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Vu de la place Victor-Hugo - Page 75

  • Monique Canto-Sperber, Une école qui peut mieux faire. Albin Michel, 2022.

    Monique Canto-Sperber, Une école qui peut mieux faire. Albin Michel, 2022.

     

    L’auteure ajoute un sous-titre prônant l’octroi d’une large autonomie aux établissements scolaires publics. Je rappelle qu’il s’agit d’un rejet en bloc du conformisme et de l’égalitarisme. Mais ce qui frappe le plus, c’est que MCS fait presque part de son désir de prendre en charge toute l’éducation nationale, tant son projet, intelligent et novateur, relève des compétences d’un véritable ministre de l’enseignement et de l’éducation.

     

    L’égalitarisme est responsable de bien des maux de l’éducation nationale ; pour tout observateur impartial, non guidé par des visées idéologiques, le diplôme de fin d’études acquis dans un établissement de l’est ou du nord du pays n’a pas la même valeur que le même diplôme acquis dans les grands lycées parisiens... Et cette remarque fait bondir d’indignation les partisans du centralisme jacobin et de l’égalitarisme, convaincus qu’on en est encore au temps de la Révolution où le maître-mot était le bannissement les privilèges et la production de clones républicains. On appréciera l’image du vers de Virgile étudié par tous les élèves au même moment de l’année, car c’était prévu dans le programme...

     

     Le monde a changé, les besoins de la France ont changé, l’hétérogénéité de la société française a détrôné l’homogénéité des premières décennies du XXe siècle : MCS donne des statistiques qui montrent qu’on a changé d’époque. Cette fiction que tous disposent de la même égalité des chances est un véritable mythe qui n’a que trop duré.

     

    MCS parle aussi d’une réorganisation en profondeur frappée au coin du bon sens mais qui ne verra jamais le jour dans notre pays, tant celui-ci n’osera jamais s’en prendre aux vaches sacrées que sont l’uniformisation, la pesante tutelle de l’État et de ses fonctionnaires qui sont là pour ramener dans le droit chemin ceux qui ont l’imprudence de s’en écarter. Si j’osais, je dirais que cela fait penser aux réformes de la fiscalité, de la retraite, de la justice, de l’enseignement etc... qui ne verront jamais le jour.

     

    Le moule d’une éducation nationale fonctionnarisée, avec son armée d’inspecteurs en tout genre, ses recteurs d’académie, ses censeurs, ses chefs d’établissement appartient au passé, même si d’aucuns s’entêtent à le faire marcher, faute de mieux... Quand vous voyez comment se fait l’affectation des nouveaux enseignants dans l’établissement public censé les accueillir, vous ne pouvez que lever les bras au ciel... Et même le mode d’échange, de collaboration entre les enseignants, censés participer au même projet éducatif, nous laisse songeurs. Il faut de l’autonomie, ce que MCS réclame à cor et à cri sur près de deux cents pages...

     

    Le constat peut paraitre sévère mais il se justifie. Et  MCS a raison d’expliquer de manière détaillée qu’une autonome raisonnablement octroyée aux établissements pourrait changer la donne. Pourquoi donc l’État se mêle-t-il de la nomination des enseignants ? Cela devrait relever des compétences des chefs d’établissement qui sont en mesure de recruter les enseignants dont ils estiment avoir besoin. Cela ne nuira pas au  maintien de leur statut de fonctionnaire d’État.

     

    Il ne faut pas oublier de dénoncer la rigidité des programmes et le couperet des concours que les candidats malheureux ne peuvent pas cumuler avec l’année suivante au cours de laquelle ils font de nouveau acte de candidature. De brillants sujets qui ratent de peu l’agrégation sont condamnés à tout reprendre du début, en perdant le bénéfice des matières où ils ont fait  leurs preuves... C’est parfois un vrai drame humain pour des gens  qui ne franchissent pas l’obstacle, au lieu d’être évalués individuellement et sur le long terme. Cela a au moins l’avantage d’éclaircir l’horizon qui se bouche alors pour toute une vie.

     

    MCS aborde la question de la finalité de la formation, du résultat de tout cet effort éducatif au bénéficie de l’enseigné ; ce que nos voisins allemands appellent die Bildung, la formation intellectuelle et morale, depuis Luther jusqu’à Nietzsche, en passant par  Goethe, l’enseignement de l’autre côté du Rhin a voulu servir les idéaux de la Bildung. On peut en avoir une petite idée en parcourant les premières pages de Faust...

