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Vu de la place Victor-Hugo - Page 369

  • De l’exclusivisme au dialogue

    De l’exclusivisme au dialogue

    Oui, de l’exclusivisme religieux au dialogue interreligieux ! La mort ignominieuse de ce pauvre prêtre catholique, Jacques HAMEL, aura peut-être eu, parallèlement au drame incommensurable qu’elle représente, au moins un effet positif, et on peut dire qu’il est de taille, s’il comporte, ce que nous espérons, la dose requise de sincérité : que des musulmans croyants se rendent enfin dans des églises et que des chrétiens soient, à leur tour, reçus dans des mosquées durant l’office religieux.

    Il faut se méfier de la sensiblerie, de l’optimisme béat et des bons sentiments en général. Ce ne sera pas la panacée mais, sauf erreur de ma part, depuis de nombreuses décennies, c’est bien la première fois que l’organe officiel des arabo-musulmans de France lance un tel appel, notamment à se rendre dans des églises ! Ce n’est pas rien, surtout qu’l ne s’agit plus de la présence convenue de quelques officiels, blanchis sous le harnais, qui effectuent mécaniquement un rite. Non point. Cette fois-ci, c’est un appel, sans ambiguïté aucune (ce qui est un progrès) au musulman lambda, l’encourageant à se rendre compte, de ses propres yeux, de ce qui se passe dans les églises…

    Si l’appel est suivi d’effet, et à moins que tout ne trompe, il devrait l’être, cela sera une véritable révolution copernicienne au sein de la représentation arabo-musulmane du christianisme. Pourquoi ? Faisons une brève rétrospective historique, sans toutefois tomber dans la cuistrerie. Allons au fond des choses et découvrons la vérité historique sur la naissance de l’islam.

    L’islam est né principalement pour contrer la sainte Trinité ; il est né parce que l’époque ne pouvait pas s’accommoder de la divinité trine que les bédouins et les chameliers du désert d’Arabie assimilaient à un trithéisme. Or, comme nous le rappelle le grand Ernest Renan dans ses écrits, le cri de ralliement de l’islam : Dieu est Un et il est unique. Le terme arabe ALLAH n’est que la vocalisation arabe d’un terme sémitique ancien désignant la divinité et qui se trouve présent dans trois grandes langues sœurs du sémitique nord : l’arabe, l’hébreu et l’araméen…

    Allons plus loin. Les musulmans ont fait de l’unité divine absolue la pierre de touche de leurs croyances religieuses, ce qui, presque automatiquement, les mettait en conflit avec le christianisme qui parlait du Fils et de la Mère (la sainte Vierge) de Dieu…… Or, dans le Coran même, il est spécifié que cette conception n’est pas véridique, qu’elle ne correspond pas à la représentation que se faisait de Dieu le premier et le père de tous les croyants (mu’minim), le patriarche Abraham. Il est même écrit que Dieu n’engendre pas ni n’est engendré (la youlid wa-la youlad). Partant, ceux qui professent la sainte Trinité et adorent la sainte Vierge Marie passaient nécessairement pour des kouffar, des infidèles et des mécréants. La racine de ce terme redoutable se retrouve en hébreu et connote la même idée : ruiner les fondements de la foi (kaffar ba-‘ikkar).

    Tous mes lecteurs comprendront dès lors qu’avec cette invitation à aller voir au moins une fois ce qui se passe dans les églises on a franchi une barrière infranchissable. J’ai vu, quand j’était professeur à l’Université de Heidelberg un imam, refusant de toucher un missel gentiment offert par le prêtre du diocèse. Quel chemin parcouru, alors que le religieux catholique avait de bonne grâce, accepté le Coran qui lui était offert.

    A quand remonte cet ostracisme infondé à l’égard de la religion chrétienne ? Dès les premiers siècles de l’ère chrétienne, alors que l’église commençait à peine à consolider ses bases théologiques (naissance virginale, forme divino-humaine de Jésus, parousie, etc…), l’islam jugeait qu’il devait combattre une foi qui, à ses yeux, ne respectait pas le dogme intangible de l’unité divine.

