Les juifs viennois à la Belle époque*..
Voici un thème à la fois historique et philosophique qui méritait d’être traité avec beaucoup de soin. Vienne, capitale de l’empire austro-hongrois, siège de la fameuse double monarchie qui continue d’alimenter la nostalgie et même le mythe d’une sorte d’Age d’or des nationalités et des langues vivant en bonne intelligence les unes avec les autres, a un passé qui n’a plus rien à voir son présent. Et la période dite de la Belle Epoque a connu l’éclosion de tant de génies dans tous les domaines. C’est d’une certaine manière ce qui constitue la belle substance de ce livre paru aux éditions Albin Michel.
La moisson est riche et j’ai eu la bonne surprise de découvrir ici, sous la plume d’un collègue germaniste, une assez bonne connaissance du milieu juif de l’époque, de la Science du judaïsme qui domina la formation des guides spirituels de cette époque, et même des éléments de l’histoire rabbinique en Autriche. C’est ainsi que vous lirez quelques lignes sur les maîtres qui formèrent les intellectuels juifs, les hommes politiques et les rabbins de cette Belle Epoque. Quelle joie de découvrir dans un tel livre, des pages entières sur Adolf Jellinek et son frère Hermann, homme politique qui connut une fin tragique. Jellinek qui était un grand érudit rabbinique, précurseur de Gershom Scholem en matière de recherches kabbalistiques, se faisait appeler Prédicateur à Vienne (Prediger zu Wien), ce qui montre la gravité de la crise dont souffrait le judaïsme de l’époque : certains rabbins ne voulaient même plus porter ce titre publiquement. Pour mieux connaître cette époque, on peut se reporter à mon QSJ ? La science du judaïsme (Presses Universitaires de France, 1995). Je ne peux pas reprendre ici ce qu’avais déjà écrit dans ce Que sais-je ? On peut aussi lire Les Lumières de Cordoue à Berlin (Pocket 2006-7)
Il y a, quand on parle de la ville de Vienne de cette époque, des noms absolument incontournables : Sigmund Freud évidemment, Gustav Mahler, Arnold Schönberg, Arthur Schnitzler et Stefan Zweig, sans oublier Théodore Herzl, Karl Kraus et Martin Buber. La liste n’est pas exhaustive.
L’élection de Karl Lueger à la mairie de Vienne fut gagnée à la suite d’un programme visiblement antisémite. Il est vrai qu’à ce moment là, au moins un habitant sur cinq de la capitale autrichienne était un fils d’Israël. Et parfois même l’aspect vestimentaire et la langue (les Allemands parlaient avec mépris de mauscheln).. les trahissaient de très loin. Ce qui n’empêcha pas Lueger de s’entendre en sous main avec les banquiers, les journalistes et les intellectuels juifs de sa ville.. Les juifs de cette époque étaient répartis, grosso modo, en trois catégories : les assimilationnistes, les orthodoxes ou simplement les conservateurs, et les sionistes. Mais il ne faut pas oublier un dernier membre qui s’était invité de lui-même à la fête, l’antisémitisme, devenu dans la Vienne de cette époque, un véritable code social. Ceux qui étaient nés juifs et qui avaient une certaine ambition sociale s’empressaient par tous les moyens d’estomper leur ascendance afin de la rendre indétectable, tant ils en avaient honte. Voyez le cas de ce génie musical de son temps, Mahler, qui s’était pourtant converti afin de pouvoir être nommé à la tête de l’opéra de Vienne. Rien n’y fit ! Certains antisémites continuaient de découvrir dans ses œuvres des traits inassimilables de son essence juive ! Sa propre épouse Alma, qui était loin d’être un parangon de fidélité disait de lui qu’il était un judéo-chrétien alors qu’elle se voulait, elle, une pagano-chrétienne…
Je ne résiste pas à la tentation de citer un passage tiré d’une lettre de Gastav Mahler à sa femme Alma, en date du 31 mars 1903 alors qu’il se trouvait dans un hôtel à Lemberg (Lvov) : Le plus drôle, ce sont ces juifs polonais qui vont et viennent comme ailleurs le font les chiens. C’est un spectacle très distrayant. MON DIEU, C’EST A CES GENS LÀ QU’IL FAUDRAIT QUE JE SOIS APPARENTÉ…
Ceci se passe de commentaire, ou plutôt une seule phrase conviendrait : un homme comme Buber qui a passé les treize premières années de sa vie dans la même ville de Galicie autrichienne, chez ses grands parents, a porté un témoignage d’une toute autre nature. Et de ce voisinage si fécond mais que déplore Mahler, il a tiré, lui, de superbes ouvrages sur le hassidisme, sans se laisser arrêter par la crasse, la misère et de le dénuement, sachant fort bien que ces gens, ballottés d’un endroit à un autre, n’avaient pas choisi ce mode de vie..
Zweig que les lecteurs connaissent tant à présent, fait preuve de plus de mesure et de circonspection. Tout en reconnaissant qu’à ses débuts les sionistes de Vienne l’ont bien aidé (Buber et Herzl) il veut prendre ses distances avec leurs idéaux : Mais cela fait partie de mon être –peut-être est ce une qualité, peut-être est ce un défaut-- que d’être dépourvu de tout fanatisme, de refuser toute partialité, toute univocité. C’est pourquoi le sionisme et la Palestine ne me sont jamais apparus comme étant LA solution, mais comme l’une des idéologies les plus pertinentes et les plus stimulantes qui existent à l’intérieur du judaïsme…… Mais je ne voudrais pas pour autant que le judaïsme abandonne son universalité et sa supranationalité pour se figer entièrement dans la dimension hébraïque et nationale. Il y a toujours eu deux partis à l’intérieur du judaïsme : l’un qui voyait le salut dans le Temple, et l’autre, qui, au moment du siège de Jérusalem, disait que si ce temple venait à être détruit, c’est le monde entier qui se transformerait en Temple…… (pp 220-221).