     

    Les principautés germaniques poursuivaient depuis les origines un système qui se revendiquait de ses racines chrétiennes, geistig-religiös. J’en parle en connaissance de cause : en Allemagne, la religion est une matière académique comme toutes les autres. Tant à Berlin qu’à Heidelberg, j’ai eu bien des étudiants qui se destinaient aux fonctions honorables de pasteur ; pour notre culture française, cela est impensable. La Bible, même étudiée en tant que document littéraire, n’a trouvé refuge que dans les institutions religieuses alors que les deux Testaments sont la genèse du politique. Voir Carl Schmitt qui expliquait en 1924 dans sa Politische Theologie (traduit chez Gallimard) que la plupart des idéaux politiques modernes découlaient de valeurs religieuses sécularisées.

     

    Dans les tout premiers chapitres MCS définit les différents sens du terme autonomie. C’est bien utile car on commet généralement des confusions dans ce domaine. Je n’entre pas dans les détails, mais toutes ces explications sont les bienvenues.

     

    Les détracteurs de l’autonomie dans le cadre des établissements publics   se trompent lorsqu’ils la conçoivent comme un abandon au secteur privé, une sorte de désengagement de l’État au profit d’une idéologie qui barderait un secteur clé dans la vie des citoyens, à savoir l’acquisition d’un savoir et l’exercice ce d’un métier.

     

    On ne manquera pas d’être impressionné par l’argumentation de MCS en faveur de l’autonomie ; ses analyses sont claires, faciles à comprendre et à juger. Mais les pesanteurs sociologiques françaises font que certaines choses sont quasi inamendables. Par ailleurs, sur un tout autre sujet, on en attend beaucoup trop de l’école, en raison de la démission de certains parents, notamment les familles monoparentales et, depuis quelques décennies,  en  raison du nombre croissant d’enfants d’émigrés qui n’arrivent pas à s’intégrer à leur nouvel environnement.

     

    Comment enseigner des enfants qui regroupent plusieurs dizaines de nationalités dont quelques uns ne comprennent pas vraiment notre langue ? Il y aurait tant de choses à dire... Il est vrai que l’éducation nationale a longtemps été le parent  pauvre des préoccuperions de la puissance publique. Les enseignants ont conscience d’un  déclassement au plan social et au plan financier.

     

    Pour finir, sans conclure vraiment, je relève que deux points méritent d’être soulignés, par-delà les demandes d’autonomie, qui restent cruciales ; il s’agit du handicap qui touche de plus en plus d’enfants ; et l’instauration d’un enseignement d’histoire des religions afin de ne pas être pris au dépourvu. De telles choses demandent un certain temps de préparation et de concertation.

     

     

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  • Marie Moutier-Bitan, Lses champs de la Shoah

    Marie Moutier-Bitan, Les champs de la Shoah. L’extermination des juifs en Union soviétique occupée 1941-1944

     

    Voici un livre sur la Shoah qui montre que ce terrible  passé ne passe toujours pas, qu’on n’en est qu’au début des investigations portant sur les atrocités commises par les hordes nazies et leurs supplétifs (notamment ukrainiens) partout où ils passaient. Le 21 juin 1941 marque le début de l’opération Barbarossa, l’invasion de l’URS par les nazis ; et dès le lendemain, sans plus attendre, comme si le sort de toutes la guerre en dépendait, les groupes d’intervention (Einsatzgruppen) s’en prenaient aux juifs qu’ils croisaient sur leur route ou dans leurs villes et leurs villages. Cela m’a fait penser au délire des nazis dans leur haine des juifs : dans les derniers mois de la guerre, début de 1945 les trains de déportés en route vers l’extermination à Auschwitz étaient déclarés prioritaires par rapport aux trains chargés de munition pour les soldats du front. En termes clairs : on préférait retarder les trains chargés de munitions pour les soldats du front et déclarer prioritaires les trains de déportés : l’extermination des juifs passait avant out, même avant la défaite inéluctable de l’Allemagne nazie...

