat) où il achèvera son œuvre philosophique et théologique, Moïse Maimonide incarne ce qu’était une vie juive dans l’Europe médiévale. Malgré les persécutions et des brimades de toutes sortes, ce médecin-philosophe-théologien, pur produit de la culture judéo-arabe, a su pratiquer, par sa vie et son œuvre, un dialogue interculturel et interreligieux.
    Contemporain des Croisades, ce courageux réformateur du judaïsme de son temps eut un destin exceptionnel puisque son approche du judaïsme, dénuée de préjugés et de complaisance, a généré son œuvre philosophique majeure, le Guide des égarés dont les penseurs musulmans et chrétiens ultérieurs s’inspirèrent. C’est à l’âge de la grande maturité, moins de dix ans avant sa disparition, qu’il mit une touche finale à cette œuvre écrite en langue arabe avec des caractères hébraïques.
    Comment qualifier la vocation et la personnalité de ce Juif des Lumières que fut Maimonide ? En soulignant sa volonté d’éclairer la foi par la raison et de donner une exégèse spirituelle des Ecritures. Et en effet, le Guide des égarés se livre, page après page, à une relecture des traditions religieuses. Son auteur, né juif mais nourri de lettres arabes et de philosophie gréco-musulmane, fut contraint d’abandonner son Andalousie natale et d’émigrer en Egypte. Sa vie durant, il sera à l’intersection de trois cultures : ce juif pensait dans des catégories grecques, écrivait ses œuvres en arabe et priait en hébreu. Au sein du judaïsme médiéval, c’était la règle et non point l’exception. On peut donc légitimement parler d’un dialogue des cultures avant la lettre puisque, comme son contemporain musulman plus âgé Averroès et à l’instar de ses devanciers Al-Farabi, Avicenne, Avicenne et Ibn Tufayl,  Maimonide fut un représentant juif de l’esprit grec. Ceci n’impliquait nullement le moindre affaiblissement de son identité juive, mais renforçait plutôt la dimension universelle de son judaïsme
    Peut-on vraiment parler de cultures au pluriel, ne s’agit-il pas, en réalité, d’un fonds commun à l’humanité dans son ensemble mais qui se décline différemment suivant les latitudes et les mentalités ? Il existe une culture universelle, comme il existe une philosophie générale, une pensée humaine. Une Culture universelle englobant toutes les autres et dont les idéaux se résument en deux points : penser le vrai et faire le bien.
    La religion, l’appartenance religieuse, font-elle partie de la Culture ? Est-ce que la religion juive, par exemple, constitue une partie de la culture juive ? Maimonide ne scindait pas cette réalité protéiforme qu’est le judaïsme en des catégories distinctes, même s’il admettait la classification des sciences de son temps : la grammaire, les mathématiques, la logique, la physique, la métaphysique et l’éthique. A ses yeux, les seuls problèmes qui comptaient étaient celui de l’être et de la vérité, laquelle n’est l’apanage exclusif d’aucune nation. Chaque culture ou forme de culture génère une tradition, le plus souvent de nature ou d’origine religieuse qui sert de depositorium, de réservoir à ses croyances, à son passé et à sa vision de l’univers.
    Un point mérite, cependant, d’être relevé : comment les adeptes de ces religions monothéistes que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam, peuvent-ils dialoguer avec les Grecs, découvreurs de la philosophie et adeptes du polythéisme ? Et pourtant, ce fut le pari qui fut largement tenu par toute la tradition philosophique gréco-musulmane
    Examinons succinctement comment Maimonide a préconisé ce dialogue entre son propre judaïsme philosophique d’une part et  l’hellénisme, l’Islam et le christianisme d’autre part. Le point de départ de la spéculation maimonidienne est le suivant : face au désarroi que ressent l’homme religieux, fidèle à sa tradition mais aussi adepte de la recherche philosophique, il convient de donner aux égarés un guide. D’où le titre du livre. Mais au lieu de pratiquer l’autarcie intellectuelle et morale, Maimonide se tourne vers une pensée polythéiste, certes, mais bien armée au plan intellectuel. Aux Grecs, il emprunte l’instrument syllogistique et aux Arabes rien moins que la méthode d’interprétation allégorique de la Bible. Ce qui témoigne de son ouverture d’esprit.