Zweig n’est pas l’unique écrivain célèbre mentionné dans cet ouvrage, l’auteur évoque aussi, plus ou moins longuement, Kraus, Freud et Schnitzler.
Ce qui me semble manquer un peu dans ce livre plutôt bien fait, bien informé et situé dans la bonne moyenne des travaux universitaires, c’est l’absence d’une certaine empathie juive avec les personnages traités. Je m’explique : il ne faut pas nécessairement incarner une sensibilité juive, si diversifiée soit-elle, pour percer au jour l’exact positionnement de tous ces personnages. Non point. Mais de la lecture des citations produites dans ce livre, et elles sont nombreuses et plutôt longues, je ne tire pas les mêmes conclusions.. Le cas de Schnitzler ne laisse pas d’être intéressant, notamment dans sa relation un peu compliquée avec Herzl. Je ne trouve pas dans les commentaires une présentation convaincante de la sensibilité juive du personnage. La même impression prévaut quand on se penche sur les descriptions données de Karl Kraus qui semble défier toutes les grilles de lecture univoque.. Et il y a aussi la notion de haine juive de soi-même, le livre de Théodore Lessing que j’ai traduit il y a près d’un quart de siècle et que j’ai réédité il y a peu chez Pocket, en l’augmentant considérablement. Mais je suis d’accord sur un point : cette haine juive de soi-même fait de celui qui en est affecté un antisémite juif.
Il existe un autre texte fort instructif, pour ne pas dire révélateur, et que j’ai aussi traduit il y a de nombreuses années, c’est le parnasse judéo-allemand (Deutsch-jüdischer Parnass) de Moritz Goldstein qui, dès 1912, peu de temps avant son mariage (sic) décrivait avec exactitude l’inconfort moral et psychologique des juifs, encore juifs ou assimilés ou même convertis, dans la société germanique en général. Mais, je le répète, les nuances sont tellement subtiles, les déclarations parfois si contradictoires qu’il faut plus qu’une mise bout à bout ou côte-à-côte pour en extraire la vérité humaine.
Cette remarque vaut aussi de la vie d’Arnold Schönberg. J’ai bien apprécié son échange de lettres avec Kandinsky et sa fière réponse qui montrait qu’il n’était pas prêt à se traîner aux pieds des antisémites pour arriver à ses fins.. Mais ce qui est encore plus marquant, c’est son reniement de la religion chrétienne à laquelle il s’était précédemment converti pour reprendre dès 1938 à Paris la foi de ses ancêtres.. Déjà Schnitzler et même Freud avaient réalisé que le rapport des premières générations (celles des pères) aux idéaux d’Emancipation et d’intégration ne concordaient plus avec ce que vivaient leurs fils.. Comme le disait joliment Marthe Robert, ici citée, cet antisémitisme violent a condamné les juifs à une sorte de «confinement social», les poussant à se réunir, à se retrouver entre eux, au motif que la majorité compacte les rejetait.
Concernant Freud et ses problèmes identitaires (qui se disait tout de même juif quand on le questionnait), le livre de Yosef Hayim Yerushalmi est ce que j’ai lu de mieux sur la question (Le Moïse de Freud) pour la bonne raison que cet auteur a une empathie qui va de soi, une proximité naturelle à l’âme juive. Concernant Freud, on dirait aujourd’hui en hébreu moderne ceci : be-hovo shakhna néféch yéhoudit). Même les réponses qu’il fait quand on lui demande de signer un texte en soutien à une institution juive de Palestine sont acceptables et reflètent une incontestable sincérité. Ce n’est tout de même pas un simple fruit du hasard sur la première présentation de sa théorie de l’interprétation des rêves se fit devant une sorte de loge juive (les Bné Brith, ce qui signifie les fils de l’alliance, formule liturgique désignant les Juifs).. Quand il évoque la nouvelle Université hébraïque de Jérusalem (1923) il dit bien notre université, montrant ainsi qu’il s’identifiait pleinement à cette entreprise de renaissance et de reconstruction spirituelles. Lors de nombreux entretiens il a toujours mis l’accent sur sa culture germanique tout en spécifiant qu’il était aussi juif. Certes, toute la question est de savoir ce qu’il plaçait derrière ce terme. Dans le fameux rêve, intitulé Mon fils le myope, je ne suis pas certain que l’auteur la bonne interprétation de auf Geseres ou de auf Ungeseres… Certes, il y a certainement, à la base, la forme yiddish de l’hébreu GESERAH, décret funeste, malédiction venue d’en-haut, calamité s’abattant sur le peuple juif… Mais que voulait-il dire dans ce rêve ?
A Vienne, la définition de l’identité juive a toujours offert presque autant de difficultés que l’identité autrichienne.
Le présent ouvrage consacré à un sujet aussi vaste et aussi délicat mérite d’être lu avec attention car il apporte un certain nombre d’éléments et de faits indispensables à la compréhension de cette question qui demeure très disputée.
Maurice-Ruben HAYOUN
Jacques Le Rider, Les juifs viennois à la Belle Epoque. Paris, Albin Michel, 2013