Yom ha-‘atsmaout : renaissance politique d’Israël ou rédemption messianique du peuple juif ?
C’est le sempiternel débat qui agite les différentes composantes du mouvement sioniste depuis les origines, dans la seconde moitié du XIXe siècle : doit-on agir et réaliser avec d’humaines mains ce qui doit l’être, ou bien attendre que la divine Providence veuille bien s’en charger ? Le débat est presque politico-religieux : agir, prendre son destin en main, se prendre en charge ou attendre que la divinité veuille bien, au moment par elle seule choisie, agir et tout faire en lieu et place des hommes ? Il y a une lecture théologique de l’histoire dont le moteur n’est autre que la volonté divine, et une approche plus réaliste, donc plus politique.
On peut déjà deviner la réponse, même si l’évolution historique a pu nous réserver quelques surprises. Il y eut des rabbins qui excommunièrent les sionistes politiques, c’est-à-dire des hommes qui avaient compris le fameux conseil d’Hercule : aide toi et le ciel t’aidera. A leurs yeux, ces sionistes politiques étaient des incroyants qui désiraient se substituer à Dieu et porter une main sacrilège sur le plan préétabli depuis les origines. En outre, la nature de cette libération du peuple juif faisait débat : s’agissait il d’une libération purement politique, donc limitée et de faible portée ou d’une authentique rédemption, celle qui était censée accompagner l’harmonie universelle, réconcilier toutes les nations de la terre avec Israël et les faire affluer vers le Mont de Sion d’où émanerait la Tora de Dieu..
Dès mercredi soir, ce 22 avril, les citoyens d’Israël et les Juifs du monde entier fêteront cet événement unique dans l’Histoire universelle : la renaissance de l’Etat juif auquel les Romains avaient porté le coup de grâce en l’an 70. Cette date marque le début du funeste destin d’Israël. Dispersés sur toute la surface de la terre, chassés de leur patrie ancestrale, en butte aux sanglantes persécutions infligées, directement ou indirectement par l’église chrétienne, les Juifs semblaient condamnés à la damnation éternelle, celle que les Evangiles avaient proclamée sans appel et qui sonnait ainsi : Juif, tu seras maudit, Juif tu erreras de par le monde.
On ne pouvait plus parler de peuple mais de débris épars d’exilés cherchant, la gorge sèche, un lieu où poser enfin leur tête et se soustraire à cette sempiternelle malédiction. Un homme comme le poète Heinrich Heine avait, au cœur même de cette Europe chrétienne et antisémit,e dit à sa manière, ce que représentait le judaïsme aux yeux des gens : ce n’est pas une religion, c’est une maladie (Das Judentum ist keine Religion, es ist eine Krankheit). C’est dire combien les Juifs étaient devenus un objet haïssable aux yeux de leurs congénères. A l’époque même où le mouvement sioniste entamait une marche qui allait s’avérer victorieuse, moins d’un demi siècle plus tard, en 1948 précisément.
Au terme d’un parcours chaotique de près de deux millénaires, les Juifs étaient sortis de l’Histoire. Non pas comme le souhaitera plus tard Franz Rosenzweig, volontairement sortis de cette histoire faite de guerres, de conflits et de soubresauts pour anticiper la rédemption et l’éternité, mais exclus, expulsés pour n’être plus qu’un fossile, témoin de la grandeur et de l’hégémonie universelles d’une Eglise triomphante. Les historiens chrétiens refusaient d’aller plus loin que l’an 70. Cette date marquait à leurs yeux la fin de l’histoire juive proprement dite et c’est là que commençait l’histoire du nouvel Israël, celui incarné par l’église chrétienne. C’est ce que fit Ernest Renan par exemple qui suivit avec le brio qu’on lui connaît ses modèles germaniques : L’histoire d’Israël s’arrêtait avec la chute du temple de Jérusalem. Les débris qui végétaient et continuaient de s’appeler Israël n’étaient rien du tout. C’est d’ailleurs le discours que Eugène Rosenstock-Huessy tiendra à Rosenzweig au cours de leur correspondance de l’année 1916 : pourquoi se réclamer du judaïsme, pourquoi rester juif alors que cette religion ne représente plus rien dans notre monde ? On connaît la réponse de Rosenzweig : je n’ai pas besoin d’un médiateur pour être auprès du Père. Je suis déjà dans la maison du Père, c’est lui qui m’a a choisi pour être de son peuple.