    Un dialogue entre des croyances ou des systèmes différents présuppose que l’on  s’affranchisse de tout fondamentalisme et que l’on bannisse l’exclusivisme religieux. La reformulation philosophique de la religion juive par l’auteur du Guide des égarés allait dans ce sens et constituait un bon point de départ.
    Un judaïsme ouvert, conscient des valeurs qu’il incarne mais aussi désireux de s’ouvrir et de pratiquer une exégèse du dialogue. Un judaïsme qui ne réduit pas la portée du Verbe et de la révélation de Dieu à sa seule portée ou convenance. Un judaïsme qui s’occupe autant de ses adeptes que de l’écrasante majorité de l’humanité. Un judaïsme, enfin, instruit de l’exacte nature de son essence et capable de séparer l’essentiel de l’accessoire, le transitoire du permanent.
    Maimonide a pu montrer qu’au-delà de la pratique religieuse simple il y a un univers qui s’ouvre au regard de ceux qui savent interroger correctement le Verbe divin. Le rapprochement entre deux univers, monothéiste et païen, ne pouvait manquer d’être fécond. Maimonide découvre alors des affinités idéologiques entre l’univers de la Physique aristotélicienne et celui de l’origine biblique de l’univers d’une part, entre  la Métaphysique et  la vision du char d’Ezéchiel, d’autre part. A elle seule, cette équivalence établit une passerelle entre deux formes de pensées condamnées, jusqu’à Maimonide, à se tourner le dos. Or, sans le legs spirituel de l’hellénisme, nous n’aurions pas eu de philosophie ni de théologie médiévale,  qu’elle fût juive, chrétienne et/ou musulmane. Et sans cette Renaissance médiévale, ces Lumières de Cordoue n’auraient pas précédé l’Aufklärung de Berlin, ni ne leur auraient ouvert la voie.
    Quels sont les emprunts de Maimonide à l’Islam qu’il connaissait bien mieux que le christianisme ?  Juif né en terre musulmane, Maimonide appartient à l’univers socio-culturel et linguistique de l’islam puisque son apprentissage philosophique s’est fait en langue arabe, auprès de penseurs arabes et sur des textes gréco-arabes. Mais pour préserver son intégrité religieuse et son essence profonde, Maimonide n’a pas abandonné son identité juive tout en souhaitant l’enrichir au contact d’autres cultures
    Comment définir la personnalité profonde de Moïse Maimonide? Ce fut un homme doté d’une intelligence prismatique et d’un cœur analytique qui cherchait avant tout à mettre sa conscience en accord avec sa raison.  Sa préoccupation au plan religieux lui ordonnait de voir dans le judaïsme une altérité d’ordre éthique plus que d’ordre rituel. Pour lui, l’homme peut avoir une religion qui ne se confond pas nécessairement avec une exigence dogmatique. La notion d’alliance suffit à remplir cette condition. La question religieuse, la question perpétuelle, celle des premiers principes, était à ses yeux identique à celle des fins dernières : sous ce qui apparaît et fuit de la religion, saisissons-nous ce qui constitue son essence et demeure ? Et cet absolu, quelles lueurs répand-il sur l’obscurité de nos existences ? La fibre de la doctrine de Maimonide était que Dieu sort comme une conclusion nécessaire de termes enchaînés d’un syllogisme. Et l’important est de faire sentir Dieu dans le monde et dans l’homme. Ce dernier étant un animal social, les qualités du Sage sont donc nécessaires au dirigeant politique.  Le problème qui s’était posé à lui  était le suivant : comment tenir la mesure exacte entre la judéité et la modernité de son temps?
        Les fruits de ce dialogue existent même si l’on a quelque peine à les entrevoir aujourd’hui : Le recul de l’intolérance, la suppression du fanatisme, la disparition de l’exclusivisme religieux et enfin l’instauration  de la paix des consciences. L’émergence d’une culture universelle unifiée, qui s’adresse à tous, en respectant les différences de leurs traditions religieuses. Au fond, le dialogue des cultures insiste sur la fraternité naturelle des hommes et la proximité de leurs aspirations culturelles.