     

    Dans une préface très claire mais un peu appuyée, le Père Patrick Desbois tresse des couronnes absolument méritées à l’auteur de cette vaste étude. Cette spécialiste a passé plus de dix ans à étudier ces champs, ces villages, ces forêts, ces villes et tous les autres lieux où les Nazis ont exterminé des juifs sur place. Ces groupes d’assassins se déplaçaient partout, et parfois même à des kilomètres pour tuer un seul individu ou une simple famille isolée  dont on leur avait signalé l’existence. C’est dire combien le délire sanguinaire dominait toute autre considération. Mais comment mener des enquêtes sérieuses dans de telles conditions ? Où étaient d’éventuels témoins ? Comment les joindre ? Et surtout qu’avaient ils retenu de ces massacres ? Certaines archives ont été conservées mais pas dans leur entièreté.

     

    Heureusement, il existe une quantité considérable d’archives allemandes mais aussi russes accessibles aux chercheurs. On se souvient du triple paradigme classique : des exécuteurs, des victimes et des témoins. Et l’auteure a inlassablement sillonné les rues et les routes de nombreux lieux où des juifs furent tués par balles et enterrés sur place. Les charniers contenaient des centaines de victimes, voire plus. Parfois, il a fallu exhumer les cadavres pour les identifier dans la mesure du possible et les dénombrer. Qui étaient les tueurs ? Tout d’abord la Waffen SS, la Wehrmacht (l’armée régulière), la police militaire et parfois aussi, hélas, des collaborateurs locaux (ukrainiens), trop heureux de se venger des juifs et d’accaparer leurs biens.

     

    En dépit de tous ces obstacles, l’auteure de ce livre a rencontré bien des témoins, consulté bien des archives, notamment allemandes puisqu’elle comprend bien cette langue. Mais avant d’entrer in medias res, l’auteure situe les choses dans le temps, parle des concentrations de population juive dans de grandes cités comme Moscou, Odessa, ou Leningrad. On lit aussi des passages très éclairants sur les innombrables pogroms qui ont dévasté les communautés juives sur place, dès la fin du XIXe siècle. Des accusations de meurtres rituels ou de profanations d’églises orthodoxes suffisaient pour donner lieu à des drames.

     

    Comment les juifs ont-ils réagi à la survenue de la révolution bolchevique ? Le nouvel ordre social supprima les restrictions des zones de résidence et l’entrée dans l’enseignement supérieur pour les juifs ; Contrairement à son prédécesseur Lénine qui avait fait quelques concessions pour le développement des cultures minoritaires, Staline afficha une certaine hostilité à l’égard des juifs . En fait, on donnait aux juifs le choix entre le maintien de leur dénomination religieuse et  leur adoption du mode  de vie et de pensée soviétique. On demanda aux juifs quelle était leur langue nationale, le yiddish ou l’hébreu. Mais les individus n’étaient pas tous du même avis on choisit de dire que le yiddish était l’une des langues des juifs... Quant à la pratique religieuse, elle fut stoppée net, poussant les plus religieux à pratiquer leur culte en secret et à prier lors des grandes fêtées juives dans la plus grande discrétion. Qu’on en juge : dans certaines grandes agglomérations qui comptaient près de quarante lieux de culte, il n’en subsistait plus qu’un seul en 1930. Les mêmes restrictions frappaient tous les secteurs de la pratique. Toutes ces descriptions ne sont pas éloignés de notre sujet : l’état du judaïsme avant l’entrée des troupes d’invasion de la Wehrmacht en URSS.

     

    Il y eut ensuite le pacte germano-soviétique qui prévoyait dans une clause   secrète le partage de la Pologne qui abritait jadis de nombreux juifs ; l’auteure détaille ce que fut l’existence de quelques familles juives. Les Nazis avaient des listes de personnalités à exécuter, ce qu’ils firent sans le moindre scrupule. Ils donnèrent une idée de ce qu’ils comptaient faire en URS, une fois que Hitler aura dénoncé les clauses du pacte en juin 1941. Pendant cet intérim les juifs payèrent un très lourd tribut puisque même le grand incendie qui ravagea une partie de la métropole leur fut imputé...