    Posons nous la question suivante qui demeure au centre même de la controverse : est ce l’on sait de quoi l’on parle quand on se penche sur la sainte Trinité ? Sans même parler du cardinal qui réunit en conclave les meilleurs théologiens de son temps afin qu’ils lui donnent la réponse tant attendue et qui répondirent après bien des sessions : non possumus (Nous ne pouvons pas), on doit s’en référer à un théologien juif du Moyen Age, ennemi de la philosophie néo-aristotélicienne qu’il avait pourtant bien assimilée sans jamais y adhérer.

    Juda ha-Lévi (1079-1141), l’auteur du Cusari, portait sur le christianisme un regard étonnamment favorable et positif. Au sujet de la Trinité il écrit que les Chrétiens pensent Un tout en disant trois. Cela paraît anodin mais c’est gigantesque car, avec une telle remarque il lavait la religion chrétienne de tout soupçon d’impiété. Il l’extrayait du polythéisme pour l’insérer dans le giron du monothéisme.

    Mais voilà, ce théologien juif écrivait dans la langue philosophique de son temps, à savoir l’arabe et il n’est pas exclu que des théologiens musulmans aient eu vent de cela. Ha-Lévi ajoutait aussi un détail fondamental : les deux autres monothéismes, écrivait-il, le christianisme et l’islam déploient eux aussi de louables efforts pour hâter la venue de la Rédemption sur cette terre…

    On comprend mieux, je l’espère, ce qui sa cache derrière cette heureuse initiative des Arabes de se rendre dans les églises et de considérer ceux qui y prient comme des croyants à part entière, comme leurs frères en humanité, partie prenante de la filiation spirituelle abrahamique. La liturgie musulmane accorde une large part à ces prières abrahamiques (salawat ibrahimiya) où elle prie pour le Prophète, ses amis et tous ceux qui se reconnaissent en ce patriarche fondateur du monothéisme éthique. N’oublions pas que selon les premiers chapitre du livre de la Genèse (ch. 12 au ch. 25) Abraham a tout fait pour sauver de la destruction les deux villes pécheresses Sodome et Gomorrhe… Il s’est prévalu de l’ordre éthique universel : le juge suprême (Dieu) de toute la terre ne pratiquerait-il pas le justice ? Incroyable : Abraham qui fait la leçon à Dieu !!

    Une dernière remarque : en écoutant la réaction de la haute hiérarchie catholique, tant en France qu’à Rome, j’ai réalisé que dans cette terrible épreuve elle a appelé au jeûne et à la prière… Cette attitude est intrinsèquement juive ! Le couronnement de cette pratique est incarné par la journée de kippour où l’on implore Dieu d’accorder la rémission des péchés en priant et en jeûnant. Les Arabes aussi jeûnent durant le mois de Ramadan. Tant il est vrai que les hommes ont à leur disposition tous les moyens de vivre en paix, s’ils le voulaient.

    Quand on a le même héritage biblique on a aussi les mêmes valeurs universelles.

    Maurice-Ruben HAYOUN in Tribune de Genève du 30 juillet 2016

  • L’idéologie, la religion et le religieux: comment oser instrumentaliser Dieu?

     

    L’idéologie, la religion et le religieux: comment oser instrumentaliser Dieu?