            Même si, comme le le lira dans les pages suivantes, l’héritage culturel de Maimonide a prospéré dans les trois religions monothéistes, le terreau sur lequel la plante maimonidienne a poussé était de nature gréco-musulmane… Mais si les Grecs faisaient figure de lointains précurseurs, présents au XIIe siècle par leurs seuls écrits, les musulmans étaient réellement  (et physiquement) présents… Et Maimonide eut à en souffrir. Ce n’est pas l’exotisme de l’Orient qui poussa la famille Maimon à quitter son Andalousie natale pour se réfugier d’abord à Fès en Afrique du Nord et, par la suite, en Egypte. La cause directe de cet exil fut le fanatisme exacerbé des musulmans almohades, Il faut donc regarder de plus près cette religion des élites qui a pris naissance dans cette terre bénie d’Andalousie, mais qui ne peut dissimuler l’état desprit de la majorité des populations de l’époque… L’idylle a, certes, existé, mais elle ne parvient pas, à elle seule, à se substituer à la réalité dans son ensemble. Le monde islamique a pu donner naissance à une très brillante lignée de philosophes qui va d’al-Kindi à Averroès en passant par al-Farabi, Avicenne, Ibn Badja (l’Avempace des Latins) et ibn Tufayl (l’Abou Baker des Latins)… On peut même y adjoindre le théologien Abuhamid Al-Ghazali (mort en 1111) qui, tout en décochant de flèches contre la spéculation philosophique, n’en avait pas moins étudié assidûment la matière de ses adversaires. Pourquoi donc le monde musulman a-t-il, peu après cette apothéose, sombré dans une décadence que tous s’accordent à juger regrettable ?
                Oui, que s’est-il vraiment passé au cours de l’Histoire, ancienne ou plus récente, pour qu’un certain Islam se réveille avec une violence  inouïe et qu’il se mue en ennemi implacable d’un Occident lequel incarne à ses yeux, à tort ou à raison, la cause de tous ses maux ? C’est, en fait, la question principale que se pose l’un des plus brillants orientalistes et islamologues de notre temps, Bernard Lewis, dans un  nouveau livre traduit en français.
            Dans une introduction assez étendue l’auteur souligne que «pendant des siècles, le monde islamique a été à la pointe du progrès et de la culture.» En réalité, les choses sont un peu plus complexes : ce ne fut pas le monde islamique dans son ensemble, mais ses élites (coupées du reste du peuple) qui incarnèrent l’esprit critique et l’intelligente innovante. Spécialiste incontesté de l’empire ottoman, Bernard Lewis a parfois tendance à accorder la plus grande importance à cette aire géographique et culturelle au détriment des autres représentants de l’Islam (par exemple les Arabes et les Iraniens). Mais ce choix se justifie aussi pleinement puisque seule la puissance turque a pu se rapprocher dangereusement du cœur de l’Europe  (la ville de Vienne) après avoir conquis l’ancienne Constantinople en 1453. S’ils avaient su tirer profit des avancées scientifiques et du système politique de l’Occident chrétien, les autorités turques auraient vraiment pu ne laisser aux peuples non-musulmans que le choix entre les deux termes de l’alternative suivante : soit être absorbée dans l’Empire soit se convertir à l’Islam… Cette irrésistible ascension, en apparence, du moins, s’enraya et le véritable essor de l’Europe chrétienne  s’imposa aux yeux de tous. Ce que note B. Lewis en  page 13 : « Et puis, soudain, le rapport s’inversa. Avant même la Renaissance, les Européens se mirent à faire de sérieux progrès dans les arts et la culture. Avec la Renaissance, ils accomplirent de grands bonds en avant, laissant loin derrière eux l’héritage scientifique, technique, et même culturel  du monde musulman.»
            Il semble que l’année 1684 marque un tournant : les armes turques cessèrent d’être décisivement victorieuses face à une chrétienté devenue plus combative et enfin consciente de la menace qui pesait sur elle au cœur même du vieux continent. Mais B. Lewis note finement que ces sérieux revers militaires eurent au moins l’avantage d’imposer à l’esprit turc l’art de la médiation, de la diplomatie et de la négociation.
