L’intronisation du pape ou la renaissance de la prière…
S’il est une perte absolument incommensurable dont l’Occident, le monde chrétien ou judéo-chrétien ont subi, c’est bien celle de la prière. Faire une prière, adresser une prière à Dieu ou à un congénère ou encore à une autorité quelconque civile ou religieuse, suscite les rires, voire l’étonnement… Et pourtant, c’est la chose la plus belle au monde, tout comme les bénédictions.
Or que voyons nous depuis plusieurs jours, et notamment aujourd’hui à Rome, siège du Vatican et capitale du catholicisme ? Une place Saint-Pierre, bondée de monde, des chefs d’Eta et des têtes couronnées de l’univers tout entier (y compris quelques arabo-musulmans) se pressent pour assister à cet événement de portée mondiale. Et que fait le pape avant d’être officiellement installé ? Il prie pour lui et pour le peuple des croyants, il invoque la bonté divine dispensatrice de bienfaits, il demande aussi que l’on prie pour que Dieu lui accorde la sagesse et la force de bien juger et diriger son église : toutes proportions gardées, cela n’est pas sans rappeler le chapitre 8 du premier livre des Rois où le jeune monarque Salomon, fils du roi David, inaugure le temple par une longue prière aux accents universalistes puisqu’il demande au Dieu d’Israël d’exaucer même les prières de l’étranger venu prier dans ton temple pour invoquer ton saint Nom (j’espère que dans ma communauté religieuse, ils ne seront pas nombreux à me reprocher le pape François à Salomon)…
Or, dans une vision nocturne, Dieu avait demandé à Salomon ce qu’il souhaitait obtenir ; le roi avait alors demandé d’être investi de sagesse pour bien juger le peuple d’Israël.
Mais disons un mot de l’institution pontificale : pourquoi donc les catholiques ont-ils besoin d’un pape ? Pourquoi vouent-ils à un homme, dit le successeur de Saint Pierre, une dévotion, une admiration et un amour sans limites ? Est-ce que l’église catholique ne s’est pas donnée un pape, l’évêque de Rome, pour mieux revêtir sous les vêtements sacerdotaux ceux de la puissance impériale ?
Mais cette épithète ne me plaît guère car la même racine a donné impérialisme et je ne prête pas à l’église des telles arrière-pensées… Non, ce qui m’intéresse, c’est de noter que l’Eglise qui a campé victorieusement sur les cendres de l’empire romain, a voulu ériger face au pouvoir temporel un pouvoir d’une autre nature, le spirituel, apte à défendre la foi contre tous ses ennemis, y compris contre l’empereur. Tous les élèves des lycées français connaissent les leçons d’histoire aux titres suivants : le sabre et le goupillon, la lutte entre le sacerdoce et l’empire… En principe, suivant la filiation davidique, c’est Dieu qui délègue à d’humaines mains, celles d’un roi de chair et de sang, la charge de diriger son peuple. Nous touchons là aux racines de la monarchie de doit divin qui a exercé sou pouvoir sur notre vieux continent durant des siècles.
L’Histoire explique pourquoi l’Eglise qui s’appuie sur la Bible hébraïque et sur les Evangiles n’a pas suivi l’exemple de sa mère, la synagogue, qui se situe, elle, à des années lumière de telles institutions pontificales même si l’expression pontifex maximus est la traduction latine de grand prêtre ou souverain pontife (cohen gadol). Or, même ce grand prêtre n’incarnait pas à lui seul toute l’inspiration prophétique, il jouait son principal rôle le jour des propitiations (grand pardon) quand il était introduit avec d’infinies précautions dans le Saint des Saints …
Même Moïse, réputé être le transmetteur de toute la législation biblique qui porte son nom, n’a pas fait l’objet d’une telle dévotion. Il fut même interdit d’entrée en terre sainte et sa sépulture demeure inconnue.
Historiquement, suivant l’évolution ecclésiastique, le catholicisme a besoin d’un intermédiaire, d’un intercesseur, d’un médiateur entre Dieu et les croyants. Tous les papes tirent leur autorité religieuse de Saint Pierre qui la tien lui-même de Jésus ! Et c’est Jésus qui explique tout.
Pour le tenant d’une autre obédience, d’une autre sensibilité religieuse, même ami et admirateur de l’église, c’est un peu difficile, non pas à comprendre, mais à vivre de l’intérieur. C’est probablement le mystère de la christologie…
Hier soir, je parcourais de nouveau l’un des écrits de Martin Buber, l’homme juif qui s’est le plus penché sur la question chrétienne, son livre est intitulé Deux types de foi, foi juive et foi chrétienne, paru en 1950. J’ajoute d’emblée que cet auteur fut le premier avec son ouvrage Je et Tu (Ich und Du, 1923) à poser le problème de la relation et de la rencontre authentiques entre les êtres et à dire que l’intersection de Je et de Tu, prolongée à l’infini, aboutit à Dieu. Dieu devient donc le Tu éternel, une idée dont même le concile Vatican II s’est inspirée, ce concile qui s’acheva en 1965, année de la disparition de Buber à Jérusalem.
Et que dit Buber, qui rejoint d’ailleurs notre présent propos ? Il affirme vouloir défendre Jésus contre l’église (comprenez contre ses interprétations) notamment celles de Saint Paul et de Saint Jean. Le premier se voit reproché d’avoir trop penché vers le judaïsme hellénisé, voire même d’être coupable de dualisme gnostique et d’avoir donné de la Grâce une interprétation réduisant à néant le libre arbitre humain.
Or cette même notion de la Grâce qui divise l’humanité entre deux catégories, celle des rédimés et celle des damnés, est un article de foi incontournable de l’église. Mais voilà, on retrouve Jésus qui est censé représenter à lui seul toute la grâce divine. Et le pape se situe dans la droite ligne de ce processus : d’où la grande dévotion des chrétiens dont il fait l’objet. Pensez que durant des siècles, on a cru à l’infaillibilité pontificale…
Je parlais supra de Buber, citons une phrase du grand théologien Hans Urs von Baltazar (1905-1988) qui déclare que son ami juif était l’une des personnalités les plus éminentes de notre temps. Se référant à son livre Je et Tu, le théologien allemand, promu cardinal par Jean-Paul II a risqué la formule suivante :: Jésus est le dialogue personnifié entre Dieu et l’homme.
Il n’existe pas de plus brillante instrumentalisation d’un texte juif par un théologien chrétien, sage et éminent.