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Vu de la place Victor-Hugo - Page 429

  • Est ce bien l’ancien Mufti de Jérusalem, Hadj Amin al-Husseini qui a soufflé à Hitler l’idée de la solution finale ?

     

     

    Est ce bien l’ancien Mufti de Jérusalem, Hadj Amin al-Husseini qui a soufflé à Hitler l’idée de la solution finale ?

    J’avais déjà entendu dire cette légende ou bien cet apocryphe célèbre lors d’un précédent séjour en Israël, bien avant que n’éclatent les troubles qui agitent depuis presque un mois les villes et les villages de l’Etat juif. Je n’y avais pas accordé une grande importance, jugeant que l’affaire était trop complexe et que l’apparence de la vérité n’est pas la vérité. Surtout quand il s’agit de vérité historique. Or pour qu’il s’agisse d’une vérité historique, c’est-à-dire quelque chose qui ne soit ni une légende ni une rumeur, il faut des preuves. Et les preuves dans ce cas précis, on n’en a pas, même si cette absence de preuves ne saurait innocenter un mufti qui ne portait pas les Juifs dans son cœur, avait rencontré Adolf Hitler,  faisait le salut nazi et avait lancé un appel aux musulmans de l’ancienne Yougoslavie pour qu’ils s’enrôlent dans les rangs des SS… Même si ce Mufti de Jérusalem n’a peut-être pas soufflé à Hitler l’idée de la solution finale, décidée, je le rappelle, à la conférence de Wannsee, dans la banlieue de Berlin, il ne concevait pas pour les fils d’Israël des sentiments très amicaux. Ses discours enflammés le prouvent largement.

    Pourquoi la presse israélienne revient elle avec une incroyable insistance sur cette filiation qui ne laisse pas d’être scandaleuse, voire horrible ? La réponse est évidente : le premier ministre Benjamin Netanyahou a fait état d’une telle filiation expliquant l’existence de la Shoah par un conseil prodigué par l’ancien Mufti à Hitler. On a fait à Benjamin un procès qui n’a pas lieu d’être ; contrairement à son père, l’éminent professeur Benzion Netanyahou qui fut un grand historien de la philosophie juive (son livre sur Isaac Abrabanel est et demeure excellent), le Premier Ministre d’Israël n’a pas reçu une formation rigoureuse en, science historique. Il a instrumentalisé un fait, l’antisémitisme viscéral du vieux Mufti pour condamner ce qui se passe aujourd’hui où, reconnaissons le, des Palestiniens de Cisjordanie, mais, fait plus grave, des Arabes israéliens, poignardent à tout va le premier Juif qui a le malheur de croiser leur route. Benjamin Netanyahou a donc voulu faire d’une pierre deux coups : d’une part, rappeler que certains Arabes ne sont pas seulement antisionistes mais avant tout des antisémites habités d’une haine recuite à l’égard de tout ce qui évoque, de près ou de loin, le judaïsme, et d’autre part, justifier, par là même, qu’Israël a le droit de se défendre contre des assaillants qui, selon lui, poursuivent le même programme que leur zélé inspirateur, mort, sans être inquiété à Beyrouth, au début des années soixante-dix…

    Certes, sans donner de conseil au premier ministre, il faut admettre qu’il a un peu forcé le trait, donnant ainsi à la presse, même celle qui le soutient généralement, des verges pour le battre.

    L’ancien Mufti n’était pas un saint homme et quand on fréquente Hitler, qu’on s’installe dans le Berlin de la seconde guerre mondiale, qu’on lance des appels en faveur du nazisme, on n’est pas vraiment un homme moralement recommandable. Mais je ne vois toujours pas comment un homme comme Hitler qui détestait les Arabes un tout petit peu moins que les Juifs serait venu prendre conseil chez ce Mufti dont les vues stratégiques et les analyses politico-militaires n’ont pas laissé de trace impérissable ni révolutionné la pensée.