Et pourtant, alors que tout espoir semblait avoir déserté le camp d’Israël, une poignée de Juifs, la foi chevillée au corps, bravant tous les dangers, se réinstalla sur la terre ancestrale depuis le dernier tiers du XIXe siècle. Cette réinstallation ne doit pas faire oublier les petits établissements juifs autour de villes comme Safed, la cite des kabbalistes, confirmant une présence juive ininterrompue sur cette terre d’Israël. On ne doit pas oublier non plus que la langue hébraïque n’est jamais devenue une langue morte : au moins trois fois par jour, les Juifs pieux récitaient leurs prières dans cette langue, réputée être la langue sacrée et les maîtres de chaque génération continuaient d’échanger des Responsa dans cette même langue.
Mais cette même langue fut aussi un foyer de débats plus ou moins passionnés, et notamment entre Franz Rosenzweig et Gershom Scholem : le premier tenait tant au caractère sacré de la langue liturgique, le second en était lui aussi conscient mais optait, en 1927, pour une rénovation et un rajeunissement de cette même langue hébraïque. Partisans et adversaires continuaient de s’opposer à coup d’arguments plus ou moins tranchants.
Aujourd’hui, au soixante-septième anniversaire de cet état juif, c’est une infime minorité qui conteste le caractère étatique de cet état et le recours à la langue hébraïque comme médium linguistique de tous les jours.
Est-ce la thèse laïque ou simplement sociopolitique qui a prévalu ? Est-ce que l’autre thèse, de nature plus méta-politique, religieuse te sacrée, a été définitivement reléguée à l’arrière-plan ? Ce n’est pas sûr : La rédemption cosmique telle que la concevaient aussi bien les Sages du Talmud que les maîtres de la kabbale, tant juive que chrétienne, est tout autre chose. Elle cherche à instaurer le royaume du ciel sur terre, à figer l’Histoire en une éternité immuable, en une phrase, la fin de l’Histoire. C’est ce que le prophète Isaïe appelle dans ses premiers chapitres, aharit ha-yamim, la fin des jours, ce qui n’est pas la fin du monde, mais le basculement de l’humanité dans le règne de l’éternité. Plus de conflits, de guerres, de contestations, en un mot, plus d’histoire.
Nous en sommes encore loin ; il suffit de voir ce qui se passe autour de cet état d’Israël pour s’en rendre compte. Lorsque la nature humaine aura un peu changé, lorsque se réalisera la prédiction de ce même grand prophète du VIIIe siècle avant notre ère, alors les peuples ne brandiront plus l’épée les uns contre les autres, ils feront de leurs armes des socles de charrue et ils délaisseront l’art de la guerre.
Au chapitre XXXI de son livre, le prophète Jérémie dresse un tableau poignant de la situation : c’est notre matriarche Rachel dont on entend distinctement les pleurs, elle se lamente amèrement, ses larmes coulent sur ses joues et elle refuse de se laisser consoler. Et que fait le prophète, il lui intime l’ordre de cesser de pleurnicher car, lui dit-il, il existe un espoir pour ta postérité. Et tes fils reviendront dans leur patrie (yesh tikwa le-aharitékh… wé schavou banim liguevoulam) Le prophète a pronocné ces paroles au milieu du Vie siècle…
Mais ce peuple qui attend la rédemption (guéoulla) depuis si longtemps, sait attendre. Il attendra encore un peu, le temps que ses voisins se calment enfin.
Cet état d’Israël avec ses administrations et sa puissante armée, c’’est ce que les rabbins qui prirent le train en marche nomment les prémices de notre rédemption (réshit tsemihat guéoullaténou). Mais le train est en marche.