Gloire tardive d’Arthur Schnitzler ou L’histoire d’un poète âgé (Albin MIchel)
Voici un ouvrage du célèbre romancier viennois Arthur Schnitzler qui provient de ses œuvres posthumes et dont la traduction française est enfin publiée. Sa lecture nous plonge dans un univers presque intimiste d’un homme écartelé entre deux mondes, deux vies, deux désirs… La caractéristique majeure de cet homme qui me semble être le sosie moral de l’auteur lui-même, d’ailleurs le nom de ce personnage commence et finit par les mêmes lettres que celui de SchnitzleR : SaxbergeR, tient en un mot, une idée, voire une obsession : la vieillesse, aggravée par la nostalgie d’un succès, d’une renommée qui tardent à venir. D’où l’autre titre de cette même nouvelle, un peu longue (et qui n’a pas du tout le même rythme nerveux que les écrits de son compatriote Stefan Zweig) : Histoire d’un poète âgé…
Il est évident que l’auteur du Chemin de la liberté (Der Weg ins Freie) a été obsédé par son devenir d’écrivain et par une réflexion assez angoissée sur la fugacité des choses de ce monde, et notamment la gloire qui s’attache ou ne s’attache pas au nom d’un artiste, d’un créateur, d’un romancier ou d’un poète. Et là, nous entrons dans le cœur de cette vie que nous conte Schnitzler : un homme, partagé entre deux existences, celle d’un fonctionnaire menant une vie bien réglée, avec une sécurité de l’emploi, et celle d’un créateur, d’un poète, qui avait commis dans ses années de jeunesse un recueil de poèmes, passé pratiquement inaperçu. Des décennies durant, cet homme, le fameux Monsieur Saxberger, n’a plus jamais rien écrit, pas un poème, pas une ligne… Comme il habite seul dans une petite chambre, pratiquement sans vie sociale, il lui arrive de jeter un regard rétrospectif sur toutes ces années au cours desquelles il a vainement attendu un signe de reconnaissance de la part de ses contemporains, englués dans la routine quotidienne et peu sensibles à la poésie.
Dans ce milieu de philistins de la culture, cet homme attend, il attend vainement qu’on le remarque, qu’on reconnaisse son génie qu’il est convaincu d’avoir illustré jadis dans ce petit recueil intitulé Promenades. Mais la gloire, même fugitive, tarde à venir. L’homme le dit lui-même, il rêve, il a passé son temps à rêver sa vie au lieu de la vivre et de prendre les choses comme elles venaient.. Il se sent oublié, comme si la vie ne lui avait rien apporté, lui qui croit fermement en sa différence par rapport à ses contemporains.
Il lui arrive même d’exprimer l’interrogation suivante : sait-on qui je suis ? C’est donc un auteur qui se croit méconnu, victime de l’indifférence de ses contemporains, s’imaginant vivre dans univers dont il serait le seul occupant. Quand un jour…
Rentrant chez lui après une journée triste et morne comme toutes les précédentes, on lui annonce qu’un jeune Monsieur (nous sommes à Vienne où les titres, le savoir-vivre, l’élégance et la délicatesse ont une importance cardinale) l’attend dans sa chambre pour lui parler de ce recueil de poèmes que son auteur croyait oublié de tous.
Schnitzler insiste sur l’obséquiosité du jeune homme pour mieux marquer le revirement, la chute à l’avant-dernière page du livre. Là aussi, on perçoit nettement l’opposition entre la vieillesse du poète rentré et la jeunesse de ce visiteur et admirateur. Ce dernier veut introduire ce poète qu’il juge génial dans un cénacle composé de jeunes gens qui se piquent de poésie et qui, eux aussi, se croient méconnus par le milieu ambiant.
Saxberger ne parvient pas à y croire : enfin un peu de considération, de gloire, très tardive, certes, mais tout de même, bien visible dans les propos dithyrambiques et le regard brillant de ce jeune homme. De nouveau, c’est la jeunesse qui rend hommage vibrant ( mais est il sincère ?) à l’âge. Le vieil homme n’hésite pas longtemps avant d’accepter l’invitation à rejoindre les membres du cénacle. Quand il fait leur connaissance, c’est la révélation : les jeunes n’en reviennent pas d’avoir à leurs côtés celui qu’ils considèrent comme le plus grand poète de sa génération. Chemin faisant, Schnitzler s’inspire des piliers des cafés viennois de son époque, entre autres Peter Altenberg… On a droit à des descriptions assez ironiques des confrères ou collègues de Schnitzler.