     

    Les massacres perpétrés en Pologne occupée étaient un avant-goût de ce qui allait se passer après juin 1941 Ce fut l’extermination à une très haute échelle. Mais nul ne pouvait prévoir une telle sauvagerie Mais il est difficile d’ établir des liens cohérents et logiques entre toutes ces exécutions de juifs. L’auteure met bout à bout des noms de ville, de village ou de simples lieux dits où les Allemands tuent, battent et terrorisent tout ce qui ressemble de près ou de loin à un juif. Comment développer un récit d’un seul tenant. La plupart du temps l’auteure donne des noms, des dates et des lieux. Ce qui arrive est d’une affreuse banalité : on rassemble des juifs partout, on les conduit sur les lieux de leur exécution. Parfois, on enterre les cadavres sommairement. Mais les bourreaux ne sont pas peu intéressés par les biens dont ils spolient volontiers leurs victimes juives. Avant les massacres, certains, notamment des supplétifs, passent les habitations au peigne fin, à la recherche de biens de valeur, or, argent, bijoux... Faute de mieux on pille les maisons, même les literies peuvent faire l’affaire.

     

    L’incendie de la grande synagogue nous émeut mais il ne fut pas le seul. On lit que les policiers allemands ont commencé par bloquer toutes les issues de ce grand lieu de culte, y enfermant  ceux qui s’y trouvaient sans possibilité de s’en échapper et y mirent le feu. On entendait les cris et les appels de ceux qui étaient brûlés vifs ; ceux qui tentèrent de s’échapper étaient rattrapés et fusillés Dois je mentionner le cas de ces jeunes juifs, obligés de démonter une statue de Staline et fusillés immédiatement après par leurs tortionnaires.

     

    Je trouve un passage conclusif que je souhaite citer ici car il fait le point sur tous ces massacres isolés :

     

     Une violence brutale et ciblée s’exerça sur les juifs dès les premières semaines de l’opération Barbarossa. Des pays baltes à la Mer noire, des foyers de haine surgirent sous l’impulsion de l’envahisseur nazi et de ses alliés. Le bannière du combat contre le judéo-bolchevisme drapa ces premières exécutions qui, si elles concernaient en premier lieu les hommes juifs, n’épargnèrent guère les femmes et les enfants sauvagement massacrés lors de pogroms abondamment utilisés à des fins de propagande les troupes des Einsatzgruppen commirent leurs premières exécutions  de juifs sans susciter la stupeur ou un grand émoi de la part des hommes impliqués. (...) La violence se déplaça vers l’Est, suivant les mouvements du front. (...) Les pogroms s’éteignirent mais  les juifs étaient toujours plus nombreux à tomber. Le mois d’aout s’annonçait transitoire ; quelques semaines suffirent pour que les unités nazies soient prêtes à fusiller des femmes e des enfants.

     

    Goethe, l’âme de la littérature et de la philosophie allemandes a dit que la haine sa place dans la catégorie la plus basse de la culture humaine. A l’évidence, il n’a pas été suivi par une certaine époque...

     

     

  • L'Europe et les religions

    L’Europe et les religions :Gottholdb Ephraïm Lessing Moses Mendelssohn, , Hermann Samuel Reimarus, Emmanuel Kant et Johann Fichte

     

    On pourrait rallonger indéfiniment la liste des auteurs, tant les rapports entre la culture européenne et la religion en tant que telle, sont passionnants et revêtent pour la paix civile une importance vitale. On se souvient de la guerre de trente ans qui laissa les principautés germaniques exsangues...

     

    Ernest Renan, le plus célèbre philosophe français de l’histoire des religions et de la science des religions comparées, avait fait une remarque de fond, hélas passée  inaperçue : toutes les religions dites d’Occident, et le christianisme est du nombre, ne sont pas autochtones mais importées d’une autre culture et d’une autre civilisation, l’Orient. Alors que l’Orient peut aller jusqu’à créer des religions chaque. Jour, l’Occident s’est contenté de ce qu’on a bien voulu lui donner. Ainsi, le christianisme qui s’est taillé la part du lion dans cette affaire n’est pas une religion occidentale, à l’origine. Il l’est devenu par les aléas et les vicissitudes de l’histoire : exil, guerre, migrations, , famine, épidémie, extermination, etc...

     

    Des trois monothéismes, judaïsme et islam sont nés en Orient et sont considérés à juste titre, comme des religions orientales. Par la suite, dans le sillage de la civilisation européenne, majoritairement judéo-chrétienne, le judaïsme a essaimé dans un univers exclusivement chrétien, s’est confronté à ses valeurs qu’il a tenté de concilier avec sa propre identité durant près de deux millénaires.