        Dans le premier chapitre justement intitulé  Les leçons du champ de bataille, l’auteur s’interroge sur deux attitudes révélatrices de la mentalité musulmane dans ses relations avec les autres cultures et/ ou religions :  était-il licite pour des musulmans de se mettre à l’école de non-musulmans, c’est-à-dire d’infidèles ? Et pouvait-on, dans certains cas, s’allier avec des «infidèles» afin de combattre d’autres «infidèles» ? Pour l’Islam victorieux la nécessité de repousser les anciens adversaire aussi sur les plans doctrinal et religieux s’est très vite fait sentir. Mais la puissance turque, pas moins que les autres Etats musulmans, ne fut guère épargnée par la tentation fondamentaliste, c’est-à-dire,  dans ce cas précis, un retour biaisé aux sources : contemplant les ruines encore fumantes de ses troupes terrestres ou l’anéantissement de sa flotte par les forces chrétiennes, les autorités turques se dirent que «la source de tous ces maux tenait au fait qu’on s’était écarté des bonnes vieilles traditions musulmanes et ottomanes, auxquelles il convenait à présent de faire retour.» Au fondement même de ces explications gît le principe du repli et de la crispation identitaires face aux défis d’un monde qu’on ne maîtrise plus. Ceci explique aussi le choc des cultures et l’affrontement des civilisations. B. Lewis montre bien que cet affrontement n’est pas inéluctable pour peu que les cultures soient conscientes des valeurs qu’elles partagent et incarnent, chacune à sa manière.
        Apparemment  -et ceci est le second thème majeur du livre-  le mépris séculaire des Turcs pour les infidèles interdisait une telle démarche qui, si elle avait été un tant soit peu exploitée, aurait peut-être assuré la pérennité de l’Empire. En bon représentant musulman de la philosophie grecque, Averroès (ob. 1198) lui-même avait été mieux inspiré en posant intelligemment le problème dans l’introduction à son fameux Traité décisif : reprenons, écrivait-il, à notre compte, dans le cadre de nos propres spéculations, les acquis de la Logique des Grecs. Si leurs démarches sont avérées, nous ne courons aucun  risque de nous fourvoyer en  les suivant ; si tel n’est pas le cas, et si les Grecs se sont trompés, eh bien rendons  hommage à leurs efforts intellectuels passés… 
            Sans suivre vraiment Averroès, les Turcs firent cependant, bien avant les autres puissances musulmanes, des progrès notables dans les domaines de l’imprimerie, des traductions et de la presse où certaines voix autorisées s’élevèrent pour défendre les droits de la femme, par exemple. Il est vrai que certains ambassadeurs de la  Porte Sublime avaient envoyé à leur gouvernement des rapports étonnés sur les égards que même l’Empereur d’Autriche-Hongrie témoignait aux dames dans la ville de Vienne… Se découvrir, s’incliner devant une dame et lui accorder la préséance, toutes ces choses étaient une nouveauté par l’émissaire turc ! Et pourtant, l’esprit nouveau finira par s’imposer progressivement dans ces milieux fermés : on vit émerger des figures encore peu connues dans cette socio-culture orientale ; nous pensons à l’avocat et au professeur, deux professions qui arrachent leur autonomie à une emprise religieuse omniprésente.
            Comment faire tomber toutes ces barrières sociales et surtout religieuses qui compromettaient durablement la modernisation du vécu et du penser des musulmans ? En réformant en profondeur trois secteurs vitaux de l’Etat : le militaire, l’économique et le politique. Mais pour le faire, il fallait imiter la démarche averroïste, c’est-à-dire se mettre à l’école des maîtres de l’Occident chrétien. Or, la chrétienté avait déjà liquidé les séquelles des systèmes féodaux et arriérés en supprimant presque entièrement l’esclavage, en améliorant le statut des femmes et en optant, avec des fortunes diverses, pour un minimum de tolérance à l’égard des autres croyances.
        Si l’Islam se caractérise surtout par un attachement sans faille à des valeurs intrinsèquement religieuses, peut-il, sans trahir son essence, s’accommoder de la laïcité ? Comme en hébreu, il n’existait pas originellement de terme adéquat en arabe pour désigner ce vocable. Ce sont des chrétiens arabophones du Liban qui pallièrent ce manque en recourant à un terme qui désigne les choses de ce monde-ci, la mondanité (alamani). Le défi à relever était rien moins que celui de la sécularisation ou de la neutralisation de l’aspect religieux des valeurs.
        Enfin, s’il est un aspect de l’existence sur la valeur duquel l’islam et l’Occident divergent largement, c’est bien le temps. Dans la culture musulmane, c’est la prière qui rythme les travaux et les jours alors qu’en Occident les servitudes techniques ont contribué à faire de l’homme l’esclave du temps.
        Au fond, l’auteur a raison de poser deux types de question qui cernent bien la problématique : qu’est-ce que l’Islam a fait des musulmans ? Et qu’est-ce que les musulmans ont fait de l’Islam ?