    Donc, Benjamin n’aurait pas dû forcer le trait, mais il l’a fait, car cela fait partie de son plan pour réprimer ce qui ressemble aujourd’hui à un véritable soulèvement. Toutefois, cet épiphénomène ne doit pas nous faire oublier le fond du sujet : il faut absolument éviter que les troubles actuels ne dégénèrent en conflit religieux. La liberté de culte règne à Jérusalem depuis que l’Etat juif a repris le contrôle de la ville sainte dont les Juifs avaient été chassés depuis deux millénaires. Tous les fils d’Abraham doivent pouvoir prier en paix, chacun à sa manière, sans restriction aucune, mais aussi dans le calme et le respect des autres.

    D’ici là, Benjamin pourra toujours préparer un doctorat en histoire. L’université hébraïque de Jérusalem est l’une des meilleures universités au monde. Il pourra ainsi se faire un prénom comme son défunt père (ZaL), mais cette fois en philosophie politique…

    Maurice-Ruben HAYOUN  in Tribune de Genève du 24 octobre 2015

  • Le rapport Khrouchtchev, traduction intégrale annotée par Jean-Jacques Marie, Seuil 2015

    Le rapport Khrouchtchev, traduction intégrale annotée par Jean-Jacques Marie, Seuil 2015

    Tout le monde a entendu parler du fameux rapport secret de Khrouchtchev sur les crimes et les déviations de Staline. Ce rapport fut présenté devant le XXe congrès du parti communiste de l’Union soviétique. Les péripéties qui entourèrent sa divulgation relèvent du roman policier ou d’espionnage. Aujourd’hui, nous disposons d’une traduction annotée procurée par un éminent spécialiste de la question. Dans sa longue introducteur, Jean-Jacques Marie situe bien la naissance de ce rapport, éclaire convenablement les enjeux et montre combien Staline, dans l’indifférence mais aussi la crainte générale, a pu faire ce qu’il voulait, décimant les rangs de la haute hiérarchie militaire et des cadres du parti qui étaient tous, pourtant, de bons communistes et des patriotes sincères. K. émailla son rapport de mentions du style : nos camarades injustement accusés ont été réhabilités depuis… Parlant souvent en présence de survivants aux purges, lorsque Staline fut surpris par la mort qui l’empêcha de faire exécuter d’autres innocents.

    Quand on lit ce rapport le crayon à la main, on est littéralement stupéfait. Deux griefs fondamentaux sont opposés à Staline : le culte de la personnalité et les abus de pouvoir dus à une incroyable personnalisation. Une seule réserve : l’auteur de rapport avait lui aussi des relations étroites avec le  défunt dictateur et s’était bien gardé de le critiquer. Il faut dire que s’il s’y était hasardé, il aurait subi le même sort que des milliers, voire des centaines  de milliers de cadres ou de simples citoyens innocents dont le seul crime fut de ne pas partager les opinions de l’ancien maître du Kremlin.

    Tout au long de cet interminable rapport, K. s’est fait l’implacable censeur de son ancien patron, montrant que même Lénine, conscient des défauts de Staline, avait commencé à manœuvrer afin de l’éloigner du poste de secrétaire général du parti. On voit aussi que la propre épouse de Lénine s’est plainte de l’incorrection de Staline à son égard. Lénine lui avait même envoyé une lettre à ce sujet.

    En plus des purges, des exécutions de masse, des déportations de peuples entiers et de la fabrication d’affaires (celle de Leningrad, celle des médecins saboteurs, etc…) qui se terminaient généralement par des condamnations à la peine capitale, K dénonce les erreurs stratégiques de Staline qui ont coûté à l’armée rouge des centaines de milliers de morts. L’auteur du rapport rappelle une anecdote historique personnelle : pour éviter que des corps entiers d’armée ne soient encerclés par les envahisseurs nazis, K et les généraux demandent à Staline de changer de tactique et de ne plus se livrer à ces attaques frontales coûteuses en vies humaines et de surcroît peu efficaces. Staline refuse de les suivre, causant ainsi la destruction d’une large part du potentiel militaire soviétique. Et lorsque Hitler commence à envahir le territoire de l’URS, Staline refuse de bouger, arguant qu’il s’agissait d’actes d’unités indisciplinées, désireuses d’en découdre avec l’ennemi bolchévique.