    La religion peut-elle devenir en ce siècle une arme de guerre ? Le peut-elle sans se dénaturer, sans perdre par là même sa dignité première qui consiste à détacher l’homme de sa matérialité quotidienne pour le mettre au contact d’un autre règne, d’un autre ordre, le spirituel. Ce qui veut dire que tout mouvement, toute idéologie qui méconnait cette vérité de base perd eo ipso le droit de parler au nom d’une religion. Il ne parle plus qu’au nom d’une idéologie qui usurpe les oripeaux du sacré…

    En ce XXIe siècle où les tensions communautaires sont exacerbées, il importe de rappeler que toute religion digne de son nom est amour, que la divinité qui la garantit, est une divinité d’amour qui réprouve le meurtre commis en son nom. Quand on fait de la religion une arme on sombre dans l’idéologie, donc dans l’irréligion. Et ce sont toujours des religieux qui se rendent coupables de tels méfaits. Que la morale la plus élémentaire, celle qui est enfouie au fond de tout cœur authentiquement humain, rejette sans appel. On n’a jamais parlé de l’universalité de la loi religieuse mais bien de l’universalité de la loi morale et donc de l’éthique. Souvenons nous de l’épitaphe que Kant, l’auteur de la Religion dans les strictes limites de la raison s’était choisie : le ciel étoilé au-dessus de ma tête et la loi morale gravée dans mon cœur. A elle seule, cette phrase pèse bien plus que le Décalogue qui interdit, entre autres, de tuer. Et c’est le plus important.

    Dans Totalité et infini (Dieu) le philosophe français Emmanuel Levinas évoque la lumière du visage d’autrui, autrui qui nous regarde sans ruse ni faux-fuyant et dont l’expression nous implore silencieusement de cesser notre joyeuse prise de possession de l’univers ; ce regard désarmé incarne l’injonction citée ci-dessus ; tu ne tueras point…

    Depuis le Moyen Age la pensée humaine a été confrontée à cette difficile cohabitation entre deux vérités : celle des Ecritures, plus ou moins correctement comprises, et celle de la spéculation philosophique. Même l’Europe chrétienne a dû se plier à ce difficile exercice : unité ou dualité de la pensée ? Dieu d’Abraham ou Dieu d’Aristote ? Même un théologien aussi puissant que Thomas d’Aquin ou Albert le Grand ont dû composer avec cette double allégeance : la foi et la raison… Il est vrai que d’après un verset du livre de l’Ecclésiaste, les deux ont été remises à l’humanité par un seul et même berger. Partant, elles ne s’opposeraient qu’en apparence et seraient condamnées à s’entendre.

    On attribue généralement quoiqu’abusivement le mouvement libérateur et consolateur des Lumières au seul XVIIIe siècle, le siècle de la Raison. Mais on commettrait une lourde erreur en omettant les Lumières du Moyen Age, celles de Maître Eckhart, de Thomas d’Aquin, de Maimonide et d’Averroès : tous, absolument tous, on victorieusement résisté au fanatisme religieux, plaçant au-dessus de la Révélation, ou à ses côtés, une approche humaniste qui inspirera la conscience morale de l’individu, une conscience promue au rang d’arbitre suprême. Avant d’agir, l’homme, croyant ou incroyant, examinera par lui-même les conséquences morales de son action : agit-il avec raison, conformément aux devoirs dictés par sa conscience morale ? C’est ainsi qu’il doit agir, s’il veut respecter le caractère universel de l’éthique, laquelle ne statue jamais de distinction entre les bonnes et les mauvaises croyances mais entre les bonnes et les mauvaises actions.

    On l’oublie souvent mais un certain nombre de textes religieux inspirés par la Bible, les Evangiles ou le Coran, ont fait souche dans nos sociétés contemporaines et que même le droit romain, dit le père de tous les droits, y a pioché indirectement.

    L’exemple le plus emblématique de ces multiples emprunts se trouve dans le chapitre XVIII du livre d’Ezéchiel, le prophète d’Israël qui accompagne son peuple en exil à Babylone. Ce devin dut faire face à un vaste mouvement d’opinion qui s’était cristallisé autour d’un apologue assez subversif à l’encontre de Dieu : Les pères ont mangé des raisons amers mais ce sont les dents des enfants qui en furent agacés… On retrouve le même adage dans le livre de Jérémie, un prophète plus âgé qu’Ezéchiel. Qu’est-ce à dire ? C’est très simple : les exilés se plaignaient de la chose suivante : ce sont nos pères qui se sont rebellés contre Dieu mais ce sont nous, les fils, les innocents qui en supportons les conséquences. Nous sommes punis à leur place !