            Maimonide n’a connu que le monde arabo-musulman et c’est à travers ce prisme qu’il est entré en relation avec l’univers philosophique des Grecs. Il n’a donc guère connu le monde occidental ni la scolastique chrétienne, même s’il fait, dans son Guide, une allusion claire à la doctrine de l’Incarnation : Dieu, écrit-il, peut tout faire mais il ne peut s’auto-dégrader, en clair, devenir homme… Mais si lui n’a pas connu cette scolastique, elle, au contraire, l’a plutôt bien connue, grâce à des traductions latines de son Guide des égarés et à des discussions de certaines de ses thèses dans des ouvrages théologiques de Thomas d’Aquin, d’Albert le grand etc…
        Vers 1190 Maimonide achève en Egypte la rédaction du Guide des égarés. Quelques années plus tard, deux semaines exactement avant la disparition de l’auteur, son traducteur Samuel ibn Tibbon achève la traduction hébraïque du Guide. Qui passe d’un titre arabe Dalalat al-Hayyirin au titre hébraïque Moreh nébukhim . C’est sous ce dernier titre que l’œuvre passera à la postérité et cristallisera l’histoire de sa réception. Or, la diffusion de cet ouvrage fondamental, son rayonnement vers d’autres horizons linguistiques et intellectuels dépendait exclusivement d’un mouvement traducteur.  Il fallait passer de l’arabe à l’hébreu et ensuite au latin. Dans ce contexte, des traducteurs latins éminents ont harmonieusement collaboré avec des savants juifs : le grand Gérard de Crémone (ob. 1187), Pierre le Vénérable, le Supérieur de l’Abbaye de Cluny qui commanda une traduction du Coran en latin  au savant juif Pierre de Tolède.
    Grâce à ce mouvement traducteur, l’œuvre de Maimonide fut intégrée à la culture universelle et put désormais faire partie intégrante de l’histoire des idées philosophiques. Même si nous consacrons le plus gros de cette partie à la postérité de Maimonide en milieu latin, disons un un mot du Guide des égarés en milieu arabo-musulman : on rappellera que le Guide fut originellement rédigé en langue arabe mais à l’aide de caractères hébraïques. Le Guide fut aussitôt après translittéré en arabe, ce qui le mit à la portée des savants de l’Islam. Et l’inscrivit dans l’histoire religieuse et spirituelle de cette civilisation. L’effet fut immédiat : dès la seconde partie du XIIIe siècle, un aristotélicien persan de Tabriz, Mohammed ibn Zacharya al-Tabrizi commenta en arabe les 25 propositions de la seconde partie du Guide. Ce commentaire fut si prisé des Juifs qu’ils le traduisirent deux fois en hébreu. Enfin, lorsque le philosophe judéo-languedocien de Largentières Joseph ibn Caspi (ob. 1340) se rendit en Orient pour étudier dans le cénacle du défunt maître, il apprit que des savants musulmans de Fès avaient requis la collaboration de collègues juifs afin d’étudier le Guide en arabe sous leur direction. Mais même sur place des étudiants musulmans étudiaient l’œuvre maîtresse de Maimonide dans l’original arabe…
    On omet parfois de signaler que le Guide connut deux traductions hébraïques ; mais la traduction la plus scientifique, la plus exacte, est évidemment celle de Samuel ibn Tibbon qui eut l’idée judicieuse de la munir d’un lexique où il expliquait les termes d’emprunt. La  seconde traduction hébraïque médiévale  est celle du poète Juda Altabrisi. Cette traduction est, certes, fluide, parfois même fleurie, mais n’a pas l’exactitude de celle du tibbonide. Elle sera imprimée en 1852 à Londres.  C’est cette seconde traduction hébraïque sui servit pour la traduction en latin.