    On pourrait multiplier les exemples. Mais un détail, des plus savoureux, mérite d’être relevé ici. Lorsque le rapport de K. commença à être connu, les communistes purs et durs, notamment les staliniens français ne pouvaient pas croire que leur idole n’avait été qu’un tyran sanguinaire ayant assuré lui-même sa propre promotion et sa publicité. Ainsi du bureau politique du PCF qui parla de la publication par la presse bourgeoise d’un rapport attribué au camarade Khrouchtchev… (p 54 in fine).

    Ce qui se passe de commentaire.

    Maurice-Ruben HAYOUN in Tribune de Genève du 23 octobre 2015

  • A propos du dernier livre d’Alain Finkielkraut, La seule exactitude

    A propos du dernier livre d’Alain Finkielkraut, La seule exactitude

    De tous les livres de l’auteur, il est celui où il se dévoile le plus. On sent son attachement ou, au contraire, ses crispations. L’écriture n’est pas fébrile, l’émotion est maîtrisée mais son sent bien que dans cette chronique pensée et réfléchie du temps qui passe, l’auteur a livré ce qui lui tient le plus à cœur. C’est d’ailleurs ce que rend très attachante la lecture de ses réflexions sur la fugacité de notre existence. Même si la facture du livre, son organisation interne (une série de réactions plus ou moins longues par rapport à l’actualité) ont fait dire à quelques esprits malicieux, voire presque malveillants, qu’il s’agissait d’une sorte de revue de presse améliorée. Or, il n’en est rien, on sent, au contraire, une pensée qui traverse toutes ces pages,  leur auteur est porteur d’un projet précis et animé d’une vision claire.

    J’ai trouvé le titre (La seule exactitude), expression bienvenue et empruntée à Charles Péguy, tout à fait en adéquation avec la pensée profonde de l’auteur. Dans ce terme qui s’applique à tout, la référence au temps qui s’écoule et à la durée qui persiste, prévaut largement. Être à l’heure, être en adéquation avec son temps, surtout lorsque l’époque donne souvent l’impression de dérailler, d’aller dans tous les sens, est primordial. Par ailleurs, le temps s’oppose à l’espace, tout en lui étant indissolublement lié.

    En scrutant d’un regard perçant et dépourvu de préjugés (enfin presque) le temps qui passe et les traces que laissent les événements dans son sillage, on comprend mieux la sévérité du jugement que A. Finkielkraut porte sur certains journalistes à la fin du livre. La citation intégrale serait trop longue, c’est pour cette raison que je ne la reproduis pas, tout en invitant les lecteurs du livre à s’y référer.

    L’actualité est trop riche, ttop variée, elle requiert beaucoup de compétences qui ne sont pas à la portée du commun des mortels. Surtout quand on vit à une époque axiale (Achsenzeit) où la rapidité, la velocitas que Goethe déjà dénonçait dans ses mémoires, Poésie et vérité ne nous laisse pas le temps de penser. Aujourd’hui, l’information n’équivaut plus au savoir. Si vous vous donnez le temps de réfléchir, on préfère dire décrypter, l’événement en question est déjà oublié car l’actualité nous a happés pour nous conduire vers d’autres horizons.

    Le propos de ce livre est la quête du sens, la recherche d’une direction et d’une signification. Où allons nous ? A quoi ressemblera notre société et donc notre vie, se demande avec raison un auteur qui ne tient pas les sociologues en très haute estime. Dans cette recherche quasi impossible de l’avenir, nul ne sait de quoi demain sera fait. Et cette problématique est fort ancienne puisqu’on la trouve déjà dans le livre biblique des Proverbes (27 ;1) que la haute critique situe vers 230 avant notre ère. Comment conceptualiser l’avenir, comment organiser l’aujourd’hui ? C’est un véritable saut dans l’inconnu, une gestion quotidienne de l’imprévisible

    En refermant ce livre après l’avoir lu de la première à la dernière ligne, j’ai pensé à un tout autre ouvrage, d’une tout autre facture, les mémoires du cardinal Etchegaray, intitulé, J’ai senti battre le cœur du monde. Tant de gens vivent à la même époque sans la vivre de la même façon, ce qui fait écrire à l’auteur une belle expression : contemporanéité n’est pas synchronie… C’es très juste : nous ne vivons pas le même temps de la même manière. Certes, l’humanité est une mais les familles qui la composent sont diverses, irréductibles à un modèle unique. On est loin de cette raison hégélienne qui sacrifie tout à un seul modèle, unique et universel, ce qui, comme l’a montré Franz Rosenzweig dans son Etoile de la rédemption, mène à l’idolâtrie et à la déshumanisation de l’individu..

