M. Erdogan : le sionisme est un «crime contre l’humanité» ?
Pour l’actuel premier ministre turc, les jours se suivent et se ressemblent étrangement. Voici belle lurette qu’il n’avait fait des déclarations tonitruantes qui lui donnent le sentiment d’exister enfin sur la scène internationale. Avant-hier, même le secrétaire d’Etat US, John Kerry, en visite officielle à Ankara, n’a pas hésité à livrer son étonnement en prenant connaissance de telles déclarations.
Evitons les réactions cutanées même si la nature impulsive de M. Erdogan ne laisse pas d’indigner l’opinion publique internationale. Ce matin, une chaîne de télévision US a consacré un commentaire à la situation de la Turquie actuelle et à la personnalité assez énigmatique de son premier ministre islamiste. Le journaliste s’est livré à une impressionnante énumération des faux pas, des fautes d’appréciation et des erreurs de cet homme qui a de grandes ambitions pour son pays.
Parvenu au pouvoir à la suite d’une très délicate situation économique de son pays, M. Erdogan a commencé par suivre la ligne diplomatique de ses prédécesseurs qui entretenaient des relations chaleureuses avec Israël, y compris sur le plan militaire, l’Etat juif ayant entraîné les pilotes turcs et équipant certains secteurs de l’armée d’Ankara (drone, hélicoptères de combat, etc…). M. Erdogan a même abrité chez lui des négociations secrètes entre Israël et la Syrie du temps de M. Ehud Olmert. Et puis soudain, ce fut le revirement, brutal et imprévisible mais qui s’explique par les échecs, reconnus ou pas, de la diplomatie turque au niveau de l’Europe et de son rôle de puissance régionale au Proche Orient.
On se souvient de l’algarade à Davos en présence du président israélien Shim’on Pérés qui n’en croyait pas ses oreilles tant les récriminations du Turc étaient effarantes.
En fait, M. Erdogan avait compris que son pays était dans une impasse : face au refus de l’Europe de l’accueillir, il comprit que le seul débouché qui lui restait était le monde arabo-musulman. Et l’unique façon de s’y faire une place et de s’y frayer un chemin, était d’enfourcher le vieux dada de la cause palestiniennes. Ce qu’il fit avec l’enthousiasme débordant qui le caractérise. Mais dans ce domaine, il n’était pas seul et les obstacles ne tardèrent pas à se dresser sur son chemin :
a) d’abord l’Iran qui nourrit les mêmes ambitions de puissance régionale et qui est mieux implanté dans les lieux grâce au régime syrien et à son allié libanais, le Hezbollah
b) ensuite l’Arabie saoudite qui a pris la tête des monarchies pétrolières du Golfe, connues pour leur alignement sur la politique US qui garantit leur sécurité
c) et enfin le refus des musulmans arabes de se voir représentés par des Turcs qui ne suivent pas les mêmes traditions. N’oublions pas le rôle trouble joué par Ankara dans les négociations autour du nucléaire iranien. Ici aussi, M. Erdogan n’a pas réussi à s’imposer.
M. Erdogan s’est trompé maintes fois : il a misé sur son alliance avec la Syrie, a tressé des couronnes à Bachar el Assad et voici que depuis près de deux ans celui-ci a mis à mort près de 80 000 de ses concitoyens, a jeté sur les chemins de l’exil plusieurs centaines de milliers d’autres (en Turquie, en Jordanie, en Irak et au Liban) et se trouve aujourd’hui mis en accusation devant les instances internationales… Et M. Erdogan l’a traité de la pire des façons devant l’opinion internationale, mais sans jamais se livre à la moindre autocritique.
N’est ce pas ici qu’il faudrait chercher le crime contre l’humanité ? Toutes les institutions non-gouvernementales le pensent, mais M. Erdogan n’en a cure. Il semble qu’il ait une affection particulière pour les erreurs…
L’étonnement atteint son point culminant lorsque les journalistes américains ont mentionné les crimes reprochés depuis des décennies à la Turquie moderne, contre les Arméniens (qui demandent réparation et la reconnaissance par la Turquie des crimes commis contre son peuple) et enfin les Kurdes avec lesquels M. Erdogan tente d’établir un modus vivendi acceptable pour son pays.
Tout observateur attentif et objectif comprend immédiatement qu’un tel homme, avec un tel arrière-plan historique devrait se garder à tout jamais de parler de crime contre l’humanité. On ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu…
Il existe d’autres moyens d’occulter ses échecs et il est même dangereux de tout faire pour parvenir à ses objectifs. La fin ne justifie pas les moyens. Frappant avec insistance à l’huis d’une Europe passée aux abonnés absents, le premier Ministre turc se retrouve face à un arrière-pays misérable constitué d’anciens satellites de l’ex URSS… C’est moins prestigieux que l’Europe. Et Israël est devenu pour lui un confortable abcès de fixation, un exutoire, oserai-je dire, une tête de Turc…
La Turquie est une grande nation, elle a eu à ses tête de grands hommes tel Ata Turc, qui était, lui, l’authentique père des Turcs. En plus, l’empire ottoman a joué un rôle des plus positifs après l’infâme décret d’expulsion des juifs de toute la péninsule ibérique, en 1492. Bajazet II avait accueilli les expulsés juifs les bras ouverts. Et mes propres ancêtres en faisaient partie. L’un des meilleurs kabbalistes d’Espagne, un certain Moshé Elmosnino (XVIe siècle) s’y était réfugié avec sa famille et y avait publié ses écrits.
C’est un ancêtre de ma propre mère (ZaL).
Les juifs purent s’épanouir sur tout le territoire ottoman, y développer une vie juive authentique. Vous connaissez tous l’aventure du faux Messie Sabbataï Zewi (1626-1676), natif de Smyrne. Certaines villes turques devinrent de véritables centres d’érudition juive où furent imprimées maints ouvrages kabbalistiques…
Le peuple turc a le droit de nourrir de grandes aspirations. Il a la légitimité pour occuper la place d’honneur qui lui revient. Il a toujours eu une politique d’accueil et d’entraide. Il ne devrait pas avaliser une politique qui est attentatoire à un glorieux passé, fait de paix et de belle coexistence entre l’identité juive et la culture ottomane.
Le premier ministre turc devrait se ressaisir et surtout sa calmer. Il faudrait aussi offrir à M. Erdogan une version en turc des Lumières de Cordoue à Berlin.
Maurice-Ruben HAYOUN
In Tribune de Genève du 2 mars 2013