    On ne sait pas très bien comment la première traduction latine  du Guide des égarés vit le jour : ce qui est sûr c’est que cette version était en circulation dès 1240/50.
    On va à présent passer en revue quelques grands noms de la scolastique latine qui eurent un accès direct ou indirect à cette version. Alexandre de Halès (mort en 1245) s’en est servi, et notamment de la troisième partie. Guillaume d’Auvergne, mort en 1248, évêque de Paris, fonction qui lui permit de prendre part à la condamnation et au brûlement du Talmud, se servit aussi de cette traduction. Même l’empereur Frédéric II Hohenstaufen semble avoir témoigné quelque intérêt pour cette version latine du Guide. A Paris, en 1520, la traduction latine imprimée, attribuée à l’évêque Guistiniani, n’était autre que la vieille traduction connue depuis les premières décennies du XIIIe siècle. Il fallut attendre un peu plus d’un siècle pour qu’une nouvelle traduction parût à Bâle (1629) grâce aux bons soins du célèbre hébraïsant  chrétien Jean Buxtorf le jeune Ce petit chef d’œuvre, fait sur l’hébreu, eut un tel succès que le grand collectionneur de Constantinople Jacob Roman songea à en faire une édition polyglotte, constituée du texte arabe, de la traduction hébraïque et de la traduction latine.
    Guillaume d’Auvergne, évêque de Paris, a bien utilisé Salomon ibn Gabirol (Avicebron) et Maimonide dans ses écrits. Mais il ne nomme jamais Maimonide. Il stigmatise dans son ouvrage De universo les fables talmudiques dont se repaissent les Hébreux. Mais il n’a pu avoir connaissance des aggadot du talmud qu’à travers la traduction latine du Guide. Lorsqu’il parle de Maimonide il se contente de signaler simplement «ceux des juifs qui philosophèrent au contact ou sous l’impulsion des Sarrasins…» Il parle aussi des divergences existant entre les visions de la Merkava (le char divin) par Isaïe et par Jérémie. Guillaume reprend aussi l’idée de Maimonide selon laquelle les analyses d’Aristote sont valables lorsqu’elles se limitent aux réalités du monde sublunaire mais sont sujettes à caution dès que le Stagirite va au-delà. Dans son livre De legibus où il tente de donner une analyse symbolique du culte sacrificiel biblique, Guillaume dépend entièrement de l’interprétation maïmonidienne contenue dans  la troisième partie du Guide.
    Alexandre de Hales fut le théologien qui marqua le changement opéré par la scolastique chrétienne du XIIe siècle. Il s’est beaucoup servi des commentaires d’Avicenne pour tenter de mettre en accord les enseignements d’Aristote avec ceux de sa propre religion.  Dans sa Somme théologique, il cite deux fois Avicebron et de nombreuses fois Maimonide, qu’il nomme rabbi Moyses. C’est au Guide des égarés de Maimonide qu’il a emprunté les commentaires suivants :