     

    J’ai choisi de me concentrer sur quelques penseurs allemands , tous d’obédience chrétienne, pour  voir comment cette culture, cette civilisation a procédé à une confrontation plus ou moins pacifique, entre la Raison et la Révélation. Mais il ne faut pas trop réduire le cadre de ce face à face, je veux dire qu’il y a eu en pays musulman, même si un penseur comme Kant (mort en 1804) ne considérait pas l’islam comme étant une religion, un penseur andalou au XIIe siècle Abu Bakr ibn Tufayl (ob. 1185), médecin et philosophe qui rédigea la toute première critique de la Révélation et des traditions religieuses, en général. Il l’a fait dans un conte philosophique Hayy ibn Yaqzan (Vivant fils de l’éveillé) où un solitaire, coupé de toute relation avec des êtres humains, entreprend d’examiner le monde qui l’entoure. Petit à petit, s’appuyant sur son don de l’observation et sa faculté déductive, il réussit à se procurer une image du monde et de ses occupants. Lorsque la rencontre avec la civilisation arrive enfin, il se rend compte que le culte, la pensée religieuse, la pratique et tous les concepts religieux ne sont qu’une façade, une apparence de réalités spirituelles supérieures, mais inaccessibles au tout venant. Le culte extérieur est réservé au vulgaire, le non-éduqué, tandis que le culte véritable, intériorisé est bien supérieur. En gros, la religion est considérée comme la première éducatrice de l’humanité. La fine fleur de l’humanité est réduite à un tout petit nombre, faute d’un développement conséquent de l’intellect de la masse ignorante

     

    Cette allégorie a fini par être traduite en latin, puis dans d’autres langues européennes. Il demeure, néanmoins, que ce fut musulman andalou qui inaugura cette critique de la Révélation.

     

    Toute la scolastique médiévale s’est occupée de rapprocher les théologoumènes des philosophèmes, c’est-à-dire de convertir ses idéaux religieux en concepts philosophiques, et ce, avec des fortunes diverses. J’ai choisi de mettre l’accent sur des penseurs de langue allemande qui ont tenté d’intégrer une certaine forme de foi religieuse à leur système : Kant, Fichte et avant eux des penseurs comme Gottlob Éphraïm Lessing, Moses Mendelssohn, Kant et Fichte. Cette sélection me parait judicieuse car tant Kant que Fichte ont écrit des traités sur la matière religieuse, pratiquement au même moment, à la fin du XVIIIe siècle (1793) alors que les idéaux de l’Aufklärung régentaient les esprits...

     

    En gros, il s’agissait de favoriser la déprise de la religion sur la société, les mœurs et la culture. Un grand critique de la religion comme Kant en personne, ira jusqu’à écrire qu’il faut faire la critique de la religion comme on avait fait la critique de la connaissance. Une telle déclaration, quelques années plus tard, coûtera sa chaire de professeur d’université à Johan Fichte qui était l’auteur d’un Essai d’une critique de  la révélation. Kant avait écrit la même année La religion dans la simple limite de la Raison. La petite histoire veut que je jeune Fichte n’était pas convaincu de la bonne qualité de son travail et n’osait pas le présenter au public. C’est Kant en personne qui s’en chargea en le faisant publier (sans nom d’auteur) ) à Königsberg, ville où il vivait. En fait, Fichte, encore très jeune et inexpérimenté, était ravi de retrouver ses idées à lui dans l’opuscule de son jeune admirateur. Les similitudes  étaient telles que même les meilleurs kantiens crurent tenir en leurs mains la quatrième critique de Kant. On peut dire que Kant a lancé la carrière universitaire de Fichte, sur un malentendu productif.

     

    Le rapport de penseurs allemands à la tradition religieuse ou à la religion, en général, est plus substantiel qu’il ne le fut en France où les Lumières étaient plus agressives que de l’autre côté du Rhin. Je vois une exception à cette attitude lorsque Lessing, en charge de la bibliothèque de Wolfenbütell a publié sous anonymat Les fragments d’un Anonyme. Ce fut une charge d’une rare violence contre les dogmes de l’église chrétienne, allant jusqu’à mettre en doute l’apparition de Jésus et de sa mission sur terre.