    Alain Finkielkraut est attaché à des modèles qui ont été, depuis très longtemps, fortement critiqués, à tort ou à raison. Il croit à une certaine culture, une certaine civilisation et je ne suis pas loin de penser qu’il a raison. Le nivellement par le bas, les réformes du système éducatif censées arranger les choses alors qu’elles les rendent bien pires, le renoncement aux vraies valeurs, la préservation d’une certaine identité, qui n’est pas exclusive de tout le reste mais qui affirme fermement ses droits, tout cela contribue à présenter l’auteur comme un personnage passéiste, une sorte de Cassandre qui finirait par nous lasser.

    En fait, il n’en est rien. Quand il dénonce ceux qui habitent en France tout en refusant obstinément d’y vivre, c’est-à-dire d’adhérer à son histoire, à ses valeurs et à ses projets, quand il relève avec une certaine cruauté les inconséquences de certains de nos dirigeants qui suivent le vent sans avoir de programme clair, sinon celui de se maintenir au pouvoir, eh bien, il a raison.

    A quelle école de pensée peut on le rattacher ? Dans tout système philosophique on trouve deux axes majeurs : une critique de la connaissance et une raison pratique, c’est-à-dire une éthique.. Je ne sais s’il  Finkielkraut se revendique de Kant mais il semble évident qu’il tient à la notion de devoir et de valeur. Ce n’est pas un moraliste (au sens noble du terme) ni un penseur éthico-religieux, mais il ne rejette pas systématiquement les traditions, notamment celles qui ont fait leurs preuves et ne s’apparentent pas à des modes… Les jugements de valeur qu’ils portent à la fin de ses articles le présentent comme quelqu’un qui est attaché à un ordre éthique, une sorte d’universalité de la loi morale, tout en sachant que ce dernier vocable est honni par les bien-pensants.

    Je ne peux pas reprendre ici tous les exemples mais quand il écrit qu’on donne toujours la préférence au donné au lieu de s’en tenir à une norme universellement acceptée et qui a fait ses preuves, eh bien, il a encore raison. A-t-il eu tort de dénoncer les grossiers partis pris anti-israéliens de Stéphane Hessel avec des mots aussi dures : le Prix Nobel pour l’indigence vertigineuse de la pensée et la paix pour la désignation de l’Etat juif à la vindicte universelle ? Non point, il a encore eu raison.

    Il est un autre mal que l’auteur dénonce, c’est cette haine de soi qui s’est immiscée dans tous les organes de notre société, même s’il n’ utilise pas dans ce livre (si je ne m’abuse) l’expression trouvée en 1930 par le Juif allemand Théodore Lessing. Et il clame son attachement à cette culture européenne dont se détournent avec honte un bon nombre de penseurs et d’intellectuels.

    A côté de ces réactions instantanées dictées par l’actualité, on trouve dans ce recueil un texte très instructif sur la philosophie de Heidegger, surtout depuis la découverte des Cahiers noirs :  à ce sujet, je me permets de renvoyer à un récent numéro de la revue SENS où j’ai dit ce que je pensais de cette combinaison entre une pensée solide et très structurée et des sentiments inattendus de la part d’un si grand penseur.

    Enfin, je voudrais dire un mot de la dénonciation par A. Finkielkraut de l’antisémitisme qui menace la France, imprègne ses banlieues au point que ces espaces perdus de la république sont presque devenus judenrein. C’est en lisant Les désorientés d’Amin Maalouf que j’ai pris conscience de l’étendue de ce mal dans le monde arabo-musulman. Et lorsque A. Finkielkraut dénonce cette rancœur raciste on le traite d’islamophobe et on le suspecte d’œuvrer en faveur du parti de Marine Le Pen… Certains lui refusent même le droit de se dire de gauche, comme si, aujourd’hui, une telle appartenance avait encore un sens…

    Maurice-Ruben HAYOUn in Tribune de Genève du 22 octobre 2015