    a)     l’exégèse de (Ex. 33 ;23) selon laquelle on peut connaître les œuvres de Dieu mais non point son essence. Et aussi qu’on ne peut pas conclure de l’état actuel de l’univers à ce qu’il a bien pu être lors son adventicité .
    b)    la thèse selon laquelle les miracles ont été programmés dans l’économie générale de l’univers dès sa crétaion et ne constituent donc pas de rupture du cours naturel des choses.
    c)    La motivation des préceptes: il y a des préceptes dont l’utilité saute aux yeux et d’autres (comme ne pas consommer le fruit d’un arbre nouvellement planté) qui demeurent incompréhensibles.
    d)    l’idée que le fondement général de la législation mosaïque ne vise qu’une chose : extirper l’idolâtrie du cœur d’Israël.


    Albert le Grand (1193-1280) évoque Isaac Israéli, Avicebron et Rabbi Moyses l’Egyptien, c’est-àd-re Maimonide. Le peu qu’il sait des sources talmudiques, il le doit à la version latine du Guide.  C’est lui qui aida l’aristotélisme à occuper une place prépondérante dans la scolastique de son temps. Maimonide est le seul philosophe-théologien à avoir proposé un modus vivendi entre la religion et la philosophie. Albert présente Dieu comme le principe gisant au fondement de toutes choses comme chez Maimonide. Le Tétragramme est, comme chez Maimonide, l’appellation de Dieu, la plus juste. Pour ce qui est de la création, Albert reprend la position maimonidienne dans son Commentaire de la Physique.  Comme l’auteur du Guide, Albert finit par rappeler que même Aristote ne considérait pas ses arguments en faveur de l’éternité du monde comme absolument irréfutables. Mais il rejette l’identification maimonidienne des anges avec les intellects séparés. Toutefois, les actions des anges et leurs effets doivent être considérés comme des visions. Pour ce qui est de la prophétologie, Albert s’interroge gravement sur son essence : est-ce une grâce divine ou un phénomène naturel ? Albert suit Maimonide qui ménage une place à un veto divin. A savoir que même si un homme parvient au niveau requis de la perfection éthique et dianoétique, Dieu peut lui refuser le don de la prophétie. On retrouve chez Albert, à peu de détails près, la même classification des visions prophétique que dans le Guide des égarés..
    Thomas d’Aquin. grand maître de l’ordre des Dominicains, fait un usage très scrupuleux de ses sources. Il se sert de Maimonide encore plus que son maître Albert. Thomas va plus loin que tous ses prédécesseurs: il ne se contente pas d’emprunts épars mais  assimile profondément dans son propre système les idées qu’il reprend à son compte.  Il s’interroge sur les raisons  qui ont poussé Dieu à nous révéler les vérités supra rationnelles et rationnelles. Sa réponse est que la recherche prend du temps et qu’elle n’est pas à la portée de tous. Ce thème, largement développé par Saadia Gaon (882-942) dans son Livre des croyances et des opinions, fut aussi repris par Maimonide dont Thomas s’est inspiré.  Même la démonstration de l’existence de Dieu par ce dernier semble avoir été influencée par Maimonide qui critiqua dans les derniers chapitres de la première partie du Guide les preuves (insuffisantes) alléguées par les mu’tazilites. Thomas refuse les attributs divins au motif qu’ils pourraient être assimilés à des accidents venus qualifier la substance. Thomas trahit de nouveau une grande proximité à Maimonide lorsqu’il traite de la science divine : en s’autp-intelligeant, dit-il, Dieu intellige tous les êtres existants selon leur mode d’existence le plus éminent. Enfin, comme le penseur juif, il souligne l’homonymie absolue existant entre le penser humain et le penser divin. Mais pour la question de l’origine de l’univers, Thomas ne louvoie pas comme Maimonide , il préfère reconnaître que c’est plus une affaire de foi que de démonstration.
    En abordant la prophétologie, Thomas reprend le thème majeur de l’approche maimonidienne : Dieu peut suspendre le don prophétique d’un individu qui n’azurait pas atteint le niveau de perfection éthique requise.
    Contrairement à son maître Albert qui n’avait pas accordé une grande attention à la la classification des préceptes divins, Thomas s’arrête longuement sur leur motivation, telle qu’elle se présente dans la troisième partie du Guide. Il reprend les exigences de Maimonide qui limite sévèrement la portée du culte sacrificiel.
    Nicolas de Cuse ( 1401-1464) souligne dans sa Docta ignorentia  que la vérité pure est au-dessus de tout savoir et que Dieu est parfaitement incognoscible. Seul Dieu est en mesure d’appréhender entièrement sa propre essence. C’est là une idée maimonidienne (Guide I, 58 in fine et 59).
    Joseph Justus SCALIGER (1540-1600), probablement le meilleur philologue de son temps, clame son admiration pour Maimonide ; il écrivit dans une de ses épîtres que Maimonide fut le seul rabbin à ne pas «débiter des bêtises», comme le faisaient les maîtres de l’aggada dans le talmud.  Ce philologue distingué possédait le Guide en hébreu mais aussi en langue arabe, transcrit en caractères hébraïques.
    Gottfried Wilhelm Leibniz loue Maimonide en tant que médecin, philosophe et commentateur biblique.  L’auteur de la Théodicée a très soigneusement lu les chapitres 70 et suivants de la première partie du Guide où Maimonide critique la méthode des moutakalimoun (loquentes) : ils confondent, écrivait-il, l’intellective et l’imaginative et tentent de motiver leurs croyances religieuses à l’aide d’arguments philosophiques.  Dans la Théodicée, ouvrage écrit en français, Leibniz conteste l’idée de Pierre Bayle selon lequel le mal dépasse le bien sur terre. Leibniz se réclame de Maimonide qui optait pour la prévalence du bien sur terre.
    La postérité de Maimonide en milieu chrétien ne se limita pas au latin, les langues de l’Europe prirent le relais : en castillan par Pedro de Tolède. (1419) et en italien par Amadeo ben Moïse de Récanate  (1583). Pour ce qui est des traductions publiées au cours des XIXe-XXe siècles, c’est l’insurpassable traduction française annotée et commentée de Salomon Munk (trois volumes en 1866) qui remporte la palme, deux autres traductions hébraïques partielles, l’une de Mendel Lewin de Zolkiev (1829) et l’autre de Raphaël Furstental (1839) n’ayant qu’une valeur purement documentaire…  L’Italie acquiert une nouvelle version en 1870 grâce à David Jacob Maroni de Livourne, l’Angleterre en dispose à son tour en 1885 grâce aux soins de M. Friedländer.
    La meilleure traduction américaine est assurément due à Shlomo Pinès qui s’adjoignit les compétences de Léo Strauss pour disserter sur la manière d’aborder l’étude du Guide. Cette version est remarquable. Enfin, une traduction en hébreu moderne vit le jour, procurée par l’infatigable rabbin yéménite Rabbi Qappah (ou Qafih) qui a de la langue arabe une connaissance et une sensibilité  que nul orientaliste occidental ne peut avoir…