    Dans sa réponse d’une grande clarté et d’une pédagogie exemplaire, Ezéchiel jette les bases de ce que les historiens et les anthropologues nommeront l’individualisme religieux. En d’autres termes, les pères ne paieront pas pour les péchés des fils ni les fils pour les péchés des pères. Seule l’âme pécheresse aura des comptes à rendre. Et ce n’est pas un philosophe païen de la Grèce antique qui a découvert ce principe moral qui gît au fondement même de toute vie morale…

    Les philosophes-herméneutes des trois monothéismes ont montré que penser en s’adressant à l’ensemble du genre humain revenait à philosopher. C’est la raison pour laquelle les meilleurs d’entre eux ont conceptualisé les enseignements de leurs Saintes Ecritures : ils ont partout montré, voire démontré que l’humanité est partout la même, bien que sa culture soit diverse et variée. Averroès l’a fait, lui qui a repris sans problème l’héritage culturel et intellectuel de l’hellénisme tardif ; il fut rejoint ou précédé en cela par son contemporain juif, natif, comme lui, de Cordoue, qui érigea la pensée d’Aristote en arbitre suprême de sa spéculation. Chez Maître Eckhart, des spécialistes aussi éminents que Kurt Flash ont décelé une profonde influence des écrits de Maimonide et d’Averroès… Intéressant : un musulman et un juif, contrebutent à l’établissement de la mystique rhénane si intrinsèquement chrétienne !

    Mais ce sont les penseurs musulmans du Moyen Age qui ont le plus et le mieux, et bien avant les autres, illustré cet humanisme qui doit devenir le frère jumeau de la foi : Abou Bakr ibn Tufayl (ob. 1185) dans son roman philosophique Hayy ibn Yaqzan (Vivant fils de l’éveillé). Dans cette épître d’une rare beauté, le médecin-philosophe de Marrakech nous présente un humain qui n’a jamais rencontré de congénère avant l’âge adulte, qui n’a jamais été catéchisé mais qu’i a pu s’élever à la sagesse contemplative de Dieu et de l’univers en comptant exclusivement sur ses propres forces. Donc sans révélation divine ni tradition religieuse.

    Rendez vous compte ! A la fin du XIIe siècle, un médecin, amoureux de la sagesse et de la paix, pratique une si profonde critique des traditions religieuses ; en milieu chrétien il faudra attendre quelques siècles pour qu’arrivent l’humanisme et la réforme, préalables à un retour généralisé aux sources du savoir…

    Je finirai par une citation, non pas de Spinoza qui a pourtant rédigé son Traité théologico-politique pour dénoncer justement les empiétements de la fausse religion, mais de Gottlob Ephraïm Lessing, l’ami de Moïse Mendelssohn, l’auteur de Nathan le Sage. Il met dans la bouche de Dieu cette phrase immortelle : j’ai jamais souhaité que tous les arbres de la forêt aient la même écorce… Ce qui signifie que les hommes sont peut-être différents les uns des autres mais que leur humanité, leur vraie matière, (leur vrai bois) est partout la même…

    Maurice-Ruben HAYOUN

  • Un fauteuil sur la Seine d’Amin Maalouf…

    Un fauteuil sur la Seine d’Amin Maalouf…

    En est-il des livres comme des rouleaux de la Tora dans l’arche sainte ? A savoir que c’est le hasard, le sort, qui détermine, comme un jeu de dés, lequel va être utilisé pour l’office religieux du jour dit ? C’est la question que je me suis posé en reprenant la lecture de ce passionnant ouvrage, interrompue, le temps pour moi d’achever la rédaction d’un ouvrage philosophique… En reprenant la lecture d’Amin Maalouf, j’avais mené à bien, au préalable, l’étude attentive des Quatre lectures talmudiques d’Emmanuel Levinas. Et parmi elles se trouve une belle étude consacrée au Sanhédrin, ce tribunal suprême de Jérusalem, emprunté aux Grecs, mais que les talmudistes, dans un traité talmudique éponyme, considéraient comme le nombril de l’univers ! Or, dans la galerie d’académiciens ayant occupé ce fameux fauteuil 29, on trouve évidemment Ernest Renan lequel dit quelque part que l’Académie française est la cour suprême de l’esprit français… Je le crois bien. Et quand on scrute le sous-titre de ce beau livre, Quatre siècles d’histoire de France, on ne peut pas nier la centralité de cette Académie, fondée par le fameux cardinal de Richelieu qui, dans sa grande sagesse, avait compris que cette institution était promise à un brillant avenir…

    Il y a dans ce livre une sorte d’empathie universelle, oui une empathie avec autrui, sans réserve. L’auteur s’y révèle à la fois comme chroniqueur, mémorialiste, archiviste, psychologue, et aussi moraliste, sans jamais tomber dans les travers de chacune de ces fonctions. Même lorsqu’il retrace les grands moments d’une vie, en émettant des réserves sur la direction que telle ou telle existence a prise, il le fait sans acrimonie et toujours avec aménité. Il est aussi saisi par la fugacité de l’existence : décrire tant de sensibilités différentes, assises sur un même fauteuil (en bois, précise-t-il, ce qui ne doit pas être très confortable !), exigeait une ouverture d’esprit peu commune. Certaines déclarations laissent transpirer des préoccupations qui n’ont pas laissé l’auteur indifférent. Le grand historien autrichien de la littérature, Wilhelm Dilthey, est passé à la postérité avec son livre-phare, Das Erlebnis und die Literatur (L’événement vécu et la littérature) où il montre que dans une façon de voir se projette une façon d’être…

    L’Académie française a été et est encore dans une certaine mesure, le centre de notre vie culturelle, diplomatique, littéraire, philosophique, etc… comme le Sanhédrin, cour suprême, fut, selon la tradition, le nombril du monde. L’ordre fortuit de nos lectures explique parfois bien des choses qui ne nous apparaissent dans toute leur netteté que bien plus tard.

    L’auteur Amin Maalouf, élu par cette auguste Compagnie en 2011, nous offre dans ce fauteuil sur la Seine une vaste rétrospective de l’Académie qui commence avec les premiers pas faits sous la férule bienveillante du cardinal de France, jusqu’à l’élection de son propre prédécesseur. Mais il ne s’agit pas d’un travail rébarbatif au style universitaire pesant ; bien au contraire, la lecture en est très agréable, le sérieux de la documentation n’exclut nullement un sens de l’humour toujours présent. Que penser de cette note de Henry de Montherlant qui avale une capsule de cyanure et pour être sûr de bien se donner la mort, se tire une balle dans la gorge… Et ce n’est pas fini, avant d’en finir, il laisse un mot à l’intention de ceux qui découvrirons son corps… Il les prie de bien vérifier que le corps est bien sans vie avant de livrer à l’incinération ; voilà un homme très soigneux.

    Je ne vais pas résumer ici le parcours de l’Académie mais je dois dire qu’elle n’était nullement assurée, à l’origine, de cette belle longévité. Elle a traversé bien des époques, subi bien des avanies et tant de fois changé de physionomie. Aujourd’hui, on nie avec force l’existence de fauteuils réservés, notamment à des prélats. C’est peut-être vrai mais cela ne l’a pas toujours été. Les cardinaux et les princes de l’église ont toujours été très bien représentés jusqu’à une date récente. Au fond, c’st le clergé qui avait entre les mains l’éducation (religieuse) des citoyens et qui façonnait donc la culture française. Il était normal que ces présupposés servissent de matrice à la socio-culture française dont l’élément chrétien ou judéo-chrétien a toujours été prépondérant.

    Les présentations des académiciens sont très chaleureuses, certaines m’ont vivement touché, notamment celle d’Ernest Renan qui m’a toujours intéressé et celle de Claude Bernard dont la vie privée fut un long calvaire. D’autres ont vécu des drames qu’ils eurent la pudeur de dérober au regard d’autrui. Et puis il y a des expressions que tous utilisent sans savoir quels en furent les auteurs. Exemple frappant : plaisir d’amour ne dure qu’un moment, chagrin d’amour dure toute une vie… (Florian)

    Celui qui m’a le plus impressionné et dont je n’avais pas la moindre idée n’est autre que François de Callières, l’auteur d’un traité remarquable qui a connu des renaissances aussi nombreuses qu’inattendues, De la manière de négocier avec les souverains. A. Maalouf oppose sa méthode, ne recourir à la force qu’en dernier ressort, à celle du génie de la guerre Clausewitz pour lequel la guerre n’est que la poursuite de la politique par d’autres moyens. Ce qui est franchement étonnant, c’est que ce traité a été maintes fois réédité et traduit dans tant de langues. Certains ont même voulu voir en lui l’initiateur de la soft power, remise à l’honneur par l’ancienne secrétaire d’Etat Hilary Clinton… Ce qui n’est pas peu dire.

    L’Académie est peut-être peuplé d’immortels, sans être des éternels, elle n’en pas moins, elle aussi, sa petite histoire. Témoin ce sobriquet dont on affublait le cardinal de Fleury qui accéda à l’Académie et qui conserva la confiance de son roi à un âge plus que canonique : en sa présence, nous dit l’auteur, on lui donnait du Son Eminence, mais en son absence on préférait dire Son éternité… j’ai été frappé par la disparité du maintien en vie, certains conservant leur fauteuil près d’un demi siècle, d’autres le rendant après une occupation de très brève durée…

    Dans cette galerie de portraits, il y a aussi des choix cocasses ou des refus incompréhensibles de l’Académie. Comment avoir admis des candidats en lieu et place de personnalités comme Voltaire et Victor Hugo ? Certaines célébrités ont été battues à maintes reprises alors qu’elles sont les parures les plus nobles de notre histoire littéraire ou culturelle.

    Pour ce qui est de Ernest Renan, l’auteur a mis le doigt sur un aspect fondamentale de sa pensée, ses relations avec la Prusse et la culture germanique. L’enfant terrible de Tréguier écrivait dans ses inoubliables Souvenirs d’enfance et de jeunesse ceci qui pesa sur son destin : j’appris l’hébreu, j’appris l’allemand, et cela changea tout ! Il ne croyait pas si bien dire, Renan le philologue a tué la foi de Renan le séminariste. Grâce à on apport, nous avons reconquis une partie du retard enregistré à la suite de la saisie du livre de l’Oratorien Richard Simon, Histoire critique du vieux Testament, à la demande d’un certain évêque de Meaux, le sieur Bossuet, qui mandate le lieutenant de police Monsieur de la Reynerie qui détruisit les exemplaires existants. Un rare exemplaire fut sauvé qui permet la réédition de Rotterdam.

    Je recommande aussi la lecture attentive des pages consacrées à Claude Lévi-Strauss et à sa joute oratoire avec Roger Caillois, le directeur de la revue Diogène de l’UNESCO.

    Un dernier mot pour finir : l’auteur. Amin Maalouf est l’illustration parfaite de la filiation spirituelle entre la France et celles et ceux qui, dans le monde, adhèrent à sa culture. Ce sont eux qui illustrent le mieux la valeur universelle de notre vie intellectuelle.

    Et Amin Maalouf figure ici au tout premier rang.

    Maurice-Ruben HAYOUN