Au terme de cette première rencontre avec les membres de ce cénacle qui se nomme, en toute modestie, Exaltation, l’enthousiasme est général ; et au moment où le vieil homme veut se retirer, c’est tout le groupe qui se propose de lui faire cortège. Quel honneur ! Les jeunes attendent que leur idole se montre à la fenêtre pour lui crier trois ou quatre fois ; Hourra !
Petit à petit, le vieux monsieur devient un habitué des rencontres nocturnes de cénacle. Mais de l’ombre se glisse progressivement dans le tableau. Leur comportement change, certains signes de familiarité font leur apparition, les jeunes accompagnent encore le vieil homme chez lui, mais cette fois-ci pas de hourra et ils n’attendent même plus qu’il se montre à la fenêtre…
Il y a un personnage féminin auquel Schnitzler accorde une certaine importance. Selon les spécialistes dont je ne suis pas, ce serait une maîtresse de l’auteur qui aurait inspiré ce personnage, assez imbue d’elle-même et qui se pique d’être une comédienne. Visiblement, cette femme semble avoir obsédé l’auteur puisqu’il consent à ce qu’elle soit sa récitante, celle qui va, lors d’une grande soirée littéraire, dire deux ou trois de ses poèmes. Un hommage qu’il attendait depuis si longtemps.
Cette soirée littéraire dont il semble être la vedette incontestée, promet d’être le tournant de sa vie, enfin un peu de considération, des applaudissements qu’il attend depuis plus de trente ans, au point d’en désespérer à tout jamais. Ici, Schnitzler n’a eu qu’à dépeindre les réactions épidermiques de ses collègues viennois qui se vexaient ou s’emportaient pour un rien… Mais le pire est à venir.
Alors que la salle se lance dans un crépitement d’applaudissements, une voix, derrière le vieux Saxberger prononce cette phrase traumatisante pour l’auteur : Quel pauvre diable ! Cette déclaration glace le sang du vieux poète qui en parle sur des pages et se demande ce qui a bien pu provoquer une telle remarque. Là encore, Schnitzler s’en prend à la susceptibilité maladive de ses collègues écrivains ; la moindre remarque les blesse au plus profond d’eux-mêmes…
Mais le pire est à venir ; les jeunes qui se font des illusions sur tout ce qu’ils entreprennent, s’attendaient à ce que la presse leur fasse un triomphe, or l’écrasante majorité des feuilletons les ignore et le seul à les mentionner le fait dans un style très offensant : il parle du moût qui tardera à se transformer en vin capiteux (verbatim).
Le vieil homme qui pensait naïvement que cette soirée littéraire allait lui apporter la fortune et la gloire va sombrer dans une dépression absolument inattendue : l’un des plus jeunes membres du cénacle l’accompagne sur le chemin de la maison, mais il est tellement discret que le poète-fonctionnaire ne s’aperçoit que très tardivement de sa présence… Et le jeune homme demande à celui qu’il vénère, la chose suivante : pensez vous que j’ai du talent ? Ai je l’étoffe d’un poète ? Schnitzler a placé cet échange poignant à la toute dernière page de ce livre. Pour quelle raison ? Pour montrer l’hypocrisie et la haine que les gens se vouent.
Le jeune homme confesse qu’aucun membre du cénacle, y compris lui-même, n’a jamais lu Promenades…
On imagine la réaction du vieil homme ; son univers s‘effondre, ensevelissant tous ses espoirs. il se rend compte que la jeunesse n’est pas gage de pureté et d’innocence et qu’il a été victime d’une mystification intégrale. On s’est servi de lui de manière éhontée, flattant sa vanité de poète méconnu, pour se lancer soi-même dans le monde de la littérature.
C’est un tableau assez pessimiste mais qui reflète un peu aussi la réalité. Sic transit gloria mundi.