                                    Paris, fin novembre 2007










     

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  • La paix sociale en France

     

        En France, la paix sociale a toujours reposé sur un équilibre précaire. On peut s'en féliciter ou s'en lamenter, mais cela a toujours été ainsi. Que ce soit sous l'ancien régime ou sous la république, le monde du travail et celui des possédants ou, aujourd'hui, des entrepreneurs, se sont toujours ignorés, combattus ou simplement observés.

      Le Général de Gaulle a bien pris la mesure de ce divorce interne en préconisant la participation. Son successeur, Georges Pompidou, qui fut aussi son premier ministre, avait été sensible à ce point et reconnaissait, dans une phase de découragement, qu'un jour, peut-être, un homme casqué et botté serait amené à trancher ce nœud gordien…

     Heureusement, nous n'en sommes pas là! Et le discours du Président Nicolas Sarkozy a bien remis les choses en place: fermeté et ouverture, maintien des réformes et élargissement du dialogue social. Un point noir, cependant, la question du pouvoir d'achat. Cet aspect des choses est crucial dans un pays comme la France où l'on se tourne constamment vers l'Etat pour régler le moindre conflit. Témoin, l'émouvante insistance des syndicats pour obtenir la présence d'un représentant de l'Etat lors des négociations qui s'ouvrent.
     
      Qu'il vente ou qu'il pleuve, que l'été soit pourri ou rayonnant, les Français incrimineront toujours l'Etat quoi qu'il arrive! Un collègue de la Fondation des ciences politiques disait récemment qu'il n'y a ni gauche ni droite en France, mais simplement le régime du social-étatisme… Ce néologisme désignant la constante intervention de l'Etat.
     
     Certes, il faut satisfaire l'envie de mieux vivre, mais il faut aussi tenir compte des réalités. Pendant des années, on a vécu au dessus de ses moyens, on s'est accroché à des privilèges qui devenaient la condition sine qua non d'un semblant de paix sociale. Aucun gouvernement n'a tenté d'y mettre bon ordre. Et il y a quelques jours, le spectre des grèves de 1995 a plané avec insistance sur le pays… Alors que faire?
     
     Le président Sarkozy prend les choses en main et promet de faire quelque chose au niveau du pouvoir d'achat. C'est bien. Mais ne fausdrait-il pas, plutôt, rééduquer les Français, leur enseigner le travail et l'effort au lieu de privilégier la consommation et la paresse? Regardons l'Allemagne: plus forte, plus disciplinée, plus dynamique, mieux réformée que nous.
     
     Une fois que les grèves seront acehvées, il faudra songer à refonder le pacte social et enseigner à nos compatriotes le sens des responsabilités civiques. La réforme ne commence pas nécessairement chez le voisin. Mais chez soi-même.
     

     

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