     

    N’oublions pas de mentionner un autre écrit de Lessing lui-même, L’éducation du genre humain (1780)) qui admet la progressivité du développement humain qui conquiert lentement sa liberté intellectuelle, en se libérant de la férule de la religion et des institutions ecclésiastiques.  On rejette la conception augustinienne de la corruption radicale de la nature  humaine. Ce que le siècle des Lumières ne pouvait pas accepter.

     

    Ami de Lessing qui l’avait incarné dans son Nathan le sage, Mendelssohn ne s’est jamais livré à des attaques frontales de la révélation ou de la tradition religieuse. Il était d’avis que la révélation avait pour contenu une législation révélée et non des vérités éternelles que le savoir humain était en mesure d’élucider par lui-même, sans aide extérieure. Il dut, cependant, se départir de ce comportement irénique lorsqu’il fut attaqué et défié publiquement par le diacre zurichois enthousiaste, Johann Kaspar Lavater.

     

    Revenons à Kant et à son traité La religion dans la simple limite de la raison (Die Religion in der blossen Grenze der Vernunft.) Cet écrit caractérise au mieux le rapport de l’Europe à la religion.

     

    En fait, tous les développements de Kant, si subtils soient-ils, laissent émerger une double réalité parallèle  : l’une toute théorique, vraie philosophiquement, mais ne pouvant pas se traduire dans le monde en raison de de la nature humaine. C’est pour cette raison que Kant demande de ne pas confondre la philosophie avec l’histoire ou la politique. Les hommes ne peuvent pas réaliser pleinement cette idée. C’est un idéal dont on peut seulement se rapprocher : «Dans le bois courbe dont est fait l’homme,  on ne peut pas tailler un morceau entièrement droit». La nature nous commande simplement de nous rapprocher de cet état idéal.

     

    On sent ici affleurer une idée du siècle des Lumières sur la perfectibilité de l’homme, soumis à la dure loi de l’évolution. Kant accorde une certaine importance à l’espoir, l’espoir de voir l’homme changer pour le bien et réparer ses fautes passées.

     

    Comme je le notais plus haut, Kant ne transforme pas la tradition religieuse en un champ de ruines, il souligne l’importance de la croyance qui conserve son rang dans l’échelle de ses valeurs. Mais cet effort doit subir une sorte de purification critique, comme ce fut le cas pour la connaissance, dans les précédentes critiques. Mais là aussi, on ne peut pas faire entièrement d’économie de l’expérience car c’est indispensable pour connaitre les choses. L’expérience est nécessaire.

     

    Kant n’hésite pas à recourir à des métaphores ou à des images, comme celle de l’oiseau qui vole et qui se demande s’il volerait plus vite et sans effort, sans le moindre obstacle. L’homme ne vit pas dans la république platonicienne des Idées, il progresse doucement ; l’exemple de l’embryon qui s’affirme progressivement et se défait lentement des voiles protecteurs de l’intérieur, au point de ne plus en avoir besoin pour vivre. Cet embryon qui se développe figure l’homme qui avance dans sa trajectoire de vie, en jouissant d’un peu plus d’autonomie morale.

     

    La religion évoque les réalités métaphysiques mais comme chacun  sait, Kant a démontré qu’on ne peut pas accéder à ce niveau de connaissance. IL se gausse des métaphysiciens de la façon suivante : deux hommes prennent un bouc que l’un trait alors que le second tient entre ses mains une passoire...

     

    Enfin, on en arrive à la nécessité de la loi morale ; Kant pose que l’acte moral n’est pas dépendant de Dieu : la loi morale n’est pas la loi divine. Dieu n’est pas le fondement de la loi morale, c’est la Raison. L’homme doit se dégager de la tutelle des politiques et des prêtres. Il ne doit pas être inféodé au pouvoir temporel ou au pouvoir spirituel.

     

    Kant ne se contente pas de se mouvoir dans les stratosphères mais garde aussi les pieds sur terre. Comment traiter l’injustice sur terre ? De manière assez inattendue, Kant permet de croire en l’existence d’un autre monde et en un Dieu tout-puissant... Kant appelle cela les «postulats de la raison pratique». Cette posture fait penser aux partisans du Kalam moutazilite du Moyen Age qui pensaient que Dieu accordait une compensation dans l’autre monde à tous ceux, hommes et animaux, qui ont été victimes d’injustices...

     

    Il faut admettre l’existence de Dieu, de l’âme et de la liberté ; ces croyances doivent être considérées comme rationnelles  puisque c’est la raison qui nous y pousse. Si je comprends bien, c’est la raison qui nous conduit à la croyance. Mais ce Dieu auquel on nous prie de croire, est une abstraction, il n’a pas de nom et ne se confronte pas aux scènes religieuses dont parle la Bible. Je rappelle que le célèbre rabbin libéral Julius Gutmann (auteur en 1933 du livre classique Die Philosophie des Judentums) a rédigé son doctorat sur le concept kantien de Dieu (Kants Gottesbegrifff).

     

    Kant se demande pourquoi la religion est-elle nécessaire ? L’homme n’est pas un pur esprit. En plus de la raison qui doit inspirer ses actions, il a en lui le principe du bonheur et l’amour de soi... A la religion, d’assurer le règne de la loi morale dans l’univers. De plus, la communauté religieuse joue un rôle éducatif. Cela aussi rappelle l’attitude des averroïstes  médiévaux qui considéraient la religion comme la première éducatrice de l’humanité. Donc comme une institution appelée à ne pas durer..

    L’animal fait ce que son instinct lui dicte de faire, l’homme dispose, en plus de son instinct ; de la raison qui guide ses pas. Ainsi, dans le choix des églises. Il n’existe pas pléthore de religions mais bien multitude d’églises qui se concurrencent croyant être les mieux placées  pour complaire à Dieu. Il faut donc soumettre la religion à la même critique de la connaissance. L’idéal est de parvenir à cette «république des esprits»

     

    Concernant le christianisme, la situation n’est donc pas si délicate puisqu’on doit s’en accommoder : on doit s’appuyer sur ce qui existe. La dernière partie du texte de Kant montre que l’auteur tente de concilier ses idées philosophiques avec les croyances religieuses. En conclusion de ce premier  point Kant n’a pas causé une révolution, mais a amorcé une simple évolution, il a souhaité rappeler un certain nombre de règles, évitant la folie religieuse, le mysticisme et l’ascétisme.

     

    Un mot, pour finir, du texte de Fichte, Essai d’une critique de la révélation. C’est en 1778 que Lessing avait publié le brulot de Reimarus dont il avait tu l’identité. Comme on le notait plus haut, ce fut la charge la plus violente contre le christianisme officiel. Quinze années séparent les deux publications : celle de Lessing de celles de Kant et Fichte. Plus tard il y aura ce texte de Kant sur la querelle des facultés où les savants luttent pour la liberté académique et pour échapper aux fourches caudines de la censure prussienne ; mais cela nous entrainerait bien au-delà des limites de ce travail.

     

    Fichte ne s’éloigne pas tant que cela de la pratique religieuse chrétienne. Il ressemble, de ce point de vue, aux conclusions auxquelles était parvenu. son mentor et bienfaiteur (Kant) En gros, dit-il, la religion chrétienne identifie le culte de Dieu avec le perfectionnement complet de l’homme. On sent ici une absorption de la religion proprement dite par l’éthique. En tout état de cause, Fichte qui aimait bien la philosophie de Salomon Maimon (1752-1800) admettait en sa créance la supériorité du christianisme par rapport au judaïsme. Et aussi, Fichte emprunte à Kant les moyens philosophiques de sa pensée religieuse. Notre homme a mené une vie assez tumultueuse, due à son caractère inflexible. Mais le plus grave fut la querelle autour de l’athéisme dont on accusa ce fondateur, avec Hegel et Schelling, de l’idéalisme allemand. La controverse fut si violente que Fichte se résolut à quitter Königsberg et à démissionner de sa chaire de professeur... Il en trouvera une autre d’abord à Erlangen puis à Berlin. Dans la capitale prussienne il devint même recteur de son université.

     

    Peut-on conclure et dire que l’Europe a un peu raté sa rencontre avec les religions, donnant la prééminence à la Raison face à la Révélation ? Difficile de le dire sans nuance.  L’activisme d’un certain islam, dit politique, montre que l’Europe n’est pas allée au bout de sa tâche. L’acclimatation d’une nouvelle ferveur religieuse  en terre d’Europe ne se fera pas sans des déchirements et